(FratMat, 29 mai 2013) – Prospère chef d’entreprise à l’expérience étoffée, Marcel Zadi Kessy s’efforce de trouver le temps de coucher sur le papier son vécu et les leçons qu’il en tire. Il en est à son 5e livre,“ Le village – école ”, qui relate un combat mené un demi – siècle durant pour le mieux – être des siens.
Cinq livres, ce n’est pas rien dans la vie d’un homme. Vous définissez-vous finalement comme un intellectuel ou comme un manager ?
Je suis, avant tout, un manager et c’est ce que j’essaie de rendre au quotidien dans ma vie par rapport aux entreprises que j’ai dirigées, dans mes responsabilités actuelles à la tête du Conseil économique et social et dans mes rapports avec mes compatriotes.
Dans « Le village-école », votre livre, on constate que vous avez, dans votre tentative pour relever le niveau social de vos concitoyens, souvent échoué. Mais presque toujours, par leur faute. Qu’est-ce qui justifie, alors, votre optimisme en l’homme?
Je pense sincèrement que la réalisation de toute entreprise, de tout projet se doit d’avoir pour socle, l’humain. Si l’on construit sans tenir compte des hommes, ça ne sert à rien. J’ai grandi avec certains cadres de mon village. Et j’ai eu la chance d’aller à l’école et de suivre un parcours qui m’a conduit à exercer de hautes responsabilités. Ce n’est pas le cas pour la plupart d’entre eux. Le Seigneur m’a, en outre, aidé à atteindre ce niveau d’épanouissement social. Mon devoir est donc d’amener ces populations, même si elles n’atteignent pas le même niveau de responsabilité, à avoir une vie qui leur procure satisfaction ainsi qu’à leurs familles. Je dis souvent que si je suis parvenu, par chance, là où je suis, d’autres peuvent y arriver. Ils sont nombreux à pouvoir suivre mon exemple.
Comment parvenez-vous à pacifier vos rapports avec ceux qui vous combattent ?
Si vous faites allusion aux oppositions dans mon village…, sans verser dans l’orgueil, je pourrais me contenter de me sentir supérieur en raison d’une certaine réussite sociale et négliger les contestations. Mais à quoi cela servirait-il ? L’effort que je dois fournir, c’est d’amener mes concitoyens à me comprendre. A saisir le sens de mon engagement pour le village et pour chacun d’eux. Le fossé entre eux et moi est néanmoins réel. Mais il est plus utile et efficace de tenter de comprendre les raisons de leur opposition que de me fâcher contre eux. Au contraire, je me dois de pardonner et poursuivre mon combat pour le développement du village.
N’est-ce pas parce qu’au fond de vous, vous les aimez profondément ?
Mais bien sûr ! A la vérité, je me rends compte que j’éprouve un véritable amour pour eux. Ce sont des amis d’enfance, d’école, avec lesquels j’ai joué, grandi. Est-il bon de les laisser dans cet état ? Il faut les secourir, les soutenir. Je me dois de les aider. Sincèrement.
A la page 24 de votre livre, vous êtes pourtant formel sur le fait que « l’assistance n’est pas la recette pour lutter contre la pauvreté? Pourquoi ? »
J’ai l’exemple du Président Houphouët-Boigny. Il a essayé de nous assister. Quand nous avons terminé nos études, nous avons tous bénéficié de beaux logements prospères aux Deux- Plateaux, Cocody Danga nord, Danga sud. Du côté des écoles de police et de gendarmerie, il y avait la cité des cadres. Des logements corrects existaient aussi vers l’Ena. Le Président Houphouët donnait des maisons pour lesquelles où l’on ne payait qu’entre 30, 40 et 60 mille francs par mois. Même leur acquisition se faisait sous forme de prêt avec un échéancier de remboursement sans intérêt. Sur le plan universitaire, il était facile d’avoir une bourse pour aller poursuivre ses études en Europe. Quand on revenait, on était embauché immédiatement. Je crois que cette forme d’assistance, cette gestion des hommes, même si elle présente des aspects positifs, est, à un moment donné, regrettable, car il faut fournir des efforts soi-même. J’ai bon espoir que ce soit dans ce cycle nouveau que nous entrions aujourd’hui. Le Président Houphouët a bien fait de nous aider, je n’en disconviens pas. Mais je pense que l’assistance doit changer de visage. Il ne faut plus qu’elle soit une sorte d’oreiller de paresse. Il nous faut, enfin, prendre nos responsabilités et ne plus attendre d’interventions extérieures pour agir.
