Les populations de Missasso, Féni et Kanakono à Ouattara: «On a peur»
«Les djihadistes sont dans nos forêts»
Le mode opératoire des djihadistes dévoilé
Dans un message diffusé le 1er juillet dernier, le mouvement islamiste Ançar Dine, qui opère depuis peu dans le sud malien, a proféré des menaces contre certains Etats voisins dont la Côte d’Ivoire. Depuis lors, c’est la psychose et la panique au niveau des populations des villages ivoiriens frontaliers du Mali. A Missasso, Féni ou encore à Kanakono, l’atmosphère est alourdie par la hantise d’une attaque de ces djihadistes. En foulant cette zone à haut risque, la semaine dernière, l’on appréhende la réalité que vivent au quotidien les habitants de ces différentes localités. Ceux-ci demeurent sur leurs gardes, car les groupes armés islamistes n’ont pas encore renoncé à déstabiliser le Mali voisin. Ce pays frontalier avec la Côte d’Ivoire n’entend pas, de son côté, laisser le sud de son territoire visé par Ançar Dine, qui y mène depuis peu des attaques, être pris, alors qu’il a déjà perdu en partie le contrôle du nord entre les mains d’autres groupes djihadistes. Après Misséni, proche du village de Kanakono (en territoire ivoirien), attaqué le 10 juin, les combattants embusqués d’Ançar Dine avaient jeté leur dévolu sur Fakola, le 30 juin dernier. Suite aux violences ciblées contre des services de sécurité et de l’administration publique, notamment la gendarmerie et la mairie, l’armée malienne a répliqué en déployant son artillerie lourde. Blindés, avions de guerre, armes lourdes (bittures, roquettes…) sont convoyés et déployés dans le village de Sama. Cette localité est devenue une forteresse militaire, une ligne de front. L’objectif de l’armée malienne étant de dé- busquer et de neutraliser les combattants islamistes retranchés dans la forêt de près 15.000 hectares qui sépare ce village malien de Missasso, localité ivoirienne située à moins de 4 km du théâtre des affrontements. Site stratégique pour le contrôle du sud-ouest du Mali faisant frontière avec le département de Tengrela, le massif forestier qui sépare Sama (Mali) de Missasso (Côte d’Ivoire) est devenu le refuge des djihadistes. Ces derniers y ont pris leurs quartiers. Dans son offensive pour les en déloger, l’armée malienne mène depuis le 2 juillet 2015, plusieurs frappes qui traumatisent les voisins Ivoiriens de Missasso. Dans ce bourg de plus de 593 âmes, l’horloge affiche 9h à notre arrivée, ce samedi 4 juillet 2015. Et ce, après deux heures de route, en partant de Tengrela, chef-lieu de département dans la ré- gion de la Bagoué, par des pistes impraticables et détournées, alternant une végétation de savane herbeuse ou boisée et forêt clairsemée.
LA PEUR AU VENTRE DANS LA ”BROUSSE” DE TENGRELA
A l’arrière d’un moto-taxi affrété la veille pour la mission, nous empruntons l’axe Tengrela-Feni-Missasso, en lieu et place de la voie principale ralliant Tengrela à la sous-préfecture de Débété, d’où une piste débouche sur Missasso. Ce choix est justifié. Il faut observer la prudence dans cette zone devenue dangereuse. La voie empruntée n’est connue, en effet, que par des habitués à ces axes utilisés par des orpailleurs clandestins. Sur notre chemin, nous dépassons Kouloukoro, Silakoro et Bêmansso. A partir de ce village, notre guide se perd dans la brousse. Nous sollicitons les services d’enfants peuls (bouviers), commis à la surveillance de bœufs dans la brousse. Ces interlocuteurs, au moins, sont rassurants, plutôt que de s’adresser à des islamistes qui pulluleraient dans ces savanes reculées de Tengrela. Cette peur est partagée puisque nos interlocuteurs prennent aussi le soin de se tenir à distance pour nous donner les renseignements requis. «Prenez cette piste, elle va vous conduire à un carrefour de 5 pistes. Prenez celle de gauche, qui va vous mener à un pont sur un fleuve. Après ce fleuve, prenez la voie de droite qui, elle, débouche sur Féni. Une fois à Féni, restez sur la voie de gauche qui vous conduira à Missasso», nous indiquent nos informateurs. Toujours la peur au ventre, nous poursuivons le voyage. Au fur et à mesure que nous avançons dans la brousse, nous dépassons de vastes champs de cultures diverses (arachide, coton, anacarde, maïs, sorgho ou encore mil…), sans y voir pourtant de planteurs à la tâche. De quoi renforcer notre inquiétude. En pareille situation, même vis-à-vis de notre guide, nous ne pouvons nous empêcher d’observer une certaine méfiance… surtout qu’il est rapporté que les djihadistes travaillent avec ceux qui exercent régulièrement sur ces voies détournées, ignorées généralement des forces de sécurité, et qui savent beaucoup de secrets. Dans un contexte de menace qui n’épargne pas la Côte d’Ivoire, un journaliste ivoirien peut y être vite pris pour cible. On se laisse aller à quelques réflexions du genre, en avançant malgré tout. Après deux heures d’incertitudes, nous atteignons finalement Missasso.
