Mensonge, toujours encore mensonge (1)
La politique aujourd’hui sur le chemin du mensonge
Le monde semble ne plus avoir de repère. Il ne se passe plus de jours sans que l’on entende à travers les mass médias ou des échanges interpersonnelles les ignominies de la société. Le monde semble être déchu. Et l’un des maux le plus en vogue de ce moment est le mensonge. Le mensonge est une déformation de la vie de l’individu et va à l’encontre de ce qui est considéré comme naturel. Il est d’un point de vu perçu comme un affront à la vérité, et c’est le plus grand moyen d’heurter le devoir de l’homme à son encontre, considéré simplement comme être morale envers l’humanité qui se trouve en son propre être[1]. Il est présent dans tous les milieux : familles, travail, écoles, politiques.
Les relations humaines sont tronquées par le manque de vérité. Des familles s’entredéchirent sous le poids du mensonge. Et même les écoles qui devraient être les lieux par excellence de la vérité ont perdu tout le réel trajet qui l’y conduit. Les enseignants comme les élèves y sont tous plongés dans le phénomène du mensonge.
Pour ce qui concerne le milieu politique, c’est avec Hannah Arendt que nous emprunterons quelques propos analytiques sur le rôle du mensonge.
Pour Hannah Arendt, il existe un lien fort entre mensonge politique et action. En effet sans action, la politique ne représente aucune utilité. Or, en politique, le mensonge est érigé en art. En conséquence, les liens entre politique, mensonge et actions s’établissent aisément. Eu égard aux liens existant entre politique et mensonge, Hannah Arendt fait remarquer que le mensonge en politique présente deux caractéristiques principales[2]
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D’une part, le mensonge s’adapte au public. Il anticipe le désir du public pour qu’il y ait une parfaite correspondance entre le message qui est émis et la réalité perçue par le public visé. Et d’autre part, le mensonge est doté d’un pouvoir intrinsèque, du fait de sa nature adaptative et sa capacité d’anticipation. Le pouvoir du mensonge se manifeste lorsque par exemple un gouvernement ou toute autre forme organisationnelle élimine délibérément toutes les données qui ne cadrent pas avec l’idéologie qu’il véhicule sans conséquences majeures[3]. Ainsi face à ce souci aigu de séparer radicalement l’ordre éthique et l’ordre politique, le mot de Kant est clair « la vraie politique ne peut faire aucun pas, sans rendre d’abord hommage à la morale »[4].
Or voici que le mensonge est érigé en art, ce qui est toujours le cas en politique, il peut revêtir deux formes. Dans le cadre des documents du pentagone, deux catégories d’artistes menteurs ont été identifiés : les experts en relations politiques et les spécialistes de la solution des problèmes. Les premiers en relation publique sont des experts en publicité politique. Quelle que soit la démarche qu’ils adoptent, leurs objectifs restent identiques. Ils vantent pour vendre et manipulent pour convaincre. Quant aux spécialistes de la solution des problèmes, leur démarche est caractérisée par une rationalisation du mensonge. Cette rationalisation est liée à leur formation d’élites et à leurs grandes capacités intellectuelles. Ils utilisent un langage pseudo mathématique, se défont de tout sentimentalisme et sont riches de certitudes et de convictions. Parfois, ils élaborent le mensonge et contribuent à sa justification scientifique sans se rendre compte qu’ils sont à l’opposé de la vérité. Leurs connaissances et capacités intellectuelles en font des citoyens naïfs et adeptes à la pensée scientifique unique. C’est cette idée qui fait dire à Hannah Arendt que l’efficacité de la tromperie et du mensonge dépend entièrement de la notion claire de vérité que le menteur et le trompeur entendent dissimuler.
Le mensonge comme atteinte à la dignité humaine
Le mensonge déshumanise l’homme. Il est un obstacle à la dignité humaine. Encore plus, il dévalorise l’homme ; l’anéantie et le réduit à rien. Le mensonge est une atteinte à la morale, il la supprime de telle sorte que l’on ne soit plus en mesure de faire appel à son for intérieur. C’est pourquoi Kant veut, pour une autonomie du citoyen, quelques propriétés qui le dispensent de mendier, de se vendre, de s’humilier[5]. Jamais autant qu’aujourd’hui la dignité n’a été aussi en vogue. Point n’est donc besoin de révéler la vitesse à laquelle naissent de nombreuses organisations pour faire valoir ce droit. Parler donc de la crise de la dignité en pareille circonstance pourrait être traduit comme une appréciation de la réalité actuelle. Pourtant une distance épistémologique nous fait découvrir un tableau riche en contradiction et en paradoxe.
