Né au Kenya en 1938, Ngugi Wa Thiong’o est incontestablement un écrivain engagé et ce n’est pas la seule chose qui le rapproche de l’auteur de la célèbre phrase : “Le tigre ne proclame pas sa tigritude ; il bondit sur sa proie et la dévore.” Comme Wole Soyinka, Ngugi est universitaire, a fait la prison sous Daniel Arap Moi qui jugeait ses écrits subversifs et a touché à presque tous les genres littéraires : le théâtre, la nouvelle, l’essai et le roman.
“Ne pleure pas, mon enfant” – “Weep not, child” en anglais – est son premier roman. Pourquoi ce roman écrit en 1964 (il sera traduit en français en 1983 chez Hatier) a-t-il connu plus de succès que tous les autres ouvrages de Ngugi ? Parce qu’il revisite une époque douloureuse de l’histoire de l’Afrique anglophone, parce qu’il fait revivre la résistance des Kenyans sous la colonisation britannique.
Plusieurs personnages tiennent une place importante dans ce roman. D’abord, Ngotho et Boro. Ils sont père et fils. L’un participa à la Première Guerre mondiale, l’autre à la Seconde. Deux guerres qui ne concernaient nullement les Africains mais que l’Afrique accepta de livrer par solidarité avec l’Europe envahie et malmenée par Hitler et dans lesquelles nombre de ses fils perdirent la vie. Que gagnèrent les Africains en retour ? Rien en termes d’amélioration de leurs conditions de vie. Le pire, c’est que, quand certains comme les tirailleurs africains du camp de Thiaroye (Sénégal) tentèrent de revendiquer une augmentation de leur solde, ils furent purement et simplement fusillés par l’armée française. L’Afrique anglophone ne fut pas mieux traitée car la majorité des Kenyans ne retrouveront pas leurs terres après la guerre de 1945. C’est le cas de Ngotho dépossédé de la terre de ses ancêtres (pour nourrir sa famille, il est désormais obligé de travailler chez le colon Howlands) et de Boro qui est sans emploi. Ngotho croit cependant à la prophétie d’un certain Mugo selon laquelle le Blanc partira un jour et la terre sera restituée à ses vrais propriétaires. Boro, lui, refuse de croire aux prophéties qui endorment et démobilisent. La seule chose à laquelle il croit, c’est la lutte. Voilà pourquoi il ne tarde pas à rejoindre la résistance du peuple kikuyu appelée également rébellion Mau-Mau.
Comment les leaders de ce mouvement comptent-ils lutter ? Comment obligeront-ils les colons britanniques à revoir leur politique ? En organisant une grève pacifique. Ngotho assiste au meeting qui marque le premier jour de la grève. De nombreux Kenyans n’ont pas voulu rater ce meeting. Ce jour-là, Ngotho aperçoit son fils parmi les orateurs. Kiarie, le premier intervenant, rappelle à la foule que cette terre leur a été donnée par Dieu comme l’Inde a été donnée aux Indiens et l’Europe aux Européens ; il explique ensuite comment la Bible et l’épée se sont unies pour voler cette terre. Après avoir reproché aux ancêtres d’avoir eu pitié de l’étranger et de l’avoir accueilli à bras ouverts, Kiarie parle de Jomo Kenyatta. Pour lui, ce dernier est le nouveau Moïse envoyé par Dieu pour demander au pharaon blanc de libérer le peuple kenyan. “Et c’est pour dire cela aux Britanniques que nous nous sommes réunis ici. Rendez-nous notre terre ! Maintenant !” À peine Kiarie acheva-t-il sa phrase que la police encercla la foule. Ngotho vit alors un inspecteur blanc monter sur l’estrade avec un riche kenyan prénommé Jacobo. Ce dernier demanda aux grévistes de retourner à leur travail et de ne pas écouter les “agitateurs” venus de Nairobi. Ngotho comprit, à ce moment-là, que Jacobo travaillait contre les intérêts du peuple noir, qu’il n’était qu’un traître et que c’est par lui que les Blancs voulaient passer pour casser la grève. Quelques instants plus tard, le meeting est interrompu et la foule, dispersée par la police à coups de gaz lacrymogènes. Quant aux meneurs, ils sont arrêtés et conduits vers une destination inconnue. Difficile de ne pas penser ici à Jomo Kenyatta arrêté et embastillé en 1952 par les Britanniques. Mais, loin de le décourager, son arrestation pousse le mouvement Mau-Mau à intensifier la lutte. Le conflit fera plus de 13.000 morts. Face à la détermination des Kenyans, les Britanniques sont obligés de libérer Kenyatta. Et c’est lui, Jomo Kenyatta, l’ancien prisonnier, qui proclamera l’indépendance du Kenya, le 12 décembre 1964.
Le premier enseignement que je tire de ce roman, c’est que ceux qui luttent pour la liberté et la justice, ceux qui mènent ce combat difficile mais ô combien nécessaire tout en refusant de se compromettre avec l’oppresseur ou de s’acoquiner avec ses valets, finissent par triompher. Deuxièmement, ceux qui sont convaincus que l’injustice et le faux n’ont pas le dernier mot doivent s’attendre à trouver, sur leur route, des Jacobo, c’est-à-dire des gens prêts à travailler avec l’oppresseur. Et voici les arguments des Jacobo : “Le Blanc est trop puissant ; c’est lui qui fait et défait les présidents en Afrique ; il faut donc coopérer avec lui.” Ces Jacobo sont des gens médiocres parce qu’ils ne voient pas plus loin que leur ventre, parce qu’ils nourrissent un inutile complexe d’infériorité à l’égard du Blanc, parce qu’ils sacralisent et divinisent le Blanc. Ils ont tort car les magouilles des Sarkozy, Cahuzac, Copé et autres Fillon sont là pour témoigner que ces gens-là ne sont pas meilleurs que nous et qu’ils sont mal placés pour donner des leçons à qui que ce soit. Si je parle des Jacobo, c’est pour souligner le fait que ce sont eux qui retardent notre libération et que c’est avec leur complicité que furent liquidés les Kragbé Gnagbé, Thomas Sankara, Sylvanus Olympio, Ruben Um Nyobè, Patrice Lumumba et autres nationalistes africains. Les Jacobo sont partout. Ils étaient donc en Chine et dans la France occupée par l’Allemagne nazie mais nous savons comment Mao Zedong et de Gaulle après la libération de la France se sont occupés d’eux. En d’autres termes, là où il y aura des hommes et des femmes en lutte pour une vie meilleure, il y aura toujours des Jacobo. Il incombe simplement aux combattants de la liberté d’être vigilants et de les neutraliser aussitôt qu’ils les ont démasqués.
“La littérature n’est efficace que si elle est engagée, c’est-à-dire si elle entraîne l’homme vers l’amélioration de la condition des hommes et vers l’humanité”, disait Jean-Paul Sartre. Ngugi Wa Thiong’o en aura donné magistralement la preuve dans “Ne pleure pas, mon enfant”.
C’est à chacun de nous que la mère Afrique demande aujourd’hui de ne pas pleurer mais de se retrousser les manches pour mener le combat contre l’injustice et l’oppression.
Ngugi, qui écrit désormais en kikuyu, plaide depuis 1981 pour une décolonisation par la langue. 5 ans plus tard, il publiera “Decolonising the Mind” où il développe sa position sur la question.
Jean-Claude DJEREKE