Que ce soit à Yacolidabouo ou à la Sodeci-Cie, la promotion de la femme est au centre de votre action sociale. Qu’est-ce qui explique cela ?
C’est une femme qui m’a donné la vie. C’est grâce à elle que j’ai été éduqué. Mieux, j’ai des sœurs. Je veux donc exprimer ma reconnaissance, à cet être sublime. Ce que je ne souhaite pas qu’on fasse à ma mère, je ne souhaiterais pas le faire à une femme. Quand je travaillais sur le projet du village, au cours des réunions, bien souvent, je me retrouvais au centre de deux groupes composés de femmes et d’hommes. Certains exigeaient des femmes qu’elles aillent s’asseoir à l’écart, parmi elles, se trouvait ma mère. C’était pour moi inacceptable et intolérable. Au niveau de l’entreprise aussi, j’essaie de mettre les femmes à des postes à responsabilités. Il est rare d’en voir contourner leur mission et voler de l’argent par exemple. Je leur fais confiance.
A la page 30 de votre livre, vous insistez sur l’hygiène environnementale. L’Africain étant souvent présenté comme peu propre, quelle est la place de la salubrité dans la hiérarchie des valeurs que vous défendez ?
L’Africain est pauvre, c’est vrai. Mais, c’est une erreur de croire que la saleté qui nous entoure souvent serait une fatalité et la marque des régions pauvres. On n’a pas besoin d’être riche, ni d’être Occidental pour être propre. La propreté est, pour moi, extrêmement importante. C’est une question d’éducation de base fondamentalement.
Je vous rappelle une scène. En visite dans une entreprise, vous avez passé la main sur un meuble poussiéreux et demandé au jeune censé l’entretenir s’il aimait son métier…
Quand on aime son métier, on tient compte des détails qui forgent le beau travail. Lorsque vous allez en France, en Allemagne ou en Italie, la propreté est une réalité. Si vous êtes à un certain niveau de responsabilité, que vous recevez un Européen, par exemple, il faut faire attention à vivre dans un environnement salubre. Parce qu’après leur départ, vos hôtes feront toujours systématiquement des commentaires sur votre espace dans votre dos. D’aucuns iront même, s’ils sont hypocrites, jusqu’à vous féliciter. Après, ils se diront entre eux, tout le mal qu’ils pensent du difficile rapport que vous entretenez avec l’hygiène et l’ordre. Les Européens, par exemple, aiment à épiloguer sur ces détails. Dans le cadre de cette visite à laquelle vous faites allusion, je voulais que les employés comprennent que le capital confiance que les partenaires peuvent investir dans l’entreprise participe aussi de leur tenue et de l’environnement. Un bureau désordonné et malpropre, à titre d’exemple, repousse les visiteurs. Je le dis par expérience.
A la page 18 de votre ouvrage, vous montrez qu’autochtones et allogènes peuvent vivre paisiblement ensemble. Chose qui est effective à Yacoli. Comment comptez-vous résoudre le problème crucial des litiges fonciers ?
J’estime qu’un non Bété, je veux dire un Baoulé, un Burkinabé, un Malinké…, dès l’instant où il choisit de vivre parmi nous à Yacoli, fait partie de notre communauté. Il n’est plus un Baoulé de Tiébissou ou d’ailleurs, mais un Baoulé de Yacoli. C’est pareil pour les Burkinabè. Ils peuvent, par exemple, épouser les filles de la région pour faciliter leur intégration. Qu’ils viennent donc vivre au village pour bénéficier de l’eau potable, de l’électricité, des infrastructures de base au lieu de vivre péniblement dans la brousse. S’ils arrivent à vivre en bonne intelligence avec les Bété, il y aura moins de problèmes. Si les ménages bété, baoulé, burkinabé se portent bien et que tous s’intègrent, alors la paix sociale sera définitivement installée. En conséquence, les litiges fonciers que vous évoquez seront plus faciles à résoudre.
