1 – LA DÉCISION ET « L’ENRÔLEMENT »
La position de l’opposition radicale est parfaitement cohérente, elle met en accord son discours et ses actions. En effet, comment tenir une institution pour illégale et participer aux actes que celle-ci accomplit, sans contradiction interne. Il y a un lien étroit entre la première et la seconde position, qui en est la conséquence logique. C’est une question de suite dans les idées et principes qui gouvernent une attitude, une démarche. Mais d’autres facteurs de nature à l’influencer de façon déterminante peuvent apparaître pour en limiter la rationalité, car toute décision est complexe. Il résulte d’un choix entre plusieurs possibilités et d’une bonne intelligence de la situation. Elle doit prendre en compte après les avoir correctement identifiées et évaluées, les réalités (environnement, contexte, rapport de force, scénarii d’évolution, etc.) qui peuvent la remettre en cause. Ce sont ces aspects que nous allons à notre tour examiner.
L’enrôlement, terme impropre pour désigner les opérations d’inscription sur les listes électorales, devrait être obligatoire pour tout citoyen réunissant les conditions (la volonté de voter s’exerce en revanche librement) et se faire à tout moment de l’année, contre la délivrance d’un titre d’inscription (attestation en attendant la délivrance de la carte permanente d’électeur). La CEI comprend mal sa mission constitutionnelle relative à son obligation d’actualiser ces listes tous les ans, qui constitue une autre opération qu’elle n’accomplit pas du reste à bonne date (recoupement, expurgation, incorporation). Cette opération liée au droit de vote, est néanmoins un acte de nature civique et administrative qui n’a rien de politique (initiative individuelle et obligation citoyenne). Ce n’est pas une caution politique. Dès lors, il convient de bien dissocier ces deux aspects. Preuve : la Constitution aurait pu confier l’enrôlement à toute autre institution (mairies, sous-préfectures ou Conseil Régionaux) que cela n’aurait rien changé au reproche adressé à la CEI, quant a l’absence de ses caractères inclusif, équilibré et suffisamment représentatif. Celui-ci serait demeuré entier. Dès lors, le boycott qui n’est pas attaché à la vision d’un parti politique, mais au bon fonctionnement de la vie administrative de la cité, n’a que seule conséquence en la circonstance: la privation du droit civique et du pouvoir politique (souveraineté) d’une partie de la population (citoyen-militants).
2 – AU PLAN STRICTEMENT JURIDIQUE
Les actes produits par une personne morale n’ayant pas qualité à agir sur une base légale, ne peuvent avoir pour conséquence de leur procurer une force légale. Cette illégalité présumée (elle n’est toujours pas actée par une décision de justice et l’autorité qui l’a créée avait pouvoir constitutionnel de le faire, donc l’institution est légalement fondée) est tirée d’une part, de la violation des normes internes (fonctionnement de la CEI en l’état, notamment le mandat de son Président), d’autre part, de la défectuosité du caractère représentatif de l’organe querellé, donc démocratique (inclusion, équilibre). C’est deux situations disjointes, desquelles découlent des qualifications et des compétences distinctes, qui renvoient aux notions de légitimité et de légalité. Aussi, la question est de savoir si le terme illégal est abusif ou approprié dans un tel contexte juridique.
La décision de la Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples, est non seulement dépourvue de force exécutoire (caractère déclaratoire), mais ne la déclare pas illégale. Elle ne le peut pas du reste, sous peine d’outrepasser les limites de sa compétence (principe du respect de la souveraineté des États membres). Elle constate des défectuosités qui violent les dispositions d’une convention, et invite par un avis motivé l’État-membre, signataire de cette charte, à s’y conformer. Cette injonction s’analyse comme un rappel à l’ordre. C’est la substance de sa décision. C’est plus un avis, qu’une décision. Celui-ci n’a pas pour effet de frapper l’institution d’incapacité juridique ou de la déclarer comme étant illégale. Ceci étant précisé, la Côte d’Ivoire doit se conformer à la décision de cette instance régionale (révision des textes discordants dans son dispositif interne de lois, réforme de l’institution litigieuse, en l’occurrence la CEI) selon qu’elle avisera, car elle a l’obligation d’honorer ses engagements et sa signature, en tant que partie prenante à une convention qui la lie désormais. Il faut encore rappeler que la Convention Africaine des droits de l’homme, du citoyen et des peuples, est une simple déclaration formelle de principes qui au départ n’ont pas de force obligatoire, comme celle que donne le caractère contraignant d’une