En marge d’une réunion extraordinaire virtuelle de l’Autorité des chefs d’Etat et de gouvernement de la zone monétaire ouest-africaine (ZMAO), le président du Nigeria, Muhammadu Buhari, a ouvertement évoqué un risque de dislocation de la CEDEAO, si le projet de l’ECO, version Macron, venait à se concrétiser. Le Nigeria qui représente plus de 60% du PIB de la CEDEAO, a exprimé ses divergences avec le projet de l’ECO, version Macron et Alassane Ouattara, le 24 juin 2020. Notre réaction à cette déclaration est articulée en trois points. Le premier revient sur le projet originel de la monnaie ECO. Le second présente le projet de la fausse monnaie ECO. Le troisième donne les raisons de la colère du président Buhari.
- Le projet originel de la monnaie ECO
Le nom « Eco » a été adopté comme le nom de la monnaie unique de la CEDEAO, par les dirigeants dans la déclaration finale des chefs d’Etat de la CEDEAO. La CEDEAO regroupe le Bénin, le Burkina Faso, le Cap-Vert, la Côte d’Ivoire, la Gambie, le Ghana, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Liberia, le Mali, le Niger, le Nigeria, le Sénégal, la Sierra Leone et le Togo. L’objectif du projet est de renforcer l’intégration économique et monétaire de la région. En effet, plus de 45 ans après la création de la CEDEAO, les Etats membres ont constaté le faible niveau du taux d’intégration économique. Ainsi donc, l’objectif du projet est de doter la région d’une union monétaire en vue d’accélérer la construction d’un espace de prospérité et de solidarité. Le projet de création d’une zone monétaire unique de l’Afrique de l’Ouest, est de ce point de vue, un projet politique. Il participe de la vision d’une Afrique unie, dont l’esquisse a très tôt été tracée par les pères fondateurs de l’Organisation de l’unité africaine. C’est en 1983 que les chefs d’Etat et de gouvernement de la Communauté vont entreprendre de nombreuses initiatives dans le but de créer une zone monétaire unique en Afrique de l’ouest. Ils manifestaient ainsi une ferme volonté de solutionner les problèmes de paiement qui minent la CEDEAO et qui résultent de la divergence des zones monétaires dans la région. Après des années d’immobilisme, c’est finalement en 1999, à Lomé au Togo, au vingt deuxième sommet de la Conférence des chefs d’état et de gouvernement de la CEDEAO, qu’une stratégie dite «approche accélérée de l’intégration», est formulée. Cette stratégie vise la construction rapide d’une zone monétaire unique en Afrique de l’ouest, sur une base plus large et en remplacement de l’actuelle UEMOA.
L’Agence monétaire de l’Afrique de l’ouest (Amao) a été créée en 1996, par suite de transformation de la Chambre de compensation de l’Afrique de l’ouest (Ccao). L’Amao est une institution regroupant les huit banques centrales des Etats membres de la CEDEAO. En 2001, l’Institution monétaire de l’Afrique de l’ouest (Imao) a été créée. Ces deux institutions sont chargées de la mise en place de la monnaie unique Eco.
Les objectifs fixés par les chefs d’Etat, c’est qu’en 2015, la Zone monétaire de l’Afrique de l’ouest (ZMAO) qui regroupe les États de la CEDEAO non membres de l’UEMOA (la Gambie, le Ghana, la Guinée, le Nigeria, le Liberia et la Sierra Leone) – devrait être intégrée et avoir une monnaie unique au même titre que la zone UEMOA qui a déjà une monnaie unique et une banque centrale unique. Ensuite, à l’horizon 2020, les deux institutions à savoir l’UEMOA et la ZMAO devraient fusionner pour avoir la monnaie unique de la CEDEAO qui est l’objectif final à atteindre. En attendant, les pays avaient l’obligation de respecter les critères de convergences macroéconomiques. Au niveau théorique, la monnaie unique des pays de la CEDEAO aura au moins cinq avantages. En premier lieu, le développement du commerce intra-régional. En second lieu, la réduction des coûts de transaction. En troisième lieu, la monnaie unique va préserver le tissu productif de la région contre le recours aux dévaluations compétitives. En quatrième lieu, la monnaie unique permettra aux pays membres de faire des économies de devises. Et en cinquième lieu, la CEDEAO sera une zone économiquement très forte. Mais, le président Ouattara et la France ont décidé de saboter le projet de l’ECO originel.