Êtes-vous en train de réussir là où les politiques ont échoué ?
Je n’ai pas cette prétention. Mais si les politiques prenaient le temps de vivre et parler longuement avec les populations, ils réussiraient aisément à préserver la paix. Les Baoulé, les Malinké et autres viennent me voir sans problème au village. Je ne me souviens même plus de leurs origines. Ils sont de Yacoli pour moi.
Qu’est-ce qui facilite cette intégration ?
L’amour qu’on leur porte, tout simplement. Il faut éviter les rivalités entre les communautés car la chose la plus importante dans un village, c’est la paix. Le seul risque est de laisser les combats politiciens et partisans s’y installer. Si l’on aime son prochain, il faut éviter les tentations partisanes qui risquent de diviser les populations. C’est d’ailleurs pour cette raison que je n’ai pas souhaité exercer de mandat politique dans ma région. J’ai toujours pensé que la politique pouvait devenir un véritable poison dans certaines circonstances.
Les pages 19 et 20 présentent les Bété comme un peuple organisé avec un chef et des notables, mais c’est le contraire qui est soutenu dans « les chemins de ma vie ». Faisant allusion à ce peuple, l’auteur écrit : « Certaines populations acceptent difficilement que le Président soit le premier citoyen du pays. Pour eux, le chef est soit le plus beau danseur du village, soit le plus fort au combat. » Qu’en dites-vous ?
Chez nous, l’autorité est confiée à une personne qui a plusieurs qualités. L’une d’elle est la générosité. Qui n’est pas généreux ne peut prétendre à un statut de chef. Une autre qualité est la capacité à régler les différends. Chez nous, il est extrêmement important de prendre part aux ‘‘affaires’’ du village. A savoir, la gestion des conflits, la conduite des événements heureux ou pas. Le chef, chez nous, n’est pas n’importe qui. C’est celui qui est en mesure de trouver une issue heureuse aux antinomies dans la communauté. Ce n’est donc pas le danseur qui doit être le chef. Ce n’est pas non plus le plus fort du village. C’est celui qui peut apporter la paix.
Cette erreur n’est pas exclusivement commise par des allochtones. A la page 11 de « La foi et l’action : itinéraire d’un humaniste », Donwahi Charles, originaire de Soubré comme vous, écrit : « Par tradition sociopolitique, les Bété ont, depuis l’origine de leur histoire, toujours préféré vivre en petites communautés, n’admettant comme chefs que des valeureux chasseurs, qui sont aussi des guerriers efficaces en cas de combat ».
C’est par rapport à la communauté qu’on a en face de soi qu’on pense ainsi. Comme on vit en forêt, il faut être fort pour se défendre lorsqu’on est agressé. Et c’est dans ces circonstances qu’on se rassemble pour répondre à l’agression. On est entraîné pour cela. Un homme doit se défendre partout. Un homme ne pleure pas. Toutes ces choses relèvent des us certes, mais cela ne signifie pas qu’il faut être fort pour gouverner. Si c’est pour défendre la communauté, d’accord. Quand celle-ci est agressée, les plus doués et dotés de force apparaissent pour la défendre. Mais on ne les consacre pas chefs automatiquement, rien que pour cette raison. Ce n’est pas tout à fait exact de le prétendre.
Dans votre livre précédent, vous vous en prenez à la thèse de l’historien Bernard Lugan qui professe dans « Histoire de l’Afrique des origines à nos jours » une recolonisation de l’Afrique. De quels exemples précis et palpables disposez-vous pour ruiner de l’intérieur sa thèse ?
