« L’indépendance n’est pas un état de choses. C’est un devoir » (Vaclav Havel)
Le gouvernement vient d’annoncer le montant de la dette de la Côte d’Ivoire. Selon Bruno Nabagné, porte-parole du gouvernement, la dette de la Côte d’Ivoire est évaluée à 7804 milliards de FCFA qui représente 4772 milliards de FCFA pour la dette extérieure contre 3031,9 milliards de FCFA pour la dette intérieure. Sous les feux accusateurs de l’opposition ivoirienne, le régime était obligé de communiquer les chiffres de la dette extérieure. Si le régime Ouattara espérait mettre fin au débat sur le risque de réendettement de notre pays alors on peut dire qu’il a échoué. Les Ivoiriens continuent de croire que l’endettement des pays africains constitue pour eux un goulot d’étranglement sur le chemin du développement. Dans ce texte, il s’agit de rappeler au gouvernement actuel qu’il n’est pas possible de juger de la soutenabilité d’une dette en se basant sur un simple ratio.
Le Président Ouattara et ses alliés ont endetté le pays dans le passé
En Côte d’Ivoire, les causes de l’endettement sont multiples : la mauvaise conjoncture internationale, la mauvaise gestion des gouvernants et la complicité des occidentaux.
De 1960 à 1993, la gestion des affaires par le président Félix Houphouët Boigny était lapidaire, pompeuse et légère. Le ministre de l`Economie et des Finances de 1966 à 1977, Konan Bédié avait marqué son passage au ministère ivoirien de l`Economie et des Finances par un véritable scandale financier. C`est l`affaire des “complexes sucriers”, révélée par la presse. Le “surfactureur d’usines”, on l’appelait à l’époque.
Les “douze travaux de l’éléphant d’Afrique” du président Bédié, basés essentiellement sur des projets d’infrastructures nécessitaient un large recours soit à l’endettement public, générant de lourdes charges, soit au système de la concession de longue durée à des entreprises étrangères.
Le redressement durable de la situation financière du pays était donc hypothéqué par la persistance de comportements prédateurs et par une politique de grands projets aux retombées très incertaines pour l’économie nationale.
Dès 1994, les prêts des bailleurs de fonds atteignent la coquette somme de 556 milliards de F CFA, consécutivement à la dévaluation du franc CFA. Sur la période 1994-1997, le régime de Bédié reçoit au total plus de 1 368 milliards de FCFA. Ajouter à cette somme colossale 1 063 milliards de gains engrangés grâce aux rééchelonnements obtenus devant le Club de Paris sur quatre ans. Le régime de Bédié gagne un flux total de 2 431 milliards. En 1998, la charge de la dette restait extrêmement élevée: ses seuls intérêts représentaient près du quart des autres dépenses de l’État.
Concernant l’utilisation efficiente de l’aide, le passé de la Côte d’Ivoire ne parle pas en sa faveur. Le « scandale Bédié » se résume au détournement des 18 milliards de FCFA de l’Union Européenne, reste emblématique. Concernant ce détournement, un audit réalisé en novembre et décembre 1998 par le cabinet 2AC (Associés Audit et Conseil) sur deux programmes d’appui (1995 et 1997) d’un financement de 30 milliards de FCFA, avait relevé des irrégularités dans la conduite des Pin (Programmes indicatifs nationaux). Les auditeurs ont découvert en juin 1999, des surfacturations inimaginables, constatées au ministère de la Santé dirigé par Maurice Kakou Guikahué. Exemples de cette surfacturation, des pèse-bébés à lecture directe de 20.203 FCFA ont été facturés à 1.290.000 FCFA l’unité. Quand une boîte à pansement de 30.000 FCFA était surfacturée à 376.000 FCFA. L’ancien ministre de l’économie devenu président n’a pas changé ses mauvaises pratiques.
Selon le rapport du FMI, en 1979, la dette effective pour les prêts déboursés à la Côte d’Ivoire s’élevait à 3 786 millions de dollars et le service annuel de cette dette représentait 16.6% de ses recettes annuelles d’exportation contre 958 millions de dollars et 6.8% en 1975. La dette extérieure de la Côte d’Ivoire est passée de 3 232 milliards de FCFA en 1990 (110% du PIB) à 7 789 milliards en 1994 (183% du PIB) puis à 8 986 milliards en 1997 (150% du PIB). Elle est de 6 257 milliards en 2008.
