Les “intellectuels” africains sont souvent accusés d’être les premiers responsables des malheurs du continent. Pour avoir théorisé et défendu le parti unique comme le Togolais Edem Kodjo ou pour avoir travaillé avec des pouvoirs autoritaires et sanguinaires. Il peut y avoir une vérité dans cette accusation mais tous les “intellectuels” africains ont-ils vendu leur âme au diable ? Tous sont-ils corrompus et cupides comme les deux énergumènes qui récemment ont reçu 50 millions d’euros d’Emmanuel Macron pour créer et diriger en Afrique du Sud une fondation qui devrait contribuer à l’innovation de la démocratie en Afrique au moment où Emmanuel Todd et d’autres penseurs européens affirment que cette démocratie est morte en Europe, continent dirigé par une oligarchie ? L’un avait accepté de copiloter le sommet de Montpellier (8 octobre 2021) parce que, selon lui, les choses sont en train de changer positivement dans la relation entre la France et ses ex-colonies. L’autre l’avait boycotté parce qu’il n’en voyait pas l’utilité.
Certains “intellectuels” peuvent manquer de cohérence et de dignité mais je ne crois pas qu’il soit juste de considérer tous ceux qui essaient de penser et de faire réfléchir en Afrique comme des gens soucieux uniquement de remplir leur panse.
En d’autres termes, il est nécessaire de se garder d’une généralisation hâtive et abusive. Pourquoi ? Parce que tous les Africains ayant fait des études supérieures ou travaillant à l’université comme enseignants ou chercheurs ne sont pas pourris, complexés ou traîtres à l’Afrique, parce qu’il y a encore, sur le continent et dans la diaspora africaine, des intellectuels lucides, patriotes et libres. Ceux-là, les plus nombreux d’ailleurs, Fabien Eboussi les appelle “les intellectuels authentiques” parce qu’ils “ont résisté aux séductions de l’intégration, ont refusé de se renier, de se truquer, sont restés sur la brèche, entre le passé et l’avenir, entre deux mondes… sont demeurés des humains”. Eboussi poursuit : “Il y faut une double rupture avec la servilité et la complaisance avec les mythes de l’altérité et de l’identité. Ce deuxième degré de courage fait du paria conscient un solitaire absolu et peut entraîner pour lui bien des privations et des tracas. En un sens, il est du côté des vaincus.” Cet intellectuel authentique ou paria conscient, le philosophe camerounais l’oppose au “pseudo-intellectuel [qui] veut s’intégrer dans les réseaux administratifs, entrer dans les circuits où se stockent et se redistribuent les biens rares, les honneurs et les plaisirs”. Et Fabien Eboussi de conclure : “Comme tout parvenu, le pseudo-intellectuel africain est un être qui ne s’accepte pas, qui élude la confrontation sérieuse avec lui-même et avec le modèle auquel il s’est identifié au mépris de soi et des siens. Il n’est nulle part, à force de vouloir être partout. Vis-à-vis des siens, il se croit la mission de les éclairer, de les refaire comme du dehors, en vertu des connaissances et de l’autorité qu’il a acquises auprès des détenteurs de la modernité. Il adopte, sans les situer, tous les discours humanistes de l’universalité, et en use comme d’un instrument de jugement péremptoire. Cela lui fait faire l’économie de s’investir dans l’exploration du réel, pour n’avoir plus qu’à subsumer le particulier sous le général ou à accuser le réel et la vie qui refusent de se laisser enfermer dans des cadres préconçus, des concepts oublieux de leur engendrement et des problèmes dont ils sont les solutions. La violence et la méconnaissance vis-à-vis de là où il vient lui sont consubstantielles : la honte de soi l’accompagne sourdement. Vis-à-vis des autres, c’est la complaisance qui domine, l’absence du sens critique et historique.” (cf. ‘Lignes de résistance’, Yaoundé, Clé, 1999, pp. 36-42).
On l’aura noté : les intellectuels ne sont pas d’abord les détenteurs d’un parchemin et/ou d’un titre académique, ni des agitateurs d’idées mais ceux qui, en plus d’épouser la cause et les combats du peuple, “mettent leur tête sur le billot en assumant la difficile tâche de protester pendant que d’autres se taisent prudemment ou n’ouvrent la bouche que pour flatter les détenteurs du pouvoir” (Melchior Mbonimpa , « Un intellectuel organique ? » dans Ambroise Kom, ‘Fabien Eboussi Boulaga, la philosophie du Muntu’, Paris, Karthala, 2009, p. 175).
En définitive, c’est toute la question de la différence entre intellectuel et diplômé qui est posée ici. Tout diplômé n’est pas nécessairement un intellectuel.
Jean Claude DJEREKE