“Quand la volonté et l’écriture brisent le destin”
Grâce aux éditions Les Classiques ivoiriens, j’ai savouré Josette Abondio puis dégusté “Je te le devais bien” de Flore Hazoumé. Et là, première de couverture suggestive, sensuelle. Érotique. Une chambre à la lumière mate. Un corps nu et recroquevillé presqu’au pied d’un lit aux lingeries éparses. Une femme. Une douloureuse vie désordonnée? Des remords? C’est “Christelle ou le destin d’une esclave sexuelle”, le premier roman de Patricia Hourra paru chez Matrice. Je viens de me l’offrir. Avec appétit, raison, sensibilité et … volupté.
Mariée par Robert Masson à Abidjan, Christelle se retrouve à Paris dans un puissant réseau de prostitution. Elle devient esclave sexuelle. Parviendra-t-elle à se sortir des griffes des proxénètes? La renaissance en une femme libre pourrait être une gageure.
Dans les goulags feutrés des paillettes, de la luxure et la prostitution “industrielle”, le sanctuaire du Sex Garden est une maison close dont ruisselle le torrent insipide de l’immoralité et de l’immonde perversité. La femme est ici réduite au statut d’objet dont jouissent à volonté les riches aux appétits sexuels gloutons et inimaginables. Un léger encens de “Le paradis français” de Maurice Bandaman. Contemplons ce portrait de la femme-marchandise: “Ton corps est parfait, tu as de belles fesses, une belle chute de reins, une poitrine ferme et excitante, tes lèvres appellent à partager un baiser” (P. 39). Tel au temps où les esclavagistes jaugeaient les nègres avant l’indigne troc contre des pacotilles, des menus fretins. L’auteure porte ici un regard très critique sur notre société qui s’humilie jours et nuits au pied du dieu-argent. Un monde dégueulasse.
Christelle parvient à broyer les os de l’ogre appelé destin sous l’impulsion de Robert, le parfait adjuvant qui se dresse à ses côtés, alors que son “époux” l’avait convoyée en enfer: “Depuis le jour de mon arrivée à l’aéroport Charles Roissy De Gaule, j’ai pénétré l’enfer” (P.37). Deux Robert rencontrés, deux moralités, deux personnalités. Sous l’étoffe de la même couleur blanche, un Robert efface “efface” les turpitudes d’un Robert. Le hasard existe-t-il? Pour sûr, la vertu n’a point de race, encore moins le mal. Un message limpide à toutes ces filles étreintes par l’illusion et le complexe corrosif du Blanc affectueux et riche dans le moule fascinant du savoir-vivre. Illustration dans un jeu anaphorique horizontal palpitant: “Je suis l’illusion de toute la société avide de changement et de bonheur. Je suis le résidu d’un avenir sacrifié par le présent, je suis la lave d’un désir (…), je suis le chemin de la perdition” (P.7).
L’amour-brasier incinéra tous les doutes et faiblesses qui jonchaient la voie devant le personnage principal. L’amour ne naît-il pas parfois dans les cendres des coeurs calcinés? Ainsi motivée par son bon Robert, l’ex-prostituée, de sa vie putride, des immondices morales que fut son existence au Sex Garden, fit jaillir le truculent roman de sa vie qui devint un best-seller.
Dans cette œuvre qui vogue entre le roman de mœurs et le roman psychologique, la structure rompt avec le schéma canonique du récit fixé par Vladimir Propp. Patricia Hourra refuse ce stéréotype sclérosant qui pourrait infantiliser le lecteur. Dans le flot du prologue, sous la caméra-plume de l’écrivaine, Christelle Tapé fait penser au docteur Richard Kimble, le fugitif: “Je fuyais comme certaines fuient un mari indélicat, des enfants qu’on juge trop envahissants, un patron pervers, (…) une vie trop misérable” (P.7).