Nombreux sont les Africains qui sont allés en Europe et aux Etats-Unis pour étudier, afin de parfaire leur formation intellectuelle. Ce qui nous manque, c’est une certaine culture de la modernité et du progrès. Ce n’est pas la recolonisation qui nous permettra d’apprendre ou de nous développer. Ce n’est pas maintenant que les colons vont nous apprendre à vivre et utiliser leurs modes de vie. Le problème est que nous avons été menés vers des systèmes et des pratiques venues d’Occident, sans nous en donner les moyens et surtout sans nous rendre attentifs aux exigences qui y sont attachés. Et c’est bien ce qui nous perturbe encore aujourd’hui et nous retarde. Nous ne sommes en rien inférieurs intellectuellement aux Européens ou aux Américains. Nous l’avons suffisamment prouvé lors de nos études avec nos condisciples occidentaux. Ce qu’il faut faire, c’est d’utiliser notre intelligence, pour mieux nous organiser. Cela prend du temps et commence dès notre enfance, en famille.
A ce sujet, vous disiez que c’était toute une équation à résoudre, à l’époque, que de devoir manger avec une fourchette…
Au collège, on le faisait, mais au village non. A l’internat, il fallait se servir d’une fourchette, d’une cuillère et d’un couteau pour manger. A force de le faire, nous nous y sommes habitués. Cet apprentissage forcené a permis aux générations suivantes d’être plus à l’aise avec ces couverts. Nous avons déblayé le chemin pour eux.
Qu’avez-vous emprunté d’autre à cette civilisation occidentale ?
Ce qui m’a le plus frappé, c’est la propreté, l’hygiène. C’est aussi l’organisation de la société occidentale qui offre très peu de liberté aux gens. J’ai emprunté cette qualité organisationnelle, mais j’aimerais avoir beaucoup plus de liberté aussi. Cet état de fait a influencé mes sentiments et mon comportement. Au début, je voulais l’appliquer de façon radicale et c’est ce qui a causé mes échecs. Ce qui me paraissait comme probable bonheur d’autrui ne l’était pas finalement, en réalité. Je suis allé trop vite en besogne. Grâce aux échecs, j’ai changé de méthode. Je suis patient et j’essaie d’aller pas à pas, en associant tout le monde à la prise de décision. Les niveaux de compréhension étant différents, seule la patience peut amener les gens à comprendre ce que vous faites ou voulez faire. Comment leur transmettre ce que j’ai vu ailleurs, tout en ne disqualifiant pas ce qui se fait ici ? Il faut les amener à comprendre qu’ils sont responsables de leur avenir.
Est-il facile d’être un Zadi ?
(Rires) Je ne sais pas s’il y a une spécificité en la matière. (Rires) C’est une question d’éducation. Je pense que c’est facile. Il suffit d’aimer son prochain, c’est le plus important, le reste en découle. Je crois que mon frère Bernard faisait la même chose.
Comment viviez-vous vos différences en interne ?
Nous étions des frères. Il y avait des moments où nous exprimions nos désaccords, mais jamais nous n’arrivions à la rupture. Il avait choisi une voie que je comprends, d’autant plus qu’elle était liée à sa formation. Il a souffert car il a été fait prisonnier politique. Moi, j’ai suivi une autre voie, car les circonstances m’ont amené à travailler avec le Président Houphouët-Boigny. Pas lui.
Vous étiez acquis à Houphouët et lui pas du tout. Le considériez-vous comme un adversaire idéologique ?
Bernard était un littéraire pur-sang, moi j’étais totalement scientifique. Nos perceptions étaient différentes. Bernard était poète. Pas moi. Mais si je peux me permettre cet accès d’immodestie, j’avais souvent raison… Tout d’abord parce que je suis son aîné ! Mais surtout parce que la pratique des affaires et mes responsabilités m’ont mis dans une position où ce que je dis finit par se réaliser.
Usiez-vous de ce droit d’aînesse pour faire pression sur lui ?
Non ! Jamais. Bernard était entier. Ce n’était pas une personne sur qui on pouvait faire pression. Je me gardais même d’imaginer cette alternative. La preuve, le Président Houphouët me disait toujours de lui donner des conseils. Mais j’étais hésitant. Parce que je ne pouvais pas me présenter devant mon frère et lui dire qu’on m’avait suggéré de lui donner des conseils. Je ne lui ai rien dit, jusqu’à ce qu’un jour le Président Houphouët me lance : « Il est devenu sage votre frère !». Je savais intérieurement que ce n’était pas grâce à moi. Bernard était fier d’être mon frère, et vice-versa.
