Comment est né le concept d’ivoirité ? Ce concept nait dans les années 70, mais, ce concept fait son apparition en 1974 grâce à Pierre Niava qui parle un peu de jeune intellectuel[1]. « Déjà en mars 1995, recevant les meilleurs artistes de l’année 1994, le Président Henri KONAN BEDIE avait tenu les propos suivants : « il s’agit pour nous de réaliser progressivement mais résolument le projet culturel qui fera l’homme nouveau, un homme ivoirien pétri de toute la substance de nos diverses cultures ethniques, porteur d’une culture nationale qui fonde son ivoirité ». On remarquera que c’est dans un contexte purement culturel – en recevant les meilleurs artistes de l’année 1994 – que le concept a vu le jour. Il s’agit donc en fait des « caractéristiques culturelles de l’Ivoirien »[2] Plus tard, les contours en seront définis tant par le Président BEDIE lui-même que par la CURDIPHE (Cellule universitaire de réflexion et de développement des idées du Président Henri KONAN BEDIE). Lors de la Convention nationale du PDCI tenue à Yamoussoukro les 25 et 26 août 1995, il précise : « l’Ivoirité est l’affirmation de notre personnalité culturelle, l’épanouissement de l’homme ivoirien dans ce qui fait sa spécificité »[3]. Continuant sur sa même lancée, il ajoutera une année après, soit le 28 octobre 1996, au Xème Congrès du PDCI-RDA, que « ou bien on est Ivoirien, on se sent Ivoirien et on estime que les Ivoiriens sont l’expression d’un ensemble d’attitudes et d’opinions qui leur ressemblent et les rassemblent, et qu’ainsi ils ont en commun et en héritage des valeurs, une culture nationale à partager et à faire fructifier pour en assurer l’universalité »[4]. Notons la contribution fort utile du professeur Georges NIANGORAN BOUAH pour qui, « ce terme peut désigner les habitudes et un style de vie, c’est-à-dire la manière d’être de se comporter des habitants de la Côte d’Ivoire. Et là, il peut s’agir d’un étranger qui possède des manières ivoiriennes par cohabitation ou par initiation »[5]. Il associera par la suite « à l’ivoirité » les « cinq grands groupes ethnolinguistiques » existant en Côte d’Ivoire, soit ceux des « Akan », des « Mandé et Bambara », des « Dan », des « Gur » et des « Krou ». Ainsi, personne n’était oublié dans le grand ensemble national ; et, contrairement à ce qui a été parfois affirmé, l’élaboration intellectuelle du concept d’ivoirité n’avait pas comme objectif avoué d’éliminer de la vie nationale les musulmans du Nord[6]. Plusieurs remarques et commentaires s’imposent à nous à ce stade de la réflexion. Premièrement, le concept est né, comme nous l’avons vue, dans un contexte purement culturel en 1994. Deuxièmement, le Président BEDIE note que « ou bien on est Ivoirien, on se sent Ivoirien », ce à quoi le professeur NIANGORAN BOUAH ajoute enfin que « il peut s’agir d’un étranger qui possède des manières ivoiriennes par cohabitation ou par initiation ».
Au regard donc de ces remarques, quelles analyses ? Le concept d’Ivoirité n’est pas en soi réducteur encore moins à tendance raciste voire xénophobe. Il se veut le creuset de « ce qui est ivoirien, c’est-à-dire la nation considérée comme telle dans sa vie propre et individuelle »[7]. Il n’est pas non plus exclusif aux seuls nationaux ivoiriens avec la mention faite des étrangers par le professeur NIANGORAN BOUAH et « n’exclut pas non plus le brassage culturel »[8]. La question que l’on pourrait se poser est celle de savoir comment en est-on arrivé à voir l’Ivoirité comme un concept à la fois réducteur et destructeur ? « Les gens ont carrément dévoyé le terme et en ont fait une exploitation politicienne pour donner une enveloppe conceptuelle aux tracasseries policières, le tout couronné par le cas Alassane Dramane OUATTARA »[9]. En effet, « de 1994 à 2000, c’est la personne de Alassane OUATTARA et ses ambitions politiques qui, en quelque sorte, fixèrent une tension interne déjà perceptible. »[10] Il était présenté à souhait comme « un parasite et un profiteur »[11] et qui était « entré jadis dans la fonction publique internationale sur des quotas ‘‘voltaïques’’ et non pas ivoiriens »[12] alors que « sa famille demeurait si durablement associée à l’histoire locale du nord-est du pays, que son propre frère restait député-maire, toujours réélu de sa ville natale de Kong. »[13]. Remarquons ici que nous empruntons le chemin de la politique pour quitter celui du culturel. C’est ce qu’affirme le Père Alphonse QUENUM quand il dit que « le concept d’« ivoirité » fut d’abord développé dans un contexte de littérature à l’Université d’Abidjan, pour cultiver et pour promouvoir une atmosphère d’authenticité nationale. Mais le concept va s’évader de cet espace clos pour prendre le vent du large et de l’engagement politique. Les acteurs universitaires qui ont été propulsés dans la sphère politique, au plus haut niveau de l’Etat, vont profiter de leur nouvelle position pour l’offrir au chef de l’Etat, le Président Bédié, comme arme idéologique de propagande. Il le lance dans un espace ouvert, sans pouvoir en endiguer de façon rationnelle les effets pervers. »[14] Laurent Dona FOLOGO ne dit pas autre chose quand il affirme que « l’ivoirité était à l’origine une notion culturelle, lorsque le Président Henri KONAN BEDIE l’employait lors de sa campagne en 1995. Malheureusement, le contexte de sa diffusion – en période de tension politique – a été à l’origine de sa mauvaise utilisation. »[15]. Et de poursuivre « qu’aujourd’hui, il est assimilé au nazisme, à l’apartheid, à l’exclusion, à la xénophobie… »[16].
