« Les fausses opinions ressemblent à la fausse monnaie qui est frappée d’abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d’honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu’ils font ». (Joseph de Maistre)
Lorsque le général de Gaulle signait le 25 décembre le décret créant le Franc des Colonies Françaises (CFA), il savait bien qu’il mettait ainsi sous perfusion monétaire les économies africaines. Seuls les pays Africains de la Zone Franc ne savaient rien. Il a fallu une lecture plate du Professeur Tchuindjang Pouemi, un intellectuel rigoureux, pour sortir le coté vicieux de cette monnaie. Depuis la parution de son ouvrage séminal de 1980, ils sont nombreux les économistes qui appellent à mettre fin à la coopération monétaire entre les Pays Africains de la Zone Franc (PAZF). Les nombreux écrits du Professeur Mamadou Koulibaly, de Nicolas Agbohou et nous-mêmes n’ont rien changé dans les habitudes des gouvernants africains. Et pourtant ces derniers critiquent souvent les conséquences de cette coopération monétaire tout en refusant de mettre un terme à plus d’un demi-siècle d’esclavage monétaire. En effet, face aux médias dans le cadre de la présentation des actions de son département ministériel, le ministre du commerce ivoirien, Jean Louis Billon, a taxé le franc CFA comme seul responsable de l’inflation en Côte d’Ivoire. Selon lui, « Comme toute monnaie, le franc CFA est perfectible. Alors si on peut l’améliorer il faut le faire. Car, indexé à l’euro, le franc CFA est trop fort. Il faut donc une flexibilité ». Cette déclaration du ministre nous fournit un prétexte pour mener cette présente réflexion sur la coopération monétaire qui existe entre les PAZF et la France. Pour dire les choses nettes, il ne suffit pas de donner un peu de flexibilité au franc CFA pour le mettre au service des Africains, il en faut plus. Le franc CFA doit d’abord être décolonisé, ensuite lui donner une flexibilité et enfin bien le géré pour qu’il contribue au développement.
Le franc CFA et la Zone Franc en quelques mots
Comme indiqué plus haut, le franc CFA est la monnaie commune à 14 pays africains situés au sud du Sahara. En Afrique centrale, les 6 pays de la CEMAC partagent le Franc de Coopération Financière Africaine tandis que les 8 pays de l’UEMOA partagent le Franc de Communauté Financière Africaine. Et tous ces pays ont signé chacun un accord de coopération avec la France. La Zone Franc, au sens strict, combine :
– un système de change fixe (déterminé par le Conseil des ministres) où le pays leader (hier la France et aujourd’hui l’Union européenne) conditionne le taux de change nominal, influence les taux d’intérêt et les taux d’inflation et donc le taux de change effectif bilatéral;
– des Unions monétaires caractérisées par une monnaie commune, des Banques centrales multinationales et une unité de la politique monétaire;
– un espace monétaire et financier tutélaire où le Trésor garantit la convertibilité des francs CFA grâce aux comptes d’opérations, incite au respect des règles et favorise la crédibilité de la politique monétaire.
La Zone Franc est un sous-système monétaire qui a historiquement été lié à l’espace colonial fermé, puis s’est intégré progressivement au système monétaire européen et au système monétaire international.
Le franc CFA est une escroquerie monétaire de la France
Commençons par rappeler les principes de la coopération monétaire contenus dans la convention de coopération entre les pays membres de l’Union monétaire ouest-africaine et la République française du 4 décembre 1973. Ils sont fondamentalement au nombre de quatre :
1) La fixité des parités avec la monnaie ancre : la parité des monnaies de la Zone avec l’euro est fixe et définie pour chaque sous-zone. Les monnaies de la Zone sont convertibles entre elles, à des parités fixes, sans limitation de montants.
2) La garantie de convertibilité illimitée du Trésor français : la convertibilité des monnaies émises par les différents instituts d’émission de la Zone franc est garantie sans limite par le Trésor français.
3) La libre transférabilité : les transferts sont, en principe, libres à l’intérieur de la Zone. A l’intérieur de chaque sous-zone, et entre chaque sous-zone et la France, les transferts de capitaux sont en principe libres.
