Le mercredi 14 août 2013 marque jusqu’à présent le point culminant du violent combat entre l’armée égyptienne et les Frères musulmans. Et l’avenir ne s’annonce pas bien meilleur. L’armée a ainsi déclaré qu’elle tirerait dorénavant à balles réelles sur les manifestants, et un couvre-feu a été instauré. De leur côté, les Frères musulmans appellent à des manifestations quotidiennes. Cette sanglante confrontation est une dangereuse avancée dans la polarisation encore plus grande en Egypte, et l’issue en est plus qu’incertaine.
Au début de 2011, trois semaines de soulèvement populaire massif ont suffi à chasser le dictateur Moubarak du pouvoir. S’en est suivi un mariage de raison entre les Frères musulmans — qui, après les élections de juin 2012, ont choisi le président — et l’armée égyptienne qui s’est taillé sur mesure le rôle de défenseur de la patrie en laissant tomber son ancien chef au bon moment.
Nouveau soulèvement populaire
Dans ce mariage de raison, les revendications du peuple « Pain, liberté et justice sociale » ont de plus en plus été mises sur le côté. Que l’état-major de l’armée et les Frères musulmans se soient bien entendus n’est cependant guère étonnant. La seule organisation que la dictature militaire de quarante ans a laissé faire comme de si rien n’était, c’est justement les Frères musulmans. Celle-ci concordait avec l’islamisation de la société mise en œuvre par Sadate et Moubarak, ce qui a fait disparaître le nationalisme arabe de Nasser et a jeté les bases d’une division du pays. Toute autre forme d’organisation a lourdement été réprimée. Vu le manque d’organisations existantes, la révolte populaire a facilement été récupérée par l’armée et/ou les Frères musulmans.
Après la période de transition sous la direction du général Tantawi, les Frères musulmans ont gagné les élections financées par l’Occident. Un an après l’élection de Morsi, les vagues de protestations ont repris, de plus en plus fortes. Des millions d’Egyptiens sont descendus dans les rues. L’armée égyptienne a à nouveau saisi la balle au bond pour s’ériger en sauveur du peuple, et se débarrasser ainsi des Frères musulmans. L’épreuve de force qui s’est engagée fin juin 2013 est arrivée à un point culminant le 14 août, et elle est loin d’être finie.
Les généraux dictent la loi
Pour la deuxième fois en deux ans, l’armée chasse un président du pouvoir au nom du peuple. Quel que soit l’angle sous lequel on regarde les choses, il s’agit d’une évolution dangereuse. L’armée égyptienne a dirigé le pays ces quarante dernières années et a soutenu tant Sadate que Moubarak. La situation du pays et celle dans laquelle vivait la population était le moindre de ses soucis. Tant en février 2011 qu’en juin 2013, l’armée s’est engouffrée dans la brèche au bon moment et a ainsi confisqué le pouvoir au peuple pour réaliser ses propres objectifs et pouvoir effectuer elle-même les changements nécessaires.
Que l’armée puisse toutefois très vite changer de camp, les Frères musulmans ont pu s’en apercevoir à leurs douloureux dépens. Entre fin juin et mi-août 2013, les affrontements avec l’armée ont fait 300 morts. Puis, entre le 14 et le 16 août, 700 personnes ont perdu la vie. En sept semaines, il y a eu près d’un millier de morts, soit le même nombre de victimes que lors de la première révolte populaire au début de 2011.
On peut donc aussi plus que s’interroger sur la loyauté de l’armée aux revendications du peuple égyptien. Les généraux importants ont été formés aux Etats-Unis. C’était le cas du général Tantawi, ainsi que du général Al-Sisi qui tire les ficelles depuis le limogeage du président Morsi. Plus encore, l’aide militaire des Etats-Unis à l’armée égyptienne, environ 1,3 milliard de dollars par an, n’a durant cette période jamais été remise en question. Après Israël, l’Egypte est le pays qui reçoit le plus d’aide des Etats-Unis. Mais le rôle des Etats-Unis est encore plus clair lorsqu’on observe plus largement la région. Quelques semaines après l’arrestation du président Morsi, les amis des Etats-Unis — l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et le Koweït, ont donné 12 milliards de dollars — de soutien à l’Egypte. Tout indique que chasser les Frères musulmans du pouvoir sert plusieurs intérêts en même temps.
L’hypocrisie de l’Occident
Entre-temps, les intérêts des Etats-Unis et de l’Occident continuent à déterminer leur attitude dans la région. Lorsque les Frères musulmans ont gagné les élections en 2012, il n’y avait aucun point noir à l’horizon. Le vent a cependant commencé à tourner en août 2012, lorsque le président Morsi est allé à Pékin et à Téhéran, avant de se rendre à Washington. Morsi était le premier président égyptien à se rendre en Iran depuis quarante ans, et plusieurs prêts et investissements ont été convenus avec la Chine.
Il n’est donc pas étonnant que les Etats-Unis restent au balcon sans vraiment désapprouver lorsque l’armée chasse du pouvoir le président élu. Cela ne peut aussi guère étonner qu’Obama, et tout le monde occidental avec lui, ne s’avance pas davantage pour « appeler à la réserve toutes les parties ». L’annulation d’exercices militaires communs avec l’armée égyptienne peut difficilement être considérée comme une sanction.
Il y a une seule constante que nous pouvons retrouver dans la politique des Etats-Unis : « Comment garder l’Egypte sous contrôle ? » Ce n’est guère surprenant vu l’importance de l’Egypte. Pour les Etats-Unis, l’Egypte est depuis quarante ans un élément crucial de son contrôle dans la région, et ils entendent bien que cela continue. Aussi longtemps qu’il y a un partenaire stable à la frontière sud d’Israël, le contrôle est maintenu sur la canal de Suez, économiquement très important, la libéralisation de l’économie égyptienne sous la pression des prêts du FMI se poursuit, et les profits nécessaires peuvent être engrangés…
Jusqu’au début de 2011, il n’y avait aucun nuage à l’horizon pour les Etats-Unis. Tout était calme en Afrique du Nord. Aujourd’hui il faut cependant intervenir et c’est ce que fait Obama. Aussi longtemps que les détenteurs du pouvoir en Egypte défendent les intérêts des Etats-Unis, ils peuvent en attendre du soutien. Qu’il faille pour cela étouffer dans le sang les acquis démocratiques de la révolution populaire n’est pas un problème. Pas sûr que les Egyptiens pensent la même chose.
Source : Intal