PORTRAIT – Arrivé largement en tête du 1er tour de l’élection présidentielle, Ibrahim Boubacar Keita s’apprête à tirer les fruits de sa persévérance et de son pragmatisme pour devenir le nouvel homme fort du Mali.
(Le Figaro.fr) – Le cérémonial est toujours le même avec Ibrahim Boubacar Keita (IBK). Il salue d’une voix suave, juste audible, puis il plante ses yeux décidés dans ceux de son interlocuteur. Le jeu, parfaitement rodé, trahit le vieux routier de la politique malienne qu’est IBK.
Le nouvel homme fort du Mali, donné largement en tête du scrutin présidentiel de dimanche, n’a rien d’un néophyte, encore moins d’un candidat miracle arrivé au pouvoir à la faveur d’une crise. Il compte quinze ans d’exercice aux plus hautes fonctions – ministre, premier ministre, président de l’Assemblée nationale. Et, à 68 ans, il a déjà échoué deux fois à conquérir le palais de Koulouba. Cette fois-ci, il le savait, son heure était venue. «Je souhaite que l’élection se déroule dès le 28 juillet», confiait-il fin juin à l’hebdomadaire Jeune Afrique, s’imaginant déjà vainqueur dès le premier tour.
Caractère trempé
«Le Mali retombera sur ses pieds plus vite qu’on le pense», assurait-il aussi au lendemain du coup d’État militaire du 22 mars 2011, qui avait chassé du pouvoir le président Amani Toumani Touré. Le ton, là encore, ne souffrait pas de contestation. Autoritaire le prochain président malien? «Il a l’habitude de donner des ordres et entend être obéi», affirme un de ses proches. Au Mali, ce n’est pas un secret, car IBK n’a eu de cesse de sculpter cette image d’homme à poigne. C’est sans doute cela que les électeurs maliens ont salué.
Paris ne se plaindra pas de cette élection d’un caractère trempé. D’autant qu’IBK est un francophile convaincu et ne s’en cache pas. Mais, à ses yeux, cet amour pour la France exige une réciprocité. Il ne manque jamais de souligner que son arrière-grand-père est tombé à Verdun, manière de rappeler l’ancienne puissance coloniale à ses devoirs envers le Mali.
L’homme a été formé dans la fièvre postcoloniale au lycée Janson-de-Sailly, mais surtout à la Sorbonne, où il décroche des diplômes en histoire et un DEA de sciences politiques, ainsi qu’à l’université de Tolbiac, alors foyer d’agitation, où il est chargé de cours. De gauche, IBK, un temps président de l’internationale socialiste, dit l’être toujours. Une gauche forgée dans la lutte anticoloniale, dans une laïcité intransigeante, un rien anachronique dans l’Afrique actuelle, ce qui le rapproche de son grand ami Alpha Condé, qui conduit les destinées de la Guinée voisine. «Mais, glisse un diplomate, il est aujourd’hui plus proche de François Mitterrand que de Thomas Sankara» (le tiers-mondiste burkinabé également décédé). Ibrahim Boubacar Keita entretient d’ailleurs d’excellentes relations avec un autre voisin, le très libéral président ivoirien Alassane Ouattara.
Car IBK allie à l’ambition le pragmatisme. C’est l’autre trait de caractère de ce natif de Koutiala, au sud du Mali. À son retour au pays, dans les années 1980, il est conseiller du Fonds de développement européen, puis dirige l’antenne locale de l’ONG Terre des hommes. Parallèlement, il se rapproche de l’Alliance pour la démocratie au Mali (Adéma), et de son chef, Alpha Oumar Konaré, qui deviendra son mentor. À la chute du dictateur Moussa Traoré en 1991, IBK se mue en directeur de campagne de son champion. Élu en 1992, Konaré l’en remercie en le nommant conseiller politique puis ambassadeur, puis ministre et enfin premier ministre, en 1994, en pleine grève générale. Les opposants attendaient un gauchiste compréhensif. Les syndicalistes et les étudiants découvrent un dirigeant autoritaire, qui réprime les manifestants et fait fermer les universités pour un an. «Non à la chienlit», martèle-t-il. L’homme de fer est né.
L’appui des militaires et des musulmans traditionalistes
Ibrahim Boubacar Keita épaule ensuite son président jusqu’à l’inévitable rupture de 2000, quand il affiche ses ambitions au scrutin de 2002. Il y est battu de manière contestable par le candidat de l’Adéma, Amadou Toumani Touré, auquel il se rallie. Il est rétribué de son soutien avec la présidence de l’Assemblée nationale, où il restera cinq ans, jusqu’à la seconde rupture, tout aussi inévitable. Cette fois, la brouille porte sur les rébellions touaregs, vis-à-vis desquelles IBK exige une politique beaucoup plus ferme. Il perd à nouveau en 2007. Mais il gagne ses galons de chef prêt à se battre, de défenseur sourcilleux de l’unité nationale. Une image qui lui servira grandement en 2012, quand une partie des Touaregs conquiert avec les islamistes le nord du pays. IBK se défend pourtant d’être antitouareg, même s’il fait siennes les accusations de racisme proférées contre le MNLA, un mouvement touareg: «C’est un constat. Nous sommes tous frères et sœurs et, quand le MNLA parle de nous, “les Maliens”,cela me fait mal.»
Le probable futur président va devoir aussi faire taire les soupçons et accusations portant sur sa tolérance envers les putschistes auteurs du coup d’État du 22 mars 2012. Alors que son principal rival dans la course à la présidence, Soumaïla Cissé, s’était montré très ferme, IBK est apparu parfois plus ambigu. «Je ne suis pas homme à faire la cour aux putschistes, et les militaires le savent», assure-t-il, tout en expliquant «comprendre» les officiers. Lors de sa campagne, il a d’ailleurs mis au rang de priorité, avec la lutte contre la pauvreté, le redressement et la réorganisation de l’armée. Les soldats lui en savent gré et lui ont apporté un soutien discret, mais de poids, dans la campagne.
S’il obtient le siège de président, IBK le devra aussi, de manière plus surprenante, aux musulmans les plus traditionalistes. Que l’iman Dicko, président du Haut Conseil islamique, se prononce, à titre personnel, pour cet homme amateur de cigares et, au moins un temps, de bons vins, n’allait pas de soi. Une fois encore, IBK fait mine de ne pas s’en étonner. «Je suis un bon musulman.» Pour le prouver, chacun de ses meetings a débuté par une longue prière.
Si sa victoire est confirmée, Ibrahim Boubacar Keita sera contraint de composer avec des alliés hétéroclites. Il hérite d’un pays à genoux, profondément marqué par la crise et la guerre de ces derniers mois. Aujourd’hui, IBK, homme secret, va devoir, un peu, se dévoiler.
Par Tanguy Berthemet