QUAND LES BRUITS DE MOTOS FONT FUIR…
Une fois sur place, le premier défi qui s’impose à nous est celui de trouver un informateur. Un véritable saut dans l’inconnu où la suspicion en rajoute à nos déboires. Dès que les ronflements de notre moto se font entendre, les rares villageois, qui veillent sur tous les mouvements, courent se cacher. Des cachettes, ils observent avec des regards curieux, tous nos faits et gestes. Un homme, la quarantaine bien sonnée, après quelques moments d’hésitation, prend le risque de nous approcher et de venir aux nouvelles. Les salutations d’usage faites, nous nous présentons et lui demandons de nous conduire à la résidence du président des jeunes, dont nous donnons le nom. Rassuré, l’homme s’empresse de nous conduire à son leader, Traoré Karim, dont nous avions pris la peine d’avoir l’identité, grâce à une source qui nous avait briefé auparavant sur la situation. Instruit de l’objet de notre visite, le jeune leader nous installe dans son salon et revient quelques minutes plus tard nous informer de l’absence du chef de village, un autre Traoré. «Pas d’image. Frère, il faut comprendre, nous avons très peur. Tu dois déjà le savoir, puisque tout le monde a fui quand ta moto s’est immobilisée», indique-t-il. Se prononçant sur les motifs de cette peur, il indiquera que les islamistes d’Ançar Dine occupent désormais les forêts de Missasso, où ils auraient installé leurs quartiers. Après l’attaque de Misseni, si l’on s’en tient à des informations de sources sécuritaires maliennes, les djihadites s’étaient retranchés dans la forêt frontalière entre la Côte d’Ivoire et le Mali. Cette forêt s’étend de Sama à Soromana, côté malien, et de Fafala et Mahandjana en territoire ivoirien. Ces combattants d’un autre acabit retranchés désormais dans la partie ivoirienne de cette forêt frontalière, menaceraient tout villageois qui oserait signaler leur présence. «Ils sont dans nos champs. Moi-même, je les ai rencontrés une fois, et ils ne veulent point être dévisagés. Ils s’habillent comme des ”Clando” ou ”Zammarma” (Ndrl : exploitants clandestins d’or et des trafiquants de marchandises prohibées). Ceux qui sont tombés jusque-là sur eux, disent qu’ils les menacent en ”Bambara” (ndlr langue malienne) de représailles au cas où ils les dénonceraient. Vraiment, nous avons peur», a-t-il confié. Avant de décrire une ambiance de psychose insupportable dans laquelle ils vivent. Joint au télé- phone par Traoré Karim, son pair de Kanakono, autre village ivoirien proche de la localité malienne de Misséni, qui, elle également a été attaquée par les djihadistes avant Fakola, a abondé dans le sens, sous anonymat. «C’est dur pour nous. Nous avons très peur parce que, non seulement ils sont puissamment armés, mais ils sont imprévisibles. Ils sont partout et nulle part à la fois», soutient-il. Non sans manquer d’ajouter que les djihadistes mènent «une guerre asymétrique». A la question de savoir sur quoi il se base pour affirmer que les djihadistes sont puissamment armés, le président des jeunes de Missasso que nous avons relancé, prétexte des combats à l’arme lourde avec les forces maliennes à Sama, à moins de 4 kilomètres de son village. «Depuis la nuit du mercredi au jeudi dernier, nous sommes traumatisés par les détonations d’obus tirés aussi bien par les soldats maliens que par les djihadistes. Figurez-vous qu’ils ont tiré et ont tenté d’abattre des avions de guerre maliens qui ont procédé à des bombardements contre leurs positions dans la forêt qui nous sépare de Sama. Ils sont lourdement armés et ripostent à tout bombardement de l’armée malienne par des armes lourdes dont les fortes détonations font trembler nos maisons. Aujourd’hui, ces gens, qui n’ont peur de rien, se sont retranchés dans nos forêts. Ils ne sont plus dans la forêt de Sama, mais dans celles de Missasso. Nous interpellons le pré- sident Ouattara et sollicitons son implication personnelle pour mieux nous sécuriser de ces faux musulmans qui tuent mal au nom d’Allah», estime Traoré Karim. Une fois l’entretien achevé, il nous déconseille de prendre l’axe MissassoSama quand nous lui manifestons notre