Il s’est raconté que pour vous distinguer, le président Houphouët parlant de Bernard disait le ‘‘mauvais’’ Zadi et de vous, Marcel, le ‘‘bon’’ Zadi. Le saviez-vous ?
Le Président Houphouët ne me l’a jamais dit. Mais je l’avais appris. Entre Bernard et moi, il n’y a jamais eu de problèmes. Nous avons toujours été proches même si nous ne partagions pas les mêmes valeurs et étions opposés quelquefois. En réalité, nous avons fait nos études en même temps parce que j’avais, à un moment, pris un peu de retard. Plus tard, ses prises de position l’ont emmené en prison. Après mes études, pour différentes raisons, j’ai été amené à le prendre en charge, jouant ainsi pleinement mon rôle d’aîné.
A la page 15, vous écrivez : « Nous vivions avec peu de moyens, nos besoins étaient limités, peu d’objets de consommation, peu de désir ». Ce passage qui décrit la vie au village représente la vie qu’a choisie de vivre votre frère Bernard. Je me trompe ?
Petits, nous n’avions pas la possibilité de nous projeter. Notre vie était circonscrite à ce que nous voyions autour de nous. Nous n’aspirions même pas à obtenir beaucoup d’argent. C’est une fois sortis du village que la vie d’Abidjan, puis celle d’Europe, nous ont enseigné l’existence d’autres modes de fonctionnement et d’autres types de besoins.
Je pense que les formations estudiantines, professionnelles et artistiques de Bernard l’ont conforté dans la défense du mode de vie que nous avions au village. Moi, par contre, j’ai essayé de ne plus vivre comme au village. Quand il revenait à Yacoli, il mangeait avec les villageois, jouait avec eux, tout universitaire qu’il soit. Moi, j’ai adopté une toute autre manière de faire.
Pourquoi ?
Parce que si je choisis d’être comme eux, ils se refuseront à faire ce que je souhaite leur enseigner. Je suis leur frère, mais je ne veux plus me soumettre à leurs modes de vie anciens. J’avais d’autres projets pour eux et le village. Je peux les inviter, bien entendu, à ma table, mais pas tout le temps. Je me suis ainsi efforcé d’instituer une petite différence entre nous, pour conduire plus librement mes projets.
D’où vous vient cette option ?
Quand j’ai commencé à avoir des postes à responsabilités, j’avais un chauffeur que je voulais proche de moi dans le traitement. Il mangeait à ma table. Par la suite, il a cru que nous étions sur un pied d’égalité, il se permettait d’établir un programme parallèle, en marge du mien. Je m’en suis séparé. J’en ai tiré une leçon. J’ai toujours une profonde estime pour l’être humain, je n’hésite pas à recevoir tout le monde, mais il ne faut pas que le rôle et la place de chacun disparaissent et que les responsabilités se confondent.
Saviez-vous, en tant que Pdg de l’entreprise qui fournit l’électricité aux citoyens, qu’il est arrivé à votre frère d’omettre de régler sa facture et d’être alors privé d’électricité ?
S’il ne me le dit pas, il sera coupé comme tout le monde, mais s’il m’explique, à temps, sa situation, je l’aiderai.
Ça vous fait sourire ?
Non ! Ça, c’est Bernard ! C’est bien lui. Il est ainsi fait. Ce n’est pas par manque d’argent, c’est souvent par omission.
Vous sollicitait-il ?
Bernard ? Presque jamais.
Les affaires, les livres, le management, l’argent, une notoriété… Vous estimez-vous accompli, un modèle ou un chanceux ?
Je dis souvent que ce qui me différencie, c’est la chance que j’ai eue. De faire des études, d’exercer de hautes responsabilités, de mener une vie sociale épanouie… Mais quand les gens parlent de moi, cela me surprend. J’ai l’impression qu’ils exagèrent. Je crois qu’ils vont parfois trop loin dans leurs appréciations. Je crois ne pas être ce qu’ils imaginent. J’éprouve confusément le sentiment d’être toujours ce petit enfant pauvre de Yacolidabouo. Cela me joue parfois des tours : J’ai un ami à qui quand je dis que je n’ai pas d’argent, il répond : « Grand frère, pardon, il ne faut plus dire ça, parce que personne ne te croira ».