Pourrait-on refermer cette œuvre sans remarquer les trames qui étoffent l’intrigue? À côté de Christelle qui se raconte, l’on voit se déployer une douce guéguerre entre l’amante et Elvire, la fille de Coussier. L’on est aussi dévasté par le “drame” Robert-Elvire dans un processus de reconstitution de leur famille née déglinguée à cause de l’irresponsabilité du père qui désire se réhabiliter alors que la fille est foudroyée par un cancer carnassier. Toutes ces successions s’enchevêtrent pour nouer et propulser le récit.
Hourra, sur les ailes d’albatros de son écriture mature, explore plusieurs thèmes qui jalonnent le parcours de l’homme. L’amour, le drame de l’immigration, la prostitution, la chosification de la femme, l’humanisme, la famille, les frictions entre libre-arbitre et destin sont autant de notions passées en revue dans cette œuvre. L’esthétique, il me semble que Patricia Hourra la conçoit comme un mode de vie et un état d’esprit, une vision du monde où réalité et idéal se côtoient. Loin des mercenaires de la plume charriant poncifs ennuyeux et histoires fades, la jeune dame tisse ses phrases de perles insolentes. Des charmes. Dégustons ce corpus où se mêlent personnification et métaphore: “Dehors, les premiers rayons draguaient outrageusement l’aurore, épiant la moindre ombre pour la faire périr” (P.130). Il arrive même que l’auteure traduise le souvenir de la puanteur des cinq années du Garden à travers un seul morphème répété. “Cette odeur empeste tout en moi; toute ma personne transporte cette odeur. L’odeur de l’immoralité, l’odeur de la douleur…” (P.37) se désole Christelle. Dans des envolées, la narration continue entre bestialité et finesse de l’écriture comme pour anesthésier la mortification. Un extrait révoltant. Le “gaillard me souleva comme une plume et me posa sur le lit. Avec des gestes scabreux, il déchira mon chemisier et déjà fit sortir mes seins qu’il se mit à téter goulument. (…) sa bouche s’abattit sur la mienne. Il m’écrasait de tout son poids et déjà ses mains fouillaient mon intimité avec une indécence qui me figea. Je fus visitée par cet homme pendant de longues minutes” (P.P38-39). Ah, cet euphémisme puritain dans la chute! Bien sûr qu’on ne doit guère omettre les vers qui sertissent le visage du poignant récit. Parfois, les jambes multiples de la prose narrative ne peuvent plus supporter la charge émotionnelle de la douleur et de la révolte. Alors, comme chez Wêrê-Wêrê Liking, elles se métamorphosent en solides pattes d’éléphant pour dire avec des vers, des mélopées qui transpercent le cœur et affolent l’âme du lecteur pour le plonger dans un état de sidération. Le calame de Patricia Hourra a ce pouvoir alchimique de chanter la narration.
Par endroits, son œuvre nous gratifie de sonorités et donc de musicalité avec des tonalités pathétique, satirique et réaliste. Quel rythme endiablé! Toutes ces couleurs imposent le furieux désir de continuer à déflorer et coïter les pages charnues qui nous jettent des œillades séductrices. Extrait: “Au firmament d’un sourire offert par la lune//Sur le ciel du soleil, j’ai voulu danser//A l’ombre d’un destin de pierres taillées”. La poésie ne met-elle pas les mots en fête pour accoucher d’une belle prose? C’est cela aussi la fibre poétique de l’écrivaine. Poésie narrée ou narration poétique, la formule est tout trouvée.
On peut le dire tout net, malgré quelques errements dûs aux coquilles à vite biffer, cet ouvrage est de belle facture.
Si vous êtes entourés, tant mieux. Mais n’oubliez pas les escapades de lecture. Si vous baignez pour l’heure dans les eaux boueuses et bourbeuses de la solitude, je vous conseille de peupler ce désert de bons livres dont celui de Hourra. Un triomphe sur le sort. Pourtant, il semble que “le destin mêle les cartes et nous jouons”. Une redoutable romancière est née. Du romancier Inza Bamba au féminin.
Patricia Hourra, “Christelle ou le destin d’une esclave sexuelle”, éd. Matrice, 176 pages.
Soilé Cheick Amidou