Boa Thiémélé Ramsès fait partie de ces professeurs d’université qui en plus des travaux universitaires, mène une véritable vie d’intellectuel. Le philosophe qu’il est use de sa science pour interroger les turpitudes de la société dans laquelle il vit. A la faveur de la publication de son dernier livre « L’Ivoirité et l’Unité de la Côte d’Ivoire », il a bien voulu répondre à nos questions.
En découvrant le titre de votre dernier livre, je me suis dit : « Que recherche le Pr Boa Thiémélé en allant réveiller de son tombeau un concept aussi effrayant que l’ivoirité ? »
D’abord l’ivoirité n’est pas morte. Tant qu’existera la Côte d’Ivoire, on en parlera. Même si la Côte d’Ivoire venait à disparaître par fusion ou par absorption, on s’en souviendra comme composante de la nouvelle nation. Ensuite, l’ivoirité n’effraie que ceux qui veulent en avoir peur. Enfin, mon métier d’enseignant-chercheur m’oblige à m’y intéresser. Je rappelle pour terminer, que mon premier livre sur ce thème date de 2003. C’était, L’ivoirité entre culture et politique, édité chez L’Harmattan Paris. Il devenait important pour moi de suivre la destinée de cette notion qui oscille entre beauté et laideur, affirmation et négation.
Trouvaille des hommes de culture, l’ivoirité est récupérée par des hommes politiques. Ce glissement du terrain culturel au terrain politique suffit-il pour expliquer l’enlaidissement du concept ?
Je ne le pense pas. Ce sont plutôt les débats contemporains de l’ivoirité et aussi certains faits qui vont la modifier génétiquement : pêle-mêle citons, l’instauration, en 1990, de la carte de séjour par le Premier ministre d’alors M. Alassane Ouattara ; les contrôles abusifs des policiers de cette carte de séjour et des cartes nationales d’identité; le code électoral de 1994 réservant les élections aux seuls ivoiriens ; les débats sur l’origine et la nationalité du Premier ministre M. Alassane Ouattara et de Djéni Kobina Kouamé, Président-fondateur du RDR, déclaré par le Conseil constitutionnel à la veille des élections législatives du 26 novembre 1995 non ivoirien. Cet ancien haut cadre de l’administration ivoirienne était accusé d’être un ghanéen ; la loi de 1998 sur le foncier rural. L’ambiance de l’élaboration de la Constitution de 2000, sous le général Robert Guéi, etc.
L’idéologie de l’ivoirité politique a été pensée par des universitaires de haut niveau. Alors comment expliquez-vous cet échec si patent si on tient compte de tous les maux que cette idéologie a engendrés ?
D’abord, je doute que l’ivoirité soit à la base de ces maux. Il faut plutôt regarder du côté des ambitions de certains acteurs politiques. Ils avaient besoin d’un alibi et d’une notion mobilisatrice. Et l’ivoirité s’y prêtait. Ensuite, votre question pose le redoutable problème de la portée d’une parole prononcée, d’un texte écrit ou d’une œuvre de l’esprit. Un écrivain est-il responsable de tous les usages que des lecteurs font de ses textes ? Une chanson de Tiken Jah devenue l’hymne des rebelles fait-elle de ce musicien un rebelle ? Enfin, ces universitaires et les idéologues du PDCI-RDA se sont trompés lourdement sur un fait : il ne suffit pas d’avoir une bonne idée, encore faut-il savoir persuader, communiquer et la vendre. Bien souvent, les bonnes idées échouent et les mauvaises triomphent. Ils se sont murés derrière un silence incompréhensible.
Pourquoi se sont-ils murés derrière le silence au moment où le concept a été exploité de façon abusive et insidieuse avec les dérapages que nous connaissons ?
J’ai moi-même, en tant qu’enseignant-chercheur, posé la même question à un des concepteurs de l’ivoirité. Il m’a répondu qu’ils sont fatigués de faire des mises au point. Les textes sur l’ivoirité existent : des actes des colloques aussi, des conférences ou des articles dans des journaux également. Mais peu de gens les lisent. Les gens préfèrent les ragots et les rumeurs. Ceux qui ont vilipendé l’ivoirité ont eu une meilleure campagne médiatique de sabotage. Ils ont mobilisé les universitaires européens et américains avides de conflits qu’ils qualifient d’ethniques ; les radios et les télévisions étrangères ont, pour l’essentiel, mis dans les esprits l’idée d’une ivoirité de discrimination et de catégorisation.
A lire attentivement votre essai, l’exploitation politicienne de l’ivoirité n’a pas été le seul fait du PDCI.