Ce tableau riche en paradoxe montre à quel point la question de la dignité humaine reste encore une préoccupation actuelle. Non, n’ayons pas peur lorsque nous avançons dans l’épiphanie de la pensée pour dire au moins ceci : l’homme est en danger. C’est pour cela, que le visage d’autrui invite à respecter la dignité de la personne. Cette réalité permet à Kant d’énoncer que la dignité n’est pas une forme d’égoïsme, mais au contraire, une façon généreuse d’honorer sa personne et celle de tout homme[6]. A cette vision de l’être comme rapport immanent d’une pensée posée comme absolue avec une totalité indépassable, Levinas veut tout comme Kant montrer que l’humanité est à préserver. Le respect est réservé au visage de l’autre « il est ce qui peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l’inconvenable, il vous mène au- delà »[7]. A travers la réalité corporelle, et même au-delà d’elle, le visage signifie la pure contingence d’autrui, dans sa faiblesse, et dans sa mortalité, ou encore, selon l’expression de Levinas, sa seule présence, m’adresse. Car l’autre a droit au bien-être et à la vérité. Le mensonge dénature l’autre jusqu’à son fond intérieur, or, si le visage de l’autre me le révèle, alors, c’est la réalité d’autrui dans sa pure humanité, par-delà tous les rôles sociaux qui sont alors mis en ruine. L’être est co-esse c’est à dire être en relation. Cet attribut de l’être conduit Levinas à ne déduire qu’à chaque fois que je ne suis pas seul au monde, et cela, seul autrui peut me l’apprendre. Je ne suis pas seul au monde signifie que le monde n’est pas tout simplement mien, où je peux faire ce que je veux, donc, dire des contres vérités. Non, il ne l’est que dans la mesure où je peux l’offrir, le partager avec l’autre en toute vérité. Le visage, le regard, la voix ne sont donc pas simplement des choses situées dans le monde, là, quelque part entre deux symboles. Ainsi voir le visage de l’autre, c’est parlé du monde en toute vérité puisque parler c’est rendre le monde commun. La parole qui me pointe déjà dans le visage et qui permet de traduire mon regard ; introduit la franchise dans mes relations et mes propos. Il est donc extrêmement important de savoir que la société est le résultat d’une limitation du principe que l’homme est un loup pour l’homme, ou si au contraire elle résulte d’une limitation du principe que l’homme est pour l’homme c’est-à-dire : « le visage est ce qu’on ne peut tuer »[8]. La manifestation du visage ouvre l’humanité sur le vrai qui est le signe de la vérité et non de la tromperie et du mensonge. La volonté est libre d’assumer sa responsabilité dans le sens qu’elle voudra. Elle n’est pas libre de refuser cette responsabilité elle-même, elle n’est pas libre d’ignorer le monde sensé où le visage l’a introduite. Dans l’accueil du visage, la volonté s’ouvre à la raison, « car le visage parle »[9]. L’essence de la raison ne consiste pas à assumer à l’homme un fondement et des pouvoirs, mais à le mettre en question et à éviter l’injustice.
La morale n’appartient ni au registre de la désuétude ni à celui du dressage. Elle aide le sujet à sortir de sa propension à la clôture sur soi, et l’incite à se dépasser. Elle se tient du côté de la vie, de son élan irrépressible où elle puise une force hautement créatrice et non inhibitrice. La morale rend l’homme pleinement digne de sa qualité d’homme. L’homme est une valeur absolue. La morale l’accomplit comme sujet, de volonté et de liberté. Pour Kant, « c’est ce qui est au-dessus de tout prix et ce qui par conséquent n’a pas d’équivalence »[10]. Elle diminue le risque de l’errance dans l’ordre du jugement et de l’action. Face à ce constat, il serait important de faire appel à un retour immédiat et pressant de la morale afin qu’à la lumière de celle-ci, nous arrivons à réduire les foyers de mensonge, de violence et de persécution de l’homme par l’homme, démasquer les germes du fanatisme et de l’intolérance.
L’homme, un être pour et de la vérité : les implications de la morale kantienne
Ce chapitre relève la valeur capitale de l’homme comme personne de et pour la vérité. La notion de vérité ramène au principe de décision qui vient du moi. Cette méditation de la vérité doit nous conduire à la célébration de l’unité c’est-à-dire à la vérité qui rassemble les hommes et qui ne se contredit pas. Elle est la conséquence de la question « Que dois- je faire ? » Cette question traduit tout le rigorisme kantien de la morale. L’essentiel ici pour Kant, c’est de permettre à l’homme de reconnaître en sa personne comme en celle d’autrui une fin en soi et non un moyen, c’est respecter une dignité inaliénable et s’engager à n’y jamais porter atteinte, sous quelques prétextes que ce soit. On comprend que, pour Kant le « je veux » entraîne nécessairement, si l’on est cohérent avec l’autre, ce qui vaut en même temps pour tout être raisonnable[11]. En ce sens l’agir du ‘‘dire la vérité’’ devient le fruit d’une pensée morale, qui en elle-même consiste à rendre l’homme heureux et libre. Aussi certains auteurs ont eu le souci de fonder leur morale sur la nature, le sentiment, la justice et l’amour. C’est dans ce contexte que Rousseau, Jaspers et Marc Aurèle seront approchés successivement sans nous détourner de la pensée kantienne.