volonté de rallier Fakola. «Tu ne peux pas voir ton frère sur une voie dangereuse et laisser faire. Je te déconseille de prendre cette voie. Elle est très dangereuse. Si tu réussis à passer les forces ivoiriennes, il y a de fortes chances que les militaires maliens, massivement déployés, te refoulent. Là également, si tu réussis à passer, tu pourrais tomber sur des combattants djihadistes, à la recherche de motos, qui vont t’enlever. Non, c’est dangereux», prévient le président des jeunes de Missasso, dont les propos vont amener notre compagnon de route à refuser de passer par l’axe préalablement défini, de peur de perdre son engin. Celui-ci souhaite arrêter la mission à Missasso. A défaut, il propose une révision à la hausse des frais de location de son engin pour prendre en compte le détour par Féni et Dondéréké. Nous nous plions à ses exigences et mettons le cap sur le site d’orpaillage clandestin à mi-trajet de Sama. Ces lieux, aujourd’hui à l’abandon, détruits avec de larges trous ouverts dans le sol par les maîtres des lieux qu’étaient les orpailleurs clandestins, sont devenus un champ de ruine. On y aperçoit, au passage, des impacts de balles dans des gravats et quelques bidons d’eau et de calebasses cassées, qui témoignent de la violence des affrontements entre soldats maliens et leurs cibles djihadistes.
DES ISLAMISTES ARRÊTÉS
Si le groupe islamiste a créé un problème d’insécurité et d’inquiétude généralisée pour les populations frontalières de Missasso ou encore de Maniasso, dans ce dernier village, il nous est rapporté que des chasseurs traditionnels ”dozos” ont neutralisé 4 présumés islamistes fuyant les forces maliennes, à leurs trousses à Sama. Ces fugitifs capturés ont été remis aux autorités compétentes. Au delà de la menace djihadiste, la zone est confrontée à deux autres problèmes tout aussi épineux. Il s’agit de l’orpaillage clandestin et du trafic d’enfants maliens et guinéens. Au titre de l’orpaillage, avant les attaques ciblées contre des localités du sud du Mali, la quasi-totalité des sites clandestins d’extraction de l’or ont été démantelés et fermés. «Mais, le site entre Sama et Missasso, qui est plus en territoire ivoirien, n’était pas connu de nos services. Or, c’est sur ce site que se trouvaient ceux qui ont attaqué Fakola, localité plus proche de Samatiguila en terre ivoirienne que de Tengrela. De cette mine clandestine, ils sont passés par Sama, plus proche de notre territoire, pour aller frapper Fakola. Puis, ils sont revenus dans ce champ d’or où ils se cachent dans les rochers et la savane arborée. C’est d’ailleurs là qu’ils ont pris leurs quartiers. Certains dormaient sous des tentes dressées sur le lieu et d’autres dans les grottes», nous renseignait déjà la veille (vendredi), un responsable militaire sur le terrain à Tengrela. Ce jour, faut-il le préciser, aux alentours de 21h, une colonne de pick-up militaires montés de bitubes (canons deux bouches) et de mitraillettes lourdes, comprenant une citerne et une ambulance avec à bord des éléments des forces spéciales ivoiriennes, a traversé discrètement Tengréla en direction de la frontière avec Sama. Un arsenal qui a dû convaincre ces orpailleurs clandestins avérés et camouflés et autres djihadistes soupçonnés à déguerpir des lieux. «Avant que ce site ne soit épinglé et frappé par l’aviation malienne, les djihadistes qui y étaient, se confondaient aux orpailleurs clandestins et les villageois les voyaient. Au début, ils ont trompé leur vigilance en se faisant passer pour des orpailleurs. Ils passaient à moto, à deux, et laissaient un certain temps relativement court de 10 à 15 minutes entre deux passages pour ne pas se faire remarquer. A l’arrière de leurs motos, se trouvaient des armes de guerre dissimulées dans les tapis de prière. Nos collègues des forces maliennes nous ont révélé que des mortiers ont été démontés et convoyés dans des tapis de prière. C’est pourquoi, ils ont procédé à des bombardements aériens sur ce site, dont les fortes détonations étaient entendus au-delà de Missasso jusqu’à Tengréla, à une vingtaine de kilomètres des lieux des frappes», rapporte notre source.