Oui, bien sûr. Tous les politiciens en tirent profit. Dans mon dernier livre, je parle de ce fameux texte du FPI, Le Mémorandum du Front populaire ivoirien présenté à la table-ronde de Linas-Marcoussis dont de larges extraits ont été publiés par un quotidien de la place en novembre 2003. D’ailleurs j’ai demandé ce texte à des hauts cadres du FPI. Personne n’a pu me le procurer. Dans ce texte, le FPI dédouane l’ivoirité de ses relations coupables avec l’ensemble des problèmes politiques. Le RDR, alors, n’en parlons pas. Aujourd’hui, une certaine supercherie collective faite d’anachronisme tend à faire accroire que la Cour suprême avait disqualifié le candidat Alassane Ouattara à cause de l’ivoirité. L’arrêt de la Cour suprême a plutôt dit que le candidat Alassane Ouattara ne réunit pas toutes les exigences légales pour être candidat à l’élection présidentielle de 2000. D’ailleurs dans cet arrêt, nulle part il est mentionné le mot « ivoirité ». Alpha Blondy, de son côté, dit qu’il faut légiférer sur ce concept. Il veut même organiser une croisade contre l’ivoirité. Un journaliste a écrit qu’il faut interdire l’ivoirité. Peut-être qu’il va m’intenter un procès, d’avoir encore écrit sur l’ivoirité. C’est comme si on disait qu’il faut interdire de parler des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, de la Shoa, des horreurs de la guerre du Vietnam, etc., parce qu’il y a eu mort d’hommes. Mais c’est un délire incroyable qui s’empare de tout le monde.
Vous proposez de réhabiliter l’ivoirité par sa dépolitisation. Ne pensez-vous pas qu’ une telle approche est quasi utopique ?
Je ne suis pas un concepteur de l’ivoirité pour en demander sa réhabilitation. En toute chose, mon attitude consiste à y voir le bien. Il y avait un projet fédérateur dans l’ivoirité. C’est ça qui m’a intéressé, essentiellement en tant que panafricain. Une telle approche n’est pas utopique puisque les deux camps qui se sont affrontés se retrouvent au sein du RHDP. D’ailleurs, je suis curieux de connaître la position du RHDP sur l’ivoirité. Nous avons le droit de le savoir.
L’ivoirité restaurée, corrigée…n’est-elle pas une version du « vivre ensemble » cher au RDR ?
Ce que vous dites est juste. S’il en est ainsi, c’est que, au fond, le RDR et le PDCI-RDA, visaient la même chose. Les tempéraments, la culture des acteurs et les frustrations mal contenues n’ont pas permis une mise en scène apaisée de leur idéal politique.
D’aucuns pensent qu’intrinsèquement, il est difficile d’articuler l’ivoirité et unité africaine…
C’est même la chose la plus aisée, cette articulation. Du point de vue culturel, l’ivoirité s’enracine dans l’affirmation globale de l’identité africaine, en tant que part des Ivoiriens. Je rappelle que Niangoranh Porquet voyait dans l’ivoirité, élément constitutif de sa griotique, ce que les Ivoiriens apportaient de beau et de bien, à la construction de l’identité culturelle africaine. La griotique et l’ivoirité devaient réconcilier la culture africaine avec les Ivoiriens, qu’il jugeait aliénés. Lorsque M. Bédié reprend ce concept, il dit qu’elle concerne en premier lieu les peuples enracinés en Côte d’Ivoire mais aussi ceux qui y vivent et y travaillent en partageant nos valeurs. Dans « ceux qui y vivent et y travaillent », je vois, à titre inclusif, les autres peuples d’Afrique. Aimer son pays n’empêche pas de chérir l’Afrique et de vouloir l’unité africaine.
Après la disparition de Niangoran Porquet, le monde culturel n’a pas fait de l’ivoirité une préoccupation. Un tel déficit ne serait-il pas le terreau sur lequel ont germé les dérives politiques ?
L’ivoirité était accessoire dans les textes de Niangoranh Porquet. Il avait plutôt mis l’accent sur la griotique, qu’il avait tenté de conceptualiser avec son complice Touré Aboubakar Cyprien. Malgré tout, tous deux pensent que la quintessence de la griotique est une formalisation de la parole négro-africaine(…) Comme je le disais au début de notre entretien, les dérives politiques sont liées à des faits et à des événements contemporains de l’entrée en scène de la version politique de l’ivoirité. Le terreau principal, c’est que l’ivoirité est arrivée au mauvais moment. L’inopportunité du temps et la très bonne campagne médiatique internationale de ceux qui n’en voulaient pas ont contribué à son enlaidissement.
Pourquoi les Ivoiriens doivent-ils lire votre livre « L’ivoirité et l’unité nationale » ?
D’abord parce que le retour du tribalisme est inquiétant. Plus on vilipende l’ivoirité, plus on encourage le repli sur les bases ethniques. Je le constate chez ceux qui se moquent de l’ivoirité. L’ivoirité politique voulait combattre le tribalisme en nous invitant à nous délier de nos appartenances primitives pour la création d’une nation à synthèse culturelle. En ce sens, M. Bédié a eu raison d’écrire que l’ivoirité naissante était en devenir. Ensuite, parce que les psychologues nous apprennent que garder le silence sur la douleur renforce la souffrance et rend difficile la guérison. C’est pourquoi, même si l’ivoirité est véritablement source de division, ne pas en parler et garder au fond de soi-même cette douleur silencieuse, ce serait encourager la division et compromettre la réconciliation. (…)Il faut savoir penser ses souffrances pour les panser.
Interview réalisée par Elvis Apra