Le président tchadien déplore le manque de réactivité de son voisin nigérian alors que lui se montre très réactif face au fléau Boko Haram.
Propos recueillis par Claire Meynial
Il triomphe. Idriss Déby, qui n’est jamais aussi bon que dans l’adversité, montre l’efficacité de son armée depuis son entrée en guerre contre Boko Haram au Cameroun, le 17 janvier. C’est au palais présidentiel de N’Djamena, aux marbres étincelants, éclairés par des lustres à huit étages suspendus entre des colonnes dorées, qu’il reçoit. Le sauveur de la région, conscient de son rôle, n’hésite pas à tacler son grand voisin le Nigeria.
Le Point : L’armée tchadienne s’implique beaucoup dans la lutte contre Boko Haram aujourd’hui. Pourquoi a-t-on pris la menace au sérieux si tardivement ?
Idriss Déby : Il faut déjà s’entendre sur la définition de ce qu’est Boko Haram. Aujourd’hui, c’est un nom qui n’inspire que la terreur, le crime contre les personnes et leurs biens et la mise à mal des fondements de nos sociétés. Je dirais même que Boko Haram est arrivé à un stade que l’on peut qualifier de génocide. Malheureusement, comme vous l’avez dit, personne n’en parle. Boko Haram est né au début des années 2000 au Nigeria et n’a pas changé du tout de comportement. En Afrique, c’est la première fois que nous connaissons une telle brutalité, causée par une organisation dite «islamique». Dire que la communauté internationale, l’opinion nigériane ou africaine ne sont pas au courant, c’est trop dur. Minimiser ce désastre ne me semble pas cohérent dans la mesure où Boko Haram a embrigadé des jeunes qui ont abandonné leurs salles de classe et leurs familles. Le chiffre exact des membres n’est pas connu. Certains disent 10 000, 6 000, je crois que c’est plus que ça. Je dirais au-delà de 20 000.
Pensez-vous, plus précisément, que le Nigeria a été trop lent à prendre conscience de l’importance des attaques ? À Niamey, le 20 janvier, lors d’un sommet sur la lutte contre Boko Haram, c’était le seul pays à ne pas envoyer de ministre…
Avant ce sommet, il y a eu un premier sommet à Paris, en mai 2014. Le fait que le président Hollande ait organisé ce sommet sur Boko Haram signifie déjà que la communauté internationale n’était pas insensible. Ensuite, il y a eu le sommet de Niamey, mais au-delà de ces sommets, nous nous rencontrons entre chefs d’État et parlons de l’apparition de ces phénomènes en Afrique. Nous avons été surpris qu’un homme africain noir se fasse exploser pour tuer son semblable, en 2013, à Kidal. Ensuite, cela a continué avec des hommes, des femmes, des adolescentes, des vieilles. C’est devenu quelque chose de trop grave pour que les Nigérians n’en prennent pas conscience. Le sang des morts qu’on compte chaque jour ces dernières années ne peut pas ne pas attirer l’attention des dirigeants du pays. Mais peut-être faudrait-il poser cette question au gouvernement nigérian ou au président du Nigeria…
Je vous la pose à vous, contributeur de troupes et participant très actif à la lutte contre Boko Haram. Vous seriez en droit d’attendre une collaboration et une motivation fortes de la part du pays le premier touché, le Nigeria. Nous avons hier, à Damasak, au Nigeria, vu vos soldats qui se plaignaient du manque de participation de l’armée nigériane, ils se demandaient où ils étaient…
J’ai eu plusieurs contacts physiques avec le président Goodluck Jonathan, nous avons échangé beaucoup sur la question. Tout le monde se demande pourquoi l’armée nigériane, qui était une très grande armée, qui a résolu des crises en Afrique, en Guinée Bissau, au Liberia… Pourquoi n’est-elle pas en mesure de faire face à des gamins non formés, armés de kalachnikov ? Cette question se pose, mais je ne peux pas vous donner la réponse.
Aujourd’hui, la coopération avec l’État et l’armée nigérians est-elle satisfaisante ?