Les quatre livres du Contrat social développent la thèse selon laquelle, il est logiquement impossible que l’être humain soit dépossédé de sa liberté et de ses pouvoirs[12], nous dit Rousseau. Les seules conventions possibles, sources d’une autorité légitime, sont donc celles qui font accéder à une conscience de l’homme en général, que porte en lui chaque individu particulier et qui le rend désireux et capable de s’aliéner de son plein gré à un tout, en estimant n’obéir librement qu’à lui-même. C’est le cœur du pacte ou contrat social, qui seul autorise, par l’engagement libre des volontés, la conciliation entre liberté individuelle et sécurité. Somme toute, selon Rousseau l’homme est naturellement bon mais rapidement la société le corrompt, jusqu’à ce que chacun agisse bientôt égoïstement en vue de son intérêt privé. Le contrat social, tel qu’il est théorisé a pour but de rendre le peuple souverain, et de l’engager à abandonner son intérêt personnel pour suivre l’intérêt général. L’État est dit être alors le lieu du bien-être, du mieux vivre de tous les êtres. Puisque la loi civile n’abroge pas la liberté et l’égalité naturelle, mais au contraire, les transforme en droit civil, inaliénable, Kant attribue, pour ce fait, un caractère sacré et inviolable[13]. Ils doivent faire l’objet d’enseignement dans les écoles.
Jaspers cherche de l’origine du sentiment que nous avons de savoir immédiatement ce que vrai veut dire, alors que nous vivons dans le temps, et non immédiatement dans l’être. La vérité ne peut être que notre chemin. Elle ne concerne pas seulement les processus de connaissance, la recherche, l’intelligence. Que nous agissons, quand nous saisissons un fondement, quand nous aimons, c’est toujours d’elle que vient le sens, c’est parce que nous le cherchons que doute et certitude, désespoir et espérance ne cessent de s’engendrer réciproquement. Pourtant le sens de la vérité n’est pas une donnée vitale immédiate. Il dépend d’une tradition, à transmettre à chaque génération. Sa source est plus profonde que l’entendement. Il met en jeu l’homme entier. La vérité naît justement de l’emmêlement de la pensée et de la vie[14]. S’ils se séparent, il ne reste qu’une impulsion vitale. L’homme est sur un chemin de la vérité lorsqu’ il resserre sa propre cohérence, ici et maintenant, dans l’histoire, et non dans l’intemporalité.
Pour Marc Aurèle, la vérité n’est possible que si l’on pratique la justice et l’amour et selon lui, il s’agit d’imposer la norme de la raison, mais cette fois à l’activité. Ce qui signifie que l’action humaine doit se rapporter à une fin, et que cette dernière doit être au service de la communauté humaine, parce que les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres et sont de la même race, c’est-à-dire tous issus de la même raison. Aussi suggère- t-il que l’on accomplit chaque action de la vie comme si c’était la dernière, en se tenant éloigné de toute légèreté[15]. Ici, l’action a pour objet le devoir, c’est-à-dire l’action convenant à la nature de l’homme ; autrement dit, les obligations envers soi-même et envers les autres hommes. Pour Marc Aurèle, l’homme doit garder une entière liberté intérieure à l’égard de ses actions. La seule chose qui compte, c’est l’intention de bien faire. Aussi recommande-t-il, la piété, la douceur, la bienveillance et l’amour à l’égard de tous les hommes, même à ceux qui s’opposent à nous. Car selon lui la seule chose ici- bas qui a de la valeur est : de passer sa vie dans la vérité et la justice.
Pour clore, j’invite spécialement les politiques à la philosophie kantienne. Car cette philosophie révèle un caractère moral et surtout du bien-être de tous. La morale kantienne a pour but de river l’homme à ce qu’il est en lui de plus grand, de plus beau, d’unique. La rigueur est ici absolue et déjoue toute conduite de détour. Nulle casuistique ne peut venir l’en amoindrir. Elle vise à libérer l’homme des entraves internes et externes ; et de lui offrir clairement et distinctement les conditions de possibilité de l’avènement de la liberté comme déploiement de sa liberté[16].
Samuel BEUGRÉ
Notes
[1] Kant, Théorie pratique sur un prétendu droit de mentir par humanité, Op.cit, p 67.
[2] Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, paris, éditions calmann-levy, 1978, p 85.
[3] Idem
[4] Anne BAUDART, la morale et sa philosophie, dominos flammarios, France, 1998, p 16.
[5] E. Kant, Les fondements de la métaphysique des mœurs, p. 120.
[6] Idem.
[7] E. Levinas, éthique et infinie, France, librairie arthène fayard et radio- France, 1982. p 82.
[8] Idem.
[9] Ibidem, p 81.
[10] E. Kant, Les fondements de la métaphysique des mœurs, OP.Cit, p417.
[11]Anne BAUDART, la morale et sa philosophie, Op.Cit, p 80.
[12] Todorov T, Pensée de Rousseau, Paris, Ed G. Genette et Todorov, 1984, pp 125 – 126.
[13] E. Kant, Les fondements de la métaphysique des mœurs, p. 417.
[14] Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p 142.
[15] Idem
[16] Anne BAUDART, la morale et sa philosophie, p. 79.