Le régime Ouattara n’arrive pas à financer notre économie avec nos ressources propres
Engagé dans le programme PPTE (Pays Pauvres Très Endettés), le pays a atteint le point d’achèvement de l’IPPTE le 26 juin 2012. Le stock de sa dette a été allégé de façon substantielle. Le stock de la dette est passé de 6264 milliards en 2011 à 2283, 86 milliards après l’atteinte du point d’achèvement de l’IPPTE. Le service de la dette est passé de 500 milliards par an à 230 milliards de FCFA. L’obtention du point d’achèvement de l’initiative PPTE a permis l’annulation de 80% de la dette ivoirienne actuelle, soit 4080, 90 milliards FCFA. A côté de ce cadeau fait au Président Ouattara, il faut également compter avec le soutien massif de la banque mondiale à la Côte d’Ivoire. La dette qui représentait 73% du Pib (dette/PIB) avant le point d’achèvement de l’Initiative Ppte, ne valait plus que 35% du Pib après l’atteinte du point d’achèvement.
Mais depuis l’atteinte du point d’achèvement de l’IPPTE, le régime Ouattara a recommencé avec les mauvaises habitudes.
Pour achever ses grands travaux, le gouvernement ivoirien fait régulièrement appel au marché financier régional. Outre l’émission de l’emprunt obligataire sur le marché international de 500 millions de dollars, soit 250 milliards de nos francs, le gouvernement Ouattara a porté le stock total des fonds levés sur le marché régional à environ 1157,2 milliards FCFA (de 1999 à février 2014), soit 32,65% de l’ensemble des ressources levées. En 2013, l’Etat a collecté un montant de 863,3 milliards FCFA. Depuis le début de l’année 2014, l’Etat de Côte d’Ivoire a levé plus de 580 milliards FCFA sur le marché financier régional.
Au 30 juin 2013, le stock de la dette s’établissait à 3.843,92 milliards FCFA, c’est-à-dire quelques mois après l’annulation d’une part importante du stock de la dette. En moins d’une année, le régime Ouattara a emprunté plus de 1500 milliards soit juste un peu moins que le différentiel du PIB (12000 milliards en 2012 et 14000 milliards en 2013). Et en 2014, le stock est 7804 milliards de FCFA soit un montant supérieur à celui de 2011 (6264 milliards).
Le régime Ouattara travaille pour la dépendance de notre économie
Le gouvernement a décidé de recoloniser les bases de notre économie après des efforts de Laurent Gbagbo allant dans le sens de l’indépendance économique. Pour le gouvernement, le pays peut s’endetter puisqu’il enregistre des taux de croissance positifs. En effet, après avoir frôlé 8,6% en 2012, la croissance du produit intérieur brut (PIB) ivoirien atteignait environ 9,5% en 2013. En 2014, les prévisions sont également bonnes. Le gouvernement estime qu’il n’endette pas le pays en raison des chiffres avancés. Selon le gouvernement, le ratio dette/PIB est de 45,8% pour une norme communautaire de 70%. Pour nous, plusieurs raisons doivent interdire le gouvernement à tout excès d’enthousiasme.
En premier lieu, les bases de la croissance sont fragiles. Ce que le régime actuel oublie c’est que cette embellie économique, après plus de 10 ans de crise est portée par des secteurs très exposés à la conjoncture internationale. Le gouvernement mise toujours sur une forte progression des mines, notamment l’or et le manganèse. L’anglo sud-africain Randgold Resources, l’australien Newcrest mining et le canadien La Mancha, principaux producteurs miniers du pays, ont produit 14,86 tonnes de métal jaune en 2012. L’entrée en activité en 2013 de la mine d’or d’Agbaou (centre ouest) détenue par Endeavour Mining a porté la production nationale à 20,1 tonnes.
En second lieu, le ratio utilisé est théoriquement mauvais. Le ratio dette / PIB n’a aucun intérêt. A l’école primaire, après les additions, on nous apprend “qu’on ne peut pas additionner les choux et les carottes.” Et c’est vrai ! Cela n’a pas de sens. Diviser les choux par les carottes non plus. Et donc quand on parle de ratio dette / PIB, c’est pareil. Le PIB est un flux : c’est la somme des dépenses de tous les acteurs économiques sur une année. La dette publique est un stock. Diviser un stock par un flux c’est comme diviser des choux par des carottes. Le ratio dette / PIB peut avoir un intérêt quand on fait des comparaisons internationales, puisqu’il permet de comparer plusieurs pays, mais même là c’est périlleux. A l’échelle d’un pays, ce ratio n’apporte rien au niveau de la soutenabilité de la dette.