Le Tchad est intervenu le 17 janvier 2015 au Cameroun et au Nigeria. Avec l’armée camerounaise, nous sommes ensemble et nous avons de très bons rapports, nous menons la guerre ensemble, de même qu’avec l’armée nigérienne. Mais le constat que je peux faire, deux mois après le début de cette guerre, c’est que nous n’avons pas pu avoir un contact direct, sur le terrain, avec des unités de l’armée nigériane. C’est ce qui a, plus d’une fois, obligé les forces tchadiennes à reprendre des villes et à ressortir. Vous comprendrez la difficulté pour nous de rester, même si c’est un pays voisin et frère, car notre armée peut être qualifiée d’armée d’occupation s’il n’y a pas une armée ou une administration nigériane à ses côtés. L’armée tchadienne mène seule ses combats à l’intérieur du Nigeria dans sa partie est, ce qui est un problème. Nous aurions souhaité qu’il y ait au moins une unité nigériane avec elle. C’était même une demande expresse auprès du gouvernement nigérian, mais pour des raisons que nous ignorons, jusque-là nous n’avons pas pu travailler ensemble. Certaines villes, nous avons dû les reprendre deux fois. On est obligé d’abandonner et Boko Haram revient, il faut revenir… Cela a un coût humain et matériel. Je crois que l’armée nigériane a rencontré le chef de l’armée nigérienne à Abuja pour définir le concept d’opération à l’intérieur du territoire nigérian. Au-delà de ça, nous ne pourrons tirer le meilleur bénéfice de nos actions que si nous mettons le plus rapidement possible en place la force d’action multinationale mixte, qui est un cadre idéal, autorisé par l’Union africaine et que nos amis du Conseil de sécurité devront autoriser en nous donnant le quitus.
Cette force sera basée à N’Djamena, pourquoi pas au Nigeria ?
Cette force existait dans le cadre de la Commission du lac Tchad, à Baga Kawa, au Nigeria. Mais on ne peut pas la mettre dans la situation actuelle à Baga Kawa, qui vient d’être reprise par l’armée nigériane. C’est une décision qui a été prise à Niamey, par les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des différents pays, pour mutualiser les forces de la sous-région et d’autres pays contributeurs, comme le Bénin. Il y en aura d’autres. Un sommet est prévu au début de la deuxième semaine d’avril, entre deux sous-régions, l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest. Ça nous permettra d’élargir le cadre d’action de la lutte contre Boko Haram. Le choix de N’Djamena n’est pas une mauvaise chose. L’état-major opérationnel doit être sécurisé et nous sommes au plus près des amis qui peuvent nous aider dans la préparation, le montage et les opérations contre Boko Haram. C’est une lutte qui prendra du temps, ce ne sera pas résolu dans les deux semaines ou même dans les trois mois, ce n’est pas vrai.
Le gouvernement nigérian a pourtant affirmé que Boko Haram serait éliminé pour l’élection présidentielle, cela ne vous semble donc pas réaliste ?
Je n’ai pas suivi cette partie de la déclaration… Boko Haram est présent dans trois grandes provinces du Nigeria, Yobe, Adamawa et Borno… Pour autant, il paraît important, pour tout le monde, quelle que soit la difficulté de la situation du pays, de procéder à l’élection de toute façon… C’est important qu’elles se déroulent le 28, comme prévu, pour nous permettre de travailler ensemble.
Comment expliquez-vous l’échec des négociations ici, en octobre, entre Boko Haram et le gouvernement nigérian ?
Moi, je n’étais pas convaincu, dès le départ. J’avais même déconseillé au président Goodluck d’ouvrir des négociations avec un groupe terroriste, qui avait été identifié comme tel par les Nations unies. Mais c’était un choix politique du président Goodluck, entre la négociation et la guerre, il a choisi la négociation. Nous avons donc essayé à leur demande, mais sans y croire. Depuis 2009, il y avait eu beaucoup de rencontres, d’initiatives, c’était difficile, dans le fond comme dans la forme, de négocier avec des gens qui sèment la terreur, la mort et la destruction et qui n’ont aucun agenda politique, leur agenda étant seulement la mort, le sang et de parvenir à leur dessein diabolique. À dire vrai, je l’ai dit directement au président Goodluck, pas une fois, mais deux fois au moins. J’ai même pris la précaution de convoquer les ambassadeurs des cinq pays membres du Conseil de sécurité des Nations unies pour leur dire : «Personnellement, je n’y crois pas. Puisque le gouvernement nigérian me le demande, je vais essayer, mais vous êtes témoins, j’accède à sa demande.»
On a dit qu’ils avaient eu affaire à des imposteurs ?
Non, il y a eu des émissaires, mais c’était pour gagner du temps, mieux se préparer et ensuite en tirer profit. Tout de suite après ces négociations, il y a eu des offensives qui ont permis le contrôle total de toute la bande frontalière entre le Niger et le Cameroun. Toutes les villes en face du Tchad ont ainsi été contrôlées par Boko Haram.