loi. Ce n’est que sa ratification par l’état adhérant qui lui en donne. Dès lors, celle-ci s’intègre dans l’ordre juridique interne, sans qu’il ne soit besoin d’un acte supplémentaire de la part de l’État membre, pour la rendre contraignante (système de tradition française). Les rapports du droit interne et du droit international soulèvent des problèmes qui font l’objet de controverses (doctrine). Pour preuve, le conflit sur la question de la primauté de la loi externe sur la norme interne, lors des élections présidentielles de 2010. Le Conseil Constitutionnel a dû prendre deux décisions contraires, avant de reconnaître finalement cette primauté sur la loi interne. Ceux qui la réclament aujourd’hui, sont ceux-là, qui hier (2010) exigeaient et défendaient le contraire (la primauté de la loi interne sur la loi externe). Dès lors, la portée de ce système ne doit pas être exagérée, au point de qualifier la CEI d’illégale. S’agissant d’une Juridiction Supérieure, susceptible d’aucune voie de recours, sa décision produit ses effets au prononcé de celle-ci. Cependant, elle implique ou admet les délais nécessaires à la mise en œuvre de son application effective (mise en conformité). Dans l’attente ou durant ce délai, la subsistance de la CEI en l’état n’a rien d’illégale, l’État a simplement l’obligation de la réformer. Il faut rappeler le temps qui a été nécessaire à la mise en place de la nouvelle CEI (longueur de la phase de concertation et de discussion pour aboutir à un consensus, du reste contesté). Dès lors, quel est le délai raisonnable pour y arriver (la notion de meilleurs délais étant relative et élastique) ? Qui détient le calendrier de son application ? Qui est le maître du temps ici ? Voici les questions que doit se poser l’opposition radicale et extra-parlementaire pour apprécier sa position et sa stratégie. Je rappelle enfin que l’un des défauts majeurs reproché aujourd’hui à la CEI par la Cour Africaine, est strictement identique à celui de l’ancienne CEI : la prépondérance de la présence de l’État dans cette institution, à travers la représentation d’une pléthore de ministères et d’Institutions en son sein.
3 – AU PLAN STRATÉGIQUE ET TACTIQUE
Au plan pragmatique (prise en compte des réalités du contexte d’évolution) et stratégique (prise en comptes des perspectives d’avenir) et tactique (évaluation de la pertinence des modes opérationnels de son combat), ne pas s’enrôler, nonobstant une CEI réputée illégale, lui est triplement préjudiciable : a) – Le prolongement inutile de son maintien en dehors de la République pour mener son combat b) – L’impossibilité dans laquelle elle se place de ce fait, de pouvoir exprimer dans les urnes la volonté de ses militants et partisans, d’exprimer son opposition ou ses prétentions (l’urne est la seule voix de la démocratie) aux différentes consultations populaires qui sont organisées. c)- Elle prend un risque considérable, dans l’éventualité où la réforme de la CEI interviendrait au tard, de sorte qu’elle ne pourrait pas reprendre entièrement tous les enrôlements précédents. Ceux qui seront absents des listes, le resteront jusqu’à la prochaine échéance. Aussi, si dans cette perspective elle venait à être satisfaite sur sa première position (réforme de la CEI), elle ne serait toujours pas en situation d’aller à des élections. Cette attitude (nouvelle exigence) pourrait la discréditer, parce que perçue comme étant emmuré dans un refus systématique de tout. Ce qui entacherait sa bonne foi et jetterait un doute sérieux sur ses capacités (bonne intelligence des situations, anticipation sur les évènements, sens du compromis, culture du dialogue, vision stratégique, leadership, etc.).
Je me suis toujours posé trois questions que tout le monde se pose :
- – Pourquoi ces exigences légitimes ne s’expriment qu’à la proximité d’échéances électorales, pour se taire après le déroulement de celles-ci, comme si le problème disparaissait par enchantement ? Opportunisme, irréalisme, dilatoire ?
- – Il y a eu plusieurs consultations électorales durant ces sept dernières années (2010-2018), quel enseignement retenir de l’histoire du boycott constant de ces différentes échéances par l’opposition radicale (impact, bilan) ?
- – Quel est l’intérêt de se priver soi-même du bénéfice du financement public de ses activités et du pouvoir de peser sur les décisions relatives à la vie nationale et à la gestion de l’État ?
Il faut préciser que la loi portant financement des partis politiques en côte d’ivoire n’est pas inconditionnelle. Il est proportionnel au nombre de suffrages exprimés en leur faveur, au nombre de sièges obtenus au Parlement et au nombre d’élus en leur sein (Déc.. 2005/PR du 15/07/2005, Art. 4) et ne concerne uniquement que les partis régulièrement déclarés.