- Le projet de la fausse monnaie ECO
Le 21 décembre 2019, le président Macron et Alassane Ouattara annonçaient des réformes relatives à l’accord de coopération monétaire qui liait les pays de l’UEMOA et la France. Plus de six mois après l’annonce d’Abidjan, le projet de loi portant modification du traité de l’UEMOA est toujours sur les tables des Parlements nationaux des pays membres, ainsi que sur celle du Parlement français. Rappelons tout de même les trois éléments majeurs de cette réforme. Le premier élément de la réforme : le nom de la monnaie. Le nom franc CFA, qui porte l’empreinte de ses origines coloniales (« franc des colonies françaises d’Afrique »), va être rebaptisé « ECO », apparemment dès juillet 2020 pour les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Le président Macron coupe l’herbe sous le pied des critiques en éliminant les symboles qui fâchent sans toucher au fond du problème. Le second élément de la réforme : le dépôt des réserves au trésor français. En échange d’une supposée garantie apportée par la banque de France, la Banque centrale d’Afrique de l’Ouest (BCAO) devait obligatoirement placer 50 % de ses réserves de change sur un compte d’opération géré par le Trésor français. Ce compte d’opération sera supprimé, et la BCEAO désormais libre de placer ses réserves où elle le souhaite. Enfin, le troisième élément de la réforme : la gouvernance. Les représentants français qui siégeaient dans trois différentes instances de la BCAO laisseront leurs sièges. Cette présence était vécue comme une véritable tutelle par les africains, puisqu’on ne comprend pas ce contrôle direct de la politique monétaire par cette présence française. Le problème avec l’ECO, version Macron et Ouattara, réside dans le fait que cette monnaie est trop proche du franc CFA.
- Les raisons de la colère des pays de la ZMAO
Il est possible d’énumérer plusieurs raisons de cette colère sainte du président Buhari. Mais, nous présentons ici, les quatre principales raisons. La première raison est l’attitude cavalière des pays de la zone UEMOA. Pour le Nigeria, il n’y a pratiquement aucune différence entre l’ECO de la zone UEMOA et le franc CFA actuel. Il est indécent de faire une déclaration concernant l’ECO sans en discuter les contours avec les potentiels pays membres. Sur ce point, le président Ouattara a manqué sérieusement de respect aux Etats membres de la ZMAO. Cet étrange comportement inélégant est d’ailleurs étranger au code de la diplomatie. La seconde raison est le régime de change. Dans le projet originel, la monnaie unique des 15 pays d’Afrique de l’Ouest aura un taux de change flexible face à un panier de devises. Or, dans le projet de loi portant modification du traité de l’UEMOA, la monnaie ECO a un taux de change fixe avec l’euro. La troisième raison est la présence française dans les instances de la banque centrale. Dans le nouvel accord, malgré le départ des représentants de Paris des instances de la politique monétaire de la nouvelle devise, le statut de garant financier donne à la France le droit de nommer, en cas de crise, des représentants au sein du Conseil de politique monétaire de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest. La quatrième raison est le risque de dislocation de la CEDEAO, en cas de concrétisation de la monnaie ECO en remplacement du franc CFA par la zone UEMOA. Le président Buhari a dit qu’il est « inquiétant que des gens avec lesquels nous souhaitons adhérer dans un groupement commun prennent des mesures importantes sans nous faire confiance pour en discuter ». C’est une menace voilée du président de la première puissance économique de la CEDEAO.
En définitive, les pays de la CEDEAO doivent s’inscrire dans l’approche graduée (pour l’adoption) de la monnaie unique en commençant par les pays qui atteignent les critères de convergence, en matière d’inflation et de déficit budgétaire notamment. Le rapport sur la convergence macroéconomique indique encore des domaines dans lesquels des efforts plus concertés sont nécessaires de la part des États membres. Ces domaines ont trait aux réserves extérieures brutes exprimées en ratio des mois d’importation, des recettes fiscales par rapport au PIB et en ratio de la masse salariale publique par rapport aux recettes fiscales. D’autres conditions sont nécessaires pour la mise en place d’une zone monétaire et économique viable : l’harmonisation des politiques économiques nationales, l’harmonisation des statistiques nationales. Or, aucun pays de la CEDEAO n’était qualifiable pour l’ECO en 2020, à l’exception du Togo. Il est important de ne pas se ridiculiser en entrant dans un regroupement pour se désintégrer une année après. Il faudra que les pays de la CEDEAO se retrouvent pour travailler à avoir des fondamentaux solides à même de garantir la crédibilité de notre nouvelle monnaie. Pour ce faire, le respect de critères de convergence et l’adhésion politique de tous les pays de la CEDEAO sont nécessaires.