Peut-on vraiment arriver à ce niveau d’accomplissement sans transgression, sans jamais avoir à renoncer aux principes que l’on défend ?
Oui ! Je fais toujours en sorte que ceux qui m’accompagnent comprennent le sens de ce que je fais. Je n’aime pas tordre le cou aux principes. La meilleure façon de préserver ses affaires et intérêts est de demeurer fidèle à ses origines et à ses convictions.
Qu’est-ce qui vous manque ?
Je voudrais que le pays tout entier progresse, à l’image de mon village. Je suis malheureux que les gens ne comprennent pas ce que je tente de faire pour ma région et mon pays. A savoir, que le développement est leur affaire, qu’il commence par le changement de nos manières de penser ou d’agir au quotidien. Et concerne, en premier lieu, la vie des ménages. Ce que j’appelle le développement de proximité. Voir, depuis des années, l’immobilisme et la misère à la porte des gens, j’en souffre. Je serais heureux si mes compatriotes pouvaient comprendre la portée de mes actions pour combattre la pauvreté.
Vous sentez-vous meneur ou faiseur d’hommes ?
Les deux probablement. Pour faire un homme, je veux dire, pour le rendre libre et en même temps responsable, il faut savoir bien le mener. Je ne demande pas à qui que ce soit d’être reconnaissant. Ce qui me gêne parfois, c’est de me rendre compte que des personnes pour qui je me suis fortement impliqué et qui ont pu acquérir de la sorte une vraie qualification cherchent, plus tard, à me détruire… J’avoue que cela me fait beaucoup de peine.
Une foule de gens vous est redevable. En êtes-vous gêné?
Oh oui ! Parce que je ne voudrais pas qu’on en parle publiquement. Mais dans un entretien à deux : oui.
Yamoussoukro « la jolie », comme l’appelait votre frère, a rayonné sous Houphouët-Boigny, puis a sombré après lui. Comment percevez-vous l’avenir de Yacolidabouo sans vous?
Fort de l’expérience de Yamoussoukro, j’essaie d’éduquer les plus jeunes pour qu’ils prennent la relève. Ensemble, nous menons des opérations pour rendre notre village propre, viable et vivable. Il faut que chaque personne prenne soin de son domicile, mais aussi de son quartier et du village. Aujourd’hui, nous avons une organisation avec les hommes et les femmes du village, un Conseil et différentes Commissions, un Fonds commun de placement (Fcp) qui fonctionnent bien. Tous les enfants sont formés en Côte d’Ivoire et à l’étranger. Leurs réflexes en matière d’hygiène et de salubrité sont en train de devenir naturels.
Vous avez soutenu des compagnies de planches, acheté des tableaux. Que trouvez-vous à ces deux arts :le théâtre et la peinture
J’ai rencontré, à Paris, le fils d’une de mes secrétaires françaises et je l’ai invité à déjeuner. Je lui ai demandé d’opérer un choix : enseigner ou peindre. Il a choisi la peinture. Pour le soutenir, chaque année, j’achetais des tableaux. J’aime bien que mon bureau soit décoré et je suis sensible à cela. Même si je n’ai jamais cherché à comprendre le sens de ces tableaux. J’aime le théâtre, surtout le comique. Cela me détend.
Lisez-vous Bernard Zadi ? Quel est l’auteur ivoirien que vous lisez le plus ?
Je ne lis pas beaucoup Bernard. Mais ensemble, on parlait beaucoup. Je n’ai pas lu beaucoup d’auteurs ivoiriens non plus. Il y en a qui écrivent beaucoup sur le plan politique. Moi, je ne suis pas très politique. Bernard a produit une littérature extrêmement riche et bonne, mais qui ne concerne pas directement ma vie.
Quels sont vos livres de chevet ?
Ce sont des livres d’économie, de finance et de management et, de temps en temps, des livres d’histoire et la Sainte Bible.
INTERVIEW RÉALISÉE PAR ALEX KIPRÉ
COLL: ANOH KOUAO ET HERVÉ ADOU