Abubakar Shekau vous a ouvertement défié, vous a appelé le Satan tchadien. Vous -même lui avez dit que vous saviez où il se trouvait. Est-ce vrai ? Que savez-vous sur lui ?
Ce qui est important, ce n’est pas de dire qu’il est dans telle ou telle ville. Même si je le savais, je ne vous le dirais pas. Ce qui est certain, c’est qu’avec une bonne coordination sur le terrain, je suis sûr qu’on aurait déjà mis la main sur lui.
On sait que Boko Haram recrute parmi les populations kanouries et les plus pauvres. Où en est votre programme de développement du Tchad, est-il affecté par la baisse des cours du pétrole, dont l’économie de votre pays dépend ?
En 2011, j’avais mis en garde la communauté internationale qui avait décidé de changer le régime en Libye par la force. Le risque était grand que le désordre s’installe en Libye, ce qui voulait dire la circulation de cette masse d’armes que le colonel Kadhafi, paix à son âme, avait constituée en son pays. Ces armes ont déjà fait du mal, nous avons été amenés à envoyer nos forces au Mali et aujourd’hui, au Nigeria. Ce n’est un secret pour personne, la circulation des armes se fait de la manière la plus simple dans cette zone sahélienne. Par ailleurs, tous nos pays ont des problèmes importants de pauvreté. Et surtout, le chômage des jeunes est un terreau pour les illuminés, les radicaux, les terroristes, qui les attirent vers la radicalisation. Quand le Mali a été envahi par Aqmi, j’ai cru que la communauté internationale avait compris l’enjeu. Les Nations unies, avec l’Union européenne, avaient lancé un grand programme pour aider les pays du Sahel. À combattre le terrorisme, pas seulement par les armes, mais aussi par la lutte contre la pauvreté. Nous avions donné, pour le Tchad, des projets concrets. Jusqu’à présent, nous n’avons pas eu de financement. Le Nigeria, le Niger sont dans la même situation, le Burkina, le Mali, la Mauritanie, le Sénégal. Avec tous ces pays, nous connaissons les mêmes problèmes. Vous voyez le nombre d’Africains qui partent à l’aventure vers l’Europe et qui meurent dans la Méditerranée par centaines ? Il y a un problème. Si la communauté internationale n’est pas concernée par la pauvreté, il nous paraît difficile que les pays africains combattent d’un côté la pauvreté, de l’autre, le radicalisme.
Mais vous-même, vous aviez lancé un programme ?
Oui, nous avons un programme national de développement organisé avec les bailleurs de fonds fin 2014 à Paris, qui s’étale jusqu’en 2016. Mais en dépit des annonces importantes, il n’y a pas eu, concrètement, un seul sou.
Le rapprochement entre Boko Haram et Daesh vous inquiète-t-il ?
Ça existait déjà, ce n’est pas une nouveauté. Daesh a toujours formé les jeunes de Boko Haram dans la manipulation des explosifs, dans l’utilisation des armes lourdes et des blindés, pour la formation militaire. Ces gens sont formés par Daesh en Libye, au vu et au su de tout le monde, et sont envoyés ensuite sur le terrain au Nigeria. Ça existait déjà. Je ne suis pas surpris qu’Abubakar Shekau, qui a des difficultés pour le moment, ce n’est pas du tout bête, tente de faire croire que c’est aujourd’hui qu’il prend contact avec eux.
Vous pensez que c’est un effet d’annonce parce qu’il est affaibli ?
Oui, je suis sûr qu’Abubakar est affaibli.
Que vous a inspiré la chute de Blaise Compaoré, en octobre 2014 ?
C’est regrettable qu’en Afrique on arrive à des situations qui finissent par mort d’homme, qu’on retombe dans des formes de gouvernance provisoire. Le recul de la démocratie n’est pas souhaitable. Toute situation réglée par la force ne peut pas être durable. Prenez le cas des Printemps arabes : ils ont donné comme résultat l’arrivée des fondamentalistes au pouvoir. Aujourd’hui, c’est ce qui se passe en Tunisie, regardez l’action odieuse qui a été menée hier par les terroristes en plein centre de Tunis. C’est le propre des radicaux, ils ont leur idéologie, ils veulent absolument l’imposer à toutes les sociétés modernes. Maintenant, la question est de savoir si la solution c’est la guerre seule. De même que la démocratie ne fait pas bon ménage avec la violence et la guerre.
Source: le Point.fr