En revanche, l’on peut être surpris que la CEI ne soit pas encore assignée en justice devant les juridictions internes, par les partis politiques qui contestent sa légalité, pour violation des normes internes, au motif principal de la reconduction illégale de M. Youssouf BAKAYOKO à la tête de l’institution, et subsidiairement aux fins de faire constater qu’il exerce son mandat au-delà du terme constitutionnel impératif de celui-ci. Mes discussions sur ma page Facebook, avec mon jeune frère Arsène Sicailly, juriste professionnel, spécialisé en droit international public, tant sur cette possibilité que sur la position stratégique de l’opposition qu’il soutient, me conduisent à développer mon point de vue sur ce dernier point. D’une part, la procédure interne ne vise pas la même personne morale. Ici, c’est la CEI qui est visée, contrairement à la procédure externe qui visait l’État de Côte d’Ivoire. D’autre part, il ne s’agit pas du même objet de saisine, dans la première (procédure externe), les faits de la cause portaient sur l’absence du caractère démocratique, inclusif et équilibré de la CEI ; dans la seconde (procédure interne) ils porte sur la violation de la loi interne par la CEI, telle qu’elle est en l’état. Dès lors, les deux procédures ne sont ni liées, ni superposées. Elles sont parfaitement disjointes. La seconde procédure n’a pas pour but de rendre obligatoire par l’effet d’une décision interne, la décision de la Cour Africaine, mais de renforcer celle-ci, en ouvrant la possibilité d’obtenir un délai exécutoire, pour la mise en conformité avec la norme interne. Dès lors, elle permet au plan tactique, une remise en cause partielle de la CEI, qui ouvre l’opportunité d’une remise à plat dans un délai plus court, l’État ne saurait faire un réaménagement de la structure, pour ensuite procéder à sa réforme un peu plus tard. Cela ne présenterait aucun intérêt pour lui, par contre de nombreux désavantages (perdre 2 procès successivement, prolonger utilement la contestation, ternir son image ou sa réputation). Toute action judiciaire doit obéir à une stratégie.
CONCLUSION
Je ne défends pas la CEI (pour ceux qui ne prennent pas le temps de bien lire, ou ne savent pas le faire) puisque je n’ai jamais caché mon opposition au renouvellement du mandat de M. Youssouf BAKAYOKO et de l’exercice de celui-ci, au-delà du terme fixé par la Loi. Je l’ai plutôt déclaré publiquement et à plusieurs reprises, ainsi que ma faveur pour une totale refonte de la CEI. Ceci bien avant la décision de la Cour Africaine. Aujourd’hui, l’on peut être optimiste pour l’avenir, car il est indéniable que l’arrêt de la Cour Africaine, renferme en lui, par le fait de son existence, la promesse tacite d’un changement pour l’avenir, pouvant marquer le début d’un processus qui doit permettre la sauvegarde des droits électoraux du citoyen en Côte d’Ivoire, et permettre aux libertés démocratiques fondamentales d’entrer dans l’effectivité. Le Gouvernement peut-il encore s’y soustraire plus longtemps ? Dans un souci de progrès démocratique, de décrispation politique et de cohésion sociale, il doit prendre devant la Nation, dès à présent, l’engagement solennel de le faire avant les échéances électorales de 2020. En contrepartie, l’opposition doit accepter cette proposition comme étant raisonnable (délais nécessaires à la réforme) et s’engager en retour à participer aux élections significatives de 2018 et au processus de cette nouvelle réforme. Toutes les parties doivent faire leur part dans la construction de la démocratie et d’un état de Droit. Il est fortement souhaitable que M. Youssouf BAKAYOKO ait l’élégance de se démettre de lui-même (charge psychologique de la crise post-électorale, querelle juridique, blocage politique liés à son nom), à défaut le Gouvernement doit le faire au motif de la durée de son mandat, sinon c’est à l’opposition de le contester devant les tribunaux internes
Dans cette perspective ma vision est néanmoins très différente de celle de l’opposition. Pour moi, la CEI, doit être dépolitisée pour lui assurer sa neutralité. C’est l’inverse de la démarche actuelle de l’opposition qui table sur un équilibre politique en son sein. Il existe ici une différence philosophique dans l’approche de la question. Une budgétisation (dotation à la vie élective et politique) est nécessaire pour lui assurer son autonomie de fonctionnement. Un suivi d’évaluation et des contrôles périodiques sur son efficacité et son impartialité peuvent être envisagés. Sa trop grande dépendance à l’assistance et à l’aide extérieure, constitue un risque institutionnel majeur pour notre jeune démocratie (risque de paralysie de son fonctionnement, en l’absence de cette aide). Le périmètre même de ses missions est trop vaste par rapport à l’adéquation de ses moyens techniques et logistiques (exemple : la sécurisation des élections) ce qui entraine comme conséquence l’inclusion de la Puissance Publique détentrice de ces moyens au sein de la structure. Un élargissement de celui-ci accroit sa dépendance à l’État. Ici, encore la proposition de l’opposition n’est pas pertinente dans le sens d’une plus grande indépendance de la structure. C’est le contraire qu’il faut faire. Réduire certaines de ces missions et lui en ajouter d’autres, tel que le découpage électoral, qui ne nécessite pas de grands moyens. Une plus grande incorporation technologique dans le traitement des données électorales limiterait les risques (erreurs, manipulations) liés à l’intervention humaine, tant dans la confection de la liste électorale que dans le traitement du résultat des votes. Comme vous le constater c’est tout un chantier, sur lequel je ne peux hélas pas développer dans les limites du format de cet article.