4) La centralisation des réserves de change : elle apparaît à deux niveaux puisque les États centralisent leurs réserves de change dans chacune des deux Banques centrales tandis qu’en contrepartie de la convertibilité illimitée garantie par la France, les banques centrales africaines sont tenues de déposer, auprès du Trésor français sur le compte d’opérations ouvert au nom de chacune d’elles, une fraction de leurs réserves de change (50 % pour les avoirs extérieurs nets de la BCEAO et 60% jusqu’au 30 juin 2008, 55 % jusqu’au 30 juin 2009 et ensuite 50% pour la BEAC).
Pour être franc, la France escroque les pays africains depuis la création de cette monnaie. Les comptes d’opérations sont simplement un instrument de domination financière de la France. La France applique aux Africains ce qu’elle reprochait à l’Angleterre dans le passé. Maurice NIVEAU (dans Histoires des Faits Economiques contemporains, PUF, 1966, p.306-307) nous rapporte le sentiment français, par les propos de M. Emile MOREAU (gouverneur de la banque de France de 1926 à 1930) qui disait ceci à M. POINCARÉ (président du conseil) :”j’expose au président du conseil que l’Angleterre ayant été le premier pays européen à retrouver une monnaie stable et sûre après la guerre, a profiter de cet avantage pour jeter sur l’Europe les bases d’une véritable domination financière. […] les remèdes comportent toujours l’installation auprès de la banque d’émission d’un contrôleur étranger anglais ou déguisé par la banque d’Angleterre, et le dépôt d’une partie de l’encaisse de la banque d’émission à la banque d’Angleterre, ce qui sert à la fois à soutenir la livre et à fortifier l’influence anglaise…”. En avril 2014, l’hebdomadaire américain spécialisé sur les sujets économiques révélait l’escroquerie française du siècle. Selon l’hebdomadaire, le stock de liquidités des pays africains à la Banque de France est estimé à 20 milliards de dollars (US$) mais seulement rémunéré à un taux d’intérêt de 0.75%. Dans le même temps, ce même pays prête aux pays africains à taux usuriers. Pour atténuer l’indigence dans laquelle la France loge les pays africains, l’aide française est venue comme une bouée de sauvetage. En effet, les PAZF sont des principaux bénéficiaires de l’aide publique française au développement.
La vérité, c’est que le franc CFA permet à la France d’acquérir cacao, bois, banane, ananas, uranium, l’or des Africains sans sortir une devise.
Le franc CFA pénalise la compétitivité et retarde l’industrialisation des pays africains
La théorie monétaire enseigne que les petits pays ont intérêt à construire leur crédibilité monétaire en arrimant simplement leur monnaie à celle d’un grand pays. Dans le cas des pays de la Zone Franc, cette recherche de stabilité devient déstabilisante et pénalisante. Il est évident que le souhait inavoué du ministre du commerce ivoirien est une dévaluation du franc CFA pour favoriser un développement plus rapide des pays de la zone franc. Mais le recours trop facile à la dévaluation n’est pas la solution. Le problème fondamental reste la parité fixe. Le régime de change devra changer. Cette parité fixe est défavorable à la compétitivité des économies de la Zone Franc. De 1985 à 1993, les performances économiques des PAZF sont moins bonnes à cause de la surévaluation du Franc CFA due, en partie, à la baisse du dollar par rapport au franc français. La politique du franc français fort, longtemps poursuivie en France, a entraîné une appréciation du franc français (FF) par rapport au dollar pour la période 1985-1992. Le dollar sert de monnaie de facturation pour de nombreux partenaires commerciaux des PAZF. Dans ce contexte, cela affecte négativement la compétitivité de ces pays au niveau de leurs exportations qui coûteront plus cher en devises pour l’étranger. Parallèlement, leurs importations coûteront moins cher. Ceci incitera à importer davantage. En fin de compte, la balance commerciale sera négativement affectée.