Concernant le second problème, le groupe djihadiste a permis de résoudre le trafic d’enfants qui servaient dans les mines pour y laver la terre censée contenir l’or. Un phénomène aussi vieux. Un convoi de transport d’enfants avait été saisi en 2013 à Boundiali, chef-lieu de région de la Bagoué, à 126 kilomètres de la frontière ivoiro-malienne.
TIEMPA, FENI…: VIGILANCE DE MISE
Après un tour sur les mines abandonnées des acteurs de la filière terroriste islamiste de guerre, nous retournons sur nos pas à Féni de peur d’être identifié par les forces spéciales ivoiriennes et empêché de poursuivre notre randonnée de l’autre côté de la frontière. Sur la route menant à Fakola, en territoire malien, nous traversons Tiempa, puis Feni avant d’arriver au fleuve frontalier. A Féni, aux environs de 11 h, où notre fixeur compte des amis, nos interlocuteurs indiquent avoir arrêté toute activité sur cet axe menant au mali. «Tous ceux de nos parents qui y avaient leurs champs y vont prudemment. Pour ce qui est des marchands de poulets et de pintades à Fakola, ils ont arrêté leurs activités parce que la route est devenue dangereuse. A tout moment, tu peux tomber sur des soldats maliens ou des djihadistes embusqués à la recherche de motos pour les opérations. Depuis leur menace contre notre pays, nous avons peur et nous sommes sur nos gardes», expliquent-ils. Cette réaction, nous la partageons si bien qu’avant cette escale, à Tiempa, les choses avaient failli mal tourner pour nous. En effet, parti à la rencontre d’un ami du guide, notre présence a été systématiquement signalée à un groupe de jeunes qui, en moins de 5 minutes, nous a encerclés. Fort heureusement, l’ami recherché était dans les environs pour nous tirer d’affaire dans un territoire où peur et suspicions légitimes sèment la confusion au sein des habitants. «Toute présence de quelqu’un qu’on ne connaît pas est signalée. Ne nous en voulez pas. Nous sommes angoissés et stressés par ces menaces djihadistes contre notre pays qui pourraient partir de chez nous. C’est vrai que nos soldats ont commencé à se déployer, mais, nous avons peur et sommes dès lors, très vigilants», confient ces populations qui vont nous indiquer des pistes à emprunter pour arriver en territoire malien au cas où des forces des deux côtés étaient déployées le long du fleuve frontalier. Preuve que les pistes, il y en a à profusion pour se retrouver d’un point à l’autre de la frontière entre les deux pays en contournant les dispositifs militaires. Mais, nous n’aurons pas à y passer, puisqu’au fleuve en question (un affluent de la Bagoué), nous ne trouverons aucun agent de sécurité. C’est à moto que nous entamons la traversée. Dès que nous franchissons la frontière, nous recevons l’alerte par notre téléphone qui passe aussitôt sur le roaming. Après 40 mn de route du fleuve en passant par Dondéréké et Zéguère, nous nous retrouvons à Fakalo sans rencontrer aucun agent des forces de défense et de sécurité du Mali. Et dans ce gros faubourg qui a essuyé des frappes de combattants du mouvement Ançar Dine, démarre la seconde étape de notre mission sur les traces des djihadistes qui menacent la Côte d’Ivoire. Nous commençons par une visite à la résidence du sous-préfet pour y faire viser notre ordre de mission. Mais, le maître des lieux y est absent, car depuis les attaques ciblées contre les symboles de l’Etat malien, il se fait discret dans son aire administrative.
Traoré Tié, envoyé spécial
Source : l’Inter n°5126 du lundi 13 au Mardi 14 juillet 2015