Les conséquences d’une telle déviation, l’on s’en doute, sont nombreuses. Désormais en Côte d’Ivoire, ce concept est devenu un « poison politique »[17]. Car, « comment faire comprendre à un citoyen que le refus d’obtempérer à une sommation des agents assermentés expose à des sanctions sans qu’il ne se considère victime de harcèlement et de tracasseries ? Comment, aussi, faire accepter à ces agents qu’ils ne doivent avoir de préjugés sur quelque citoyen que ce soit dans l’exercice de leurs fonctions. L’ivoirité dont on parle tant, n’est rien d’autre que toutes ces pratiques déloyales de quelques individus dans leurs propres intérêts »[18]. Le Père QUENUM va plus loin dans l’analyse des effets négatifs de ce concept. Pour lui en effet, après « lui avoir donné une assise juridique que lui offrit la loi électorale de 1995, ces dispositions éliminent du jeu politique, à un certain niveau, les enfants de plusieurs acteurs majeurs de la vie politique ivoirienne, qui se sont alliés à des épouses ou des maris étrangers. Elle introduit une discrimination dans presque chaque maison, étant donné le métissage avancé de la société ivoirienne. »[19]. Plus grave, le problème va se muer en un « rejet des musulmans du Nord. »[20] A la vérité, « le problème posé par ces derniers ne s’est, en réalité, aggravé que d’une manière indirecte, car, si ceux-ci, de l’aveu général, appartenaient bien, en termes historiques, à l’ensemble national, il demeurait cependant difficile, de les distinguer réellement de groupes culturels très voisins et reconnus comme ‘‘étrangers’’…Par une sorte d’assimilation implicite de tous les Sahéliens à des ‘‘étrangers’’, le nord du pays a donc été privé – dans les faits plus que dans les droits – d’une participation égalitaire à la nouvelle identité nationale, dans le cadre de l’ivoirité. »[21]. On le voit bien, l’ivoirité se présente désormais « comme une option préférentielle »[22] et comme « un concept réducteur et destructeur, d’autant plus que ce concept d’ivoirité interdit implicitement tout union entre un ou une ivoirien (ne) et un étranger africain ou non africain non seulement du point de vue affectif mais également de la pleine citoyenneté. »[23]. Quant au professeur Harris MEMEL-FOTE, « il considère l’ivoirité comme une opération, d’abord à visée d’hégémonie politique, au profit du groupe ethnique baoulé, puis de façon plus large, ‘‘Akan’’, pour s’assurer indéfiniment le pouvoir. Selon lui, ce groupe se considère comme une aristocratie, la seule digne de gérer la Côte d’Ivoire. Il analyse l’émergence de l’idéologie de l’ivoirité comme une logique d’ethnocratie, d’oligarchie et de tentation monarchique, et un obstacle à l’esprit démocratique et républicain »[24]. Un autre problème va se poser aussi avec acuité aux populations ivoiriennes. En effet, hormis les problèmes de la carte de séjour et de l’ivoirité, le code foncier rural va se « positionner ».
Samuel BEUGRE
[1] Pierre Niava,, « De la griotique à l’ivoirité » in Fraternité Matin du 21 novembre 1974. Cité par Pr. Thiémélé Ramsès Boa
[2] A.DOUALY, ‘‘L’Ivoirité n’exclut pas la brassage culturel’’ interview réalisée par P. ZOBO in Fraternité Matin du mardi 18 novembre 2003
[3] Henri KONAN BEDIE, Les chemins de ma vie, Paris, Plon, 1999, p.43
[4] René M. GNALEGA, ‘‘Ivoirité et ethnicité’’ in Cahier du Nouvel Esprit, La question éthique, n°6, janvier-février 1998, p.17
[5] Georges NIANGORAN BOUAH, ‘‘Les fondements socio-culturels de l’Ivoirité’’ in Ethics, Revue de la Curdiphe n°1, PUCI, Octobre 1996, p.45
[6] F. GAULME, ‘‘L’ivoirité, récette de guerre civile’’ in Etudes n°3943, Mars 2001, pp.296-297
[7] Jean Noël LOUCOU, ‘‘De l’Ivoirité’’ in Ethics, p.25
[8] A. DOUALY, idem
[9] A. DOUALY, idem
[10] François GAULME, ‘‘ L’ivoirité, recette de guerre civile’’ in Etudes n°3943, mars 2003
[11] Idem
[12] Idem
[13] Idem
[14] A QUENUM, ‘‘Pluralité ethnique et devenir de la Côte d’Ivoire’’, in Spiritus, n°164, septembre 2001, p. 244
[15] P.N.ZOBO ‘‘Enterrons l’Ivoirité et demeurons Ivoiriens’’in Fraternité Matin du jeudi 13 novembre 2003.
[16] Idem
[17] Idem
[18] A.DOUALY, idem
[19] A QUENUM, op cit. p.245
[20] F. GAULME, op.cit., p.297
[21] Idem, p.297
[22] A QUENUM, op cit. p.245
[23] Alban Alexandre COULIBALY, Le système politique ivoirien, de la colonie à la Iième République, Harmattan, Paris 2002, p.69
[24] A QUENUM, op cit. p p.245-246