Selon le classement mondial de la compétitivité, établi tous les ans par le Forum économique mondial (WEF), pour 2014-2015, aucun PAZF ne fait partie du Top 10 africain. A l’échelle africaine, l’Ile Maurice (39è au classement mondial) est suivie par l’Afrique du Sud (56è au classement mondial), le Rwanda (62è), le Maroc (72è), le Botswana (74è), l’Algérie (79è), la Tunisie (87è) et la Namibie (88è). Le Kenya (90è) et la Zambie (96è) complètent le Top 10 africain. Le Gabon est le premier PAZF de la liste (11 africain et 106 au niveau mondial), le Sénégal (2ème PAZF, 14e africain et 114e au niveau mondial), la Côte d’Ivoire (3ème PAZF, 16e africain et 116e au niveau mondial). La compétitivité traduit plus généralement la capacité d’une économie ou d’une entreprise à faire face à la concurrence étrangère. Mais le calcul de l’indice de compétitivité d’un pays se fonde uniquement sur les prix : c’est le rapport entre l’indice prix des importations et l’indice des prix à la production. La monnaie a donc une influence importante sur la compétitivité. Avant d’adopter l’euro, l’Italie par exemple, a utilisé à plusieurs reprises l’arme redoutable de la « dévaluation compétitive ». Cela lui a permis de restaurer artificiellement et pour un temps, la compétitivité de ses produits exportés chez ses voisins européens.
Le système de change de la Zone Franc est à l’origine de la perpétuation du déséquilibre dans les pays périphériques. Un régime de change flexible pour nous aider à amortir les chocs extérieurs.
Il faut en finir définitivement avec le franc CFA
La Zone Franc a été historiquement et demeure davantage qu’un simple bloc monétaire du fait de l’unification des règles de change, de l’utilisation de la gestion des réserves. La Zone Franc constitue une chasse gardée de la France et ses entreprises. Les patrons des grands groupes capitalistes recherchent systématiquement à détenir des positions de monopole. Ces positions de monopole leur permettent de pratiquer souvent des prix plus élevés que dans les métropoles, dans des pays pourtant plus pauvres. Les entreprises françaises, ankylosées par des décennies de chasses gardées, encaissent difficilement les offensives d’une concurrence qui s’est aiguisée, même dans l’Afrique “marginalisée”.
Les PAZF ont au moins trois bonnes raisons pour rompre la coopération monétaire avec la France.
En premier lieu, depuis 1994, la France n’est plus le tuteur des politiques économiques des PAZF. En effet, depuis la doctrine d’Abidjan exposée par le premier ministre Balladur en juillet 1993 et la dévaluation de janvier 1994, les règles du jeu ont largement changé. Les pays africains membres de la Zone ont perdu leurs droits de tirage automatique. La France est devenue un prêteur résiduel qui se situe en second rang par rapport aux institutions de Bretton Woods, et qui intervient après mobilisation des multilatéraux notamment la Banque africaine de développement.
En second lieu, le Franc CFA est désormais arrimé à l’Euro et non le franc français. Les PAZF ont signé un accord les liant avec le franc français et non l’euro et a fortiori les autres pays européens. Du coup, la légitimité par le rôle de garant du Trésor doit s’estomper. Il en découle que toutes les réserves de changes des PAZF détenues par la France n’est que purement du vol.
En troisième lieu, les PAZF n’ont pas choisi d’arrimer leur monnaie à l’Euro. Dans le cadre des accords de Maastricht, l’institution de la monnaie unique s’est faite avec le maintien des règles de la Zone franc : rattachement du FCFA et du Franc comorien au franc français et mécanismes du compte d’opérations. Les choix budgétaires restent du ressort de la souveraineté des États pendant que les accords de coopération monétaire engagent le Trésor français. En théorie, la garantie de convertibilité des monnaies est assurée par des comptes d’opérations ouverts au nom de chacune des trois banques centrales africaines auprès du Trésor français.
En France, c’est par voie référendaire que les Français ont ratifié en 1993, le traité sur l’Union Européenne. Dans le cas des PAZF, le passage technique de l’arrimage du franc CFA à l’euro a été imposé et forcé.
Aujourd’hui, la question du niveau de l’euro vis-à-vis du dollar est centrale non seulement pour la reprise de la croissance et la compétitivité européenne mais encore plus pour celles des pays africains. Ceux-ci affrontent la concurrence des pays dont la monnaie est ancrée sur le dollar et dont le commerce et les flux financiers sont largement libellés en dollars.
A maintes occasions, les pays Africains ont refusé de franchir le Rubicon monétaire. Les défis du développement n’autorisent plus les hésitations et le manque de courage des dirigeants africains.
Dr. PRAO Yao Séraphin