En troisième lieu, l’aide extérieure affaiblit des capacités locales. L’aide étrangère reste une solution de financement sans effort. Quand l’aide est trop abondante et trop présente, un effet de dépendance se crée, affaiblissant l’économie locale. Les Etats receveurs peuvent avoir tendance à s’appuyer sur cette aide «systématique», limitant leurs investissements locaux et l’effort national. A titre d’exemple, l’aide alimentaire limite les investissements dans l’appui à l’agriculture locale. Quand l’aide est gratuite, les effets sont plus catastrophiques car les prix s’effondrent, l’agriculture et l’économie locale sont affaiblies.
En quatrième lieu, l’utilisation de l’aide est mauvaise. Un investissement, financé par la dette, qui permet de développer des infrastructures ou des conditions utiles à l’activité économique, génèrera un retour sur investissement, permettant à la fois de meilleures performances économiques et un surcroît de recettes fiscales, générateur d’une atténuation potentielle de la dette. C’était l’objectif du Grand emprunt. De même, des enjeux de société méritent un choix délibéré en faveur d’un supplément d’endettement si d’autres possibilités de financement n’existent pas. Mais lorsque la dette est utilisée pour des mauvais investissements, elle devient un danger pour l’économie et pour les générations futures. Très récemment, l’Autorité nationale de régulation des marchés publics en Côte d’ Ivoire (ANRMP) a épinglé la gestion approximative et lapidaire du Docteur Ouattara. Selon cette Autorité, plus de 75% des marchés publics sont passés de gré à gré en Côte d’Ivoire, de 2011 à 2013. Dans un tel contexte, la réalisation de grands projets structurants dans le secteur des infrastructures fait de l’Etat un agent économique aventurier. En Côte d’Ivoire, les pluies diluviennes de juin 2014 ont dévoilé la piètre qualité des infrastructures routières et les défauts de conception. Dans pratiquement toutes les villes du pays et dans tous les quartiers où les réhabilitations ont été faites, les routes sont devenues impraticables.
En cinquième lieu, la dette a une dimension impérialiste. On profite ainsi de la dette pour recoloniser les secteurs clés, on privatise, on en fait profiter les mêmes entreprises (Bouygues, Bolloré et compagnie…). Et au passage, on efface des ardoises compromettantes, notamment, en Côte-d’Ivoire. Des dictateurs ont été portés au pouvoir dans ces pays avec l’aide de la France, des USA et du Royaume-Uni. Pour les pays anglo-saxons, en ce qui concerne le continent africain, on peut citer les cas d’Abacha (Nigéria), de Mobutu (ex-RDC), d’Arap Moi (au Kenya) qui ont détenu pour certains le montant du PIB de leur pays dans des banques en Europe ou aux USA. Pour la France, les cas d’Houphouët Boigny mis en place par le système gaulliste, d’Omar Bongo (au Gabon), de Sassou Nguesso pour lequel la France et la compagnie Elf ont financé la reprise de pouvoir au Congo-Brazzaville en 1997 mais aussi de Mobutu soutenu par les réseaux françafricains dans les années 1990 alors que ce dictateur était lâché par les anglo-saxons. Les dictateurs françafricains pillent allègrement leur pays en investissant massivement cet argent détourné en Europe ou aux USA. Ils sont nombreux les « néogouverneurs françafricains » qui ont pu piller les richesses de leur pays avec les encouragements tacites de Paris : Bokassa, Patassé, Bozizé en Centrafrique, Bongo au Gabon, Houphouët Boigny en Côte d’Ivoire, Mobutu en RDC, Ismaël Omar Guelleh à Djibouti, Habyarimana au Rwanda, Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville, Idriss Déby au Tchad, Eyadéma père et fils au Togo…. Soucieux de leurs intérêts économiques et géopolitiques, la France, les USA et le Royaume-Uni ont soutenu l’arrivée de ces dictateurs ou/et leur maintien au pouvoir.
Conclusion
Un pays n’est pas caractérisé seulement par le montant de sa dette publique. Il convient, pour porter un jugement éclairé sur la capacité de le financer, de considérer également, outre le niveau des taux d’intérêt réels, l’endettement et l’épargne des entreprises et des ménages, ce qui déterminera la faculté de l’État à prélever éventuellement des impôts supplémentaires pour faire face à la charge de la dette ou encore à émettre des emprunts domestiques ou enfin sa capacité à décider des réformes structurelles.