(Le Figaro, 15 novembre 2013) – QUAND L’AVION est en approche, au-dessus d’Aklan, on remarque surtout tous les arbres couchés, de la côte aux collines intérieures. En ville, les maisons colorées aux accents hispaniques ont plus ou moins tenu le coup, même si beaucoup de toits se sont envolés et que les églises ont perdu vitraux et fenêtres. Mais il suffit de faire quelques kilomètres le long des routes jonchées de troncs et de poteaux électriques pour découvrir des villages entièrement détruits. Le typhon Haiyan, surnommé localement Yolanda, n’a pas eu le temps de provoquer des inondations. C’est le vent qui s’est chargé du « sale boulot ».
« Je n’avais jamais entendu une chose pareille. C’était comme le hurlement d’un animal », raconte Karen Mobo, une habitante de Malinao dont la maison en pierres a perdu son toit. « Le vent venait de toutes les directions à la fois. Les fenêtres et les portes ne pouvaient résister. Il y avait des bourrasques d’une violence inouïe. Je les voyais remonter vers le ciel en emportant des maisons entières ». Beaucoup d’habitations, en matériaux peu résistants comme le bois, le bambou et la tôle, ont été pulvérisées. Dans la province d’Aklan, « plus de 50 000 personnes ont perdu leur logement », affirme Calaor, directeur de Bayan-Aklan, une organisation qui fait partie du réseau national de prévention des désastres, « le plus triste, c’est que ce sont des gens qui n’ont pas beaucoup de moyens, des pêcheurs, des fermiers, des petits commerçants. Les bateaux ont été emportés, les champs ont été inondés, les boutiques de bord de route ont été balayées. En plus d’avoir perdu leur maison, ils ont perdu leur gagne-pain. On dirait qu’ici, même le typhon a des préjugés sociaux… » La compagnie électrique a prévenu que la priorité était de rétablir le courant dans les zones touristiques. Baracay, dont les sites de plongée sont mondialement réputés, retrouverait l’électricité dans les trois semaines. Le reste de l’île devra patienter au moins trois ou quatre mois.
Aklan est une province de l’ouest de Panay, peuplée de près d’un demi-million d’habitants. La ville principale, Kalibo, a le charme bariolé des campagnes philippines. C’est un fourmillement de tricycles et de jeepneys, ces minibus peinturlurés débordant de passagers qui zigzaguent parmi les marchés de rue criards où l’on trouve les meilleures mangues du monde.
Le village de Tambak, comme beaucoup d’autres, n’est plus qu’un tas de bois, de tôles et de bambous. Chona Dalida, enceinte de 9 mois, est assise au milieu des décombres sur une chaise en plastique qui contient à peine son ventre rond. « La dernière fois, nos affaires avaient été abîmées par les inondations, dit-elle. Cette fois-ci, quand nous sommes rentrés des centres d’évacuation, nous n’avons trouvé que des débris ». Elle interrompt son récit, porte la main à son cœur et décoche un de ces fameux sourires philippins. « Nous avons tout perdu, même les boîtes de conserve que je vends dans notre échoppe. Mais surtout, je n’ai pas de toit pour accueillir mon bébé et je ne sais même pas comment nous allons acheter les produits de première nécessité. Le bébé n’attendra pas, je suis à terme. J’espère que les secours vont bientôt arriver. »
Triste ironie, ce qui fait de l’archipel des Philippines un paradis tropical aux yeux des touristes – sa chaleur moite et ses mers tièdes – est aussi ce qui le rend vulnérable aux tempêtes. Une vingtaine de typhons prennent naissance chaque année dans les eaux du « pays aux 7 000 îles ». Presque la moitié d’entre eux touchent terre, laissant toujours sur leur passage un large ruban de destruction. Mais rien de comparable à ce que Haiyan a fait subir à la région des Visayas. Lorsqu’il a atteint la côte Est des Philippines, au petit matin du 8 novembre, ses vents soufflaient à 350 km/h. Une puissance telle que les spécialistes ont dû créer une catégorie « 5 + », pour ce « supertyphon » qui a battu tous les records.
« Le gouvernement Philippin avait fait des efforts de prévention, témoigne George Calaor. Pour la première fois, les évacuations ont été rendues obligatoires et cela a sauvé des vies. Le problème, c’est que Yolanda a été si différente des autres tempêtes. Nous ne nous attendions pas à ce que ce soit le vent qui détruise tout. » À Tacloban, sur l’île de Leyte, le vent a soulevé la mer et un mur d’eau de six mètres de haut a balayé la ville, emportant tout sur son passage. Même la tour de contrôle de l’aéroport a été détruite, ce qui a rendu l’accès des secours à l’île très difficile pendant plusieurs jours. Mais si le sort de Tacloban et de ses milliers de victimes a mobilisé l’attention internationale, le reste des Visayas a également été en partie dévasté. En plus de Leyte, la région comporte quatre autres îles principales : Cebu, Bohol, Negros et Panay. Près d’une semaine après la catastrophe, ces autres îles demeurent largement ignorées par la presse, les secours et même les gouvernements locaux.
« Beaucoup de gens sont morts à Tacloban. Mais être mort n’est pas la seule définition du mot victime, s’insurge George Calaor, sur toute la région, il y a des centaines de milliers de personnes qui ont tout perdu. Ils n’ont plus d’abri, plus d’eau, plus d’électricité, et surtout plus de nourriture. Et personne n’est venu. Bientôt, les gens vont mourir de faim. » Tito Lumio, un élu local dont la maison a été entièrement détruite, se dit dégoûté de l’incurie de l’administration locale, qui s’épuise en« guerres intestines ». Antonio Esmeralda, un pêcheur, dénonce la corruption à tous les niveaux. Il affirme que les fonds de première urgence sont souvent utilisés pour acheter des votes lors des élections. Les habitants attroupés autour de lui acquiescent avec amertume.
Des hommes découpent les arbres couchés pour commencer à reconstruire, mais la plupart vivent sous des abris de fortune en bâches ou en tôle. Les femmes font la lessive de familles des quartiers aisés dans la rivière. Les deux euros gagnés par jour leur permettent d’acheter un peu de riz sans avoir à quémander.
Lorsqu’une nouvelle tempête est arrivée, quatre jours après Haiyan, les habitants d’Aklan ont de nouveau subi l’assaut des vents et de la peur. « Nous nous sommes réunis, et nous avons tous raconté les histoires drôles que nous avions vécues la nuit de Yolanda, raconte Marylou Quimpo, membre de l’organisation de femmes Gabriela. C’est important pour nous de continuer à sourire. »