« Ne pas dire la vérité, c’est cacher le mal et non le supprimer. Taire la vérité, c’est favoriser le mensonge. C’est pourquoi, il faut dire la vérité. »

Monsieur le juge président,

Tout d’abord, je vous remercie de recevoir cette lettre ouverte que je me permets de vous adresser, en espérant qu’elle parviendra dans vos mains et que vous prendrez le temps et la peine de la lire attentivement, patiemment, jusqu’au bout.

Je vais, ici, me permettre de vous parler franchement, du moins de dire quelques vérités. Vous savez ! Ne pas dire la vérité, c’est cacher le mal et non le supprimer. Taire la vérité, c’est favoriser le mensonge. C’est pourquoi, il faut dire la vérité. C’est pourquoi, il faut partager la vérité. C’est indispensable.

Je voudrais d’avance vous présenter mes excuses, au cas où, d’aventure, vous vous sentiriez gêné ou blessé par mes propos. Telle n’est, ni mon intention, ni mon but.

Mon objectif, en vous adressant cette lettre ouverte, est de susciter la réflexion, et de contribuer à ce que le mal s’arrête de se propager.

Monsieur le juge président,

Comme des millions de personnes dans le monde entier, j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt et d’attention, l’Audience de la Chambre d’appel de la CPI, tenue le 6 février 2020 à La Haye, au Pays-Bas, en ce qui concerne l’affaire Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé.

Avant de vous exposer l’objet de cette lettre ouverte, permettez-moi de vous féliciter pour votre intelligence et la diligence avec laquelle vous avez présidé cette audience et dirigé les débats. Bravo !

Monsieur le juge président,

J’ai applaudi de mes deux mains votre grandeur d’esprit et votre maîtrise du droit pénal lorsque vous avez recadré le sujet de cette audience, en précisant qu’il s’agit purement et uniquement de statuer sur les droits des deux acquittés et en réaffirmant, d’entrée de jeu, que « le 15 janvier 2019, au terme d’un procès de trois ans à la CPI, Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé ont été acquittés », c’est-à-dire reconnus innocents de toutes les charges dont ils étaient accusés et que, donc, il n’est plus question de reprendre, ni de poursuivre le procès ; encore moins de remettre en cause l’arrêt ou le verdict du 1er février 2020. Bravo !

Monsieur le juge président,

J’ai également applaudi de mes deux mains, lorsque (ô honte !) vous avez congédié ipso facto Maitres Jean-Paul Benoît et Jean Pierre Mignard, les avocats français du régime au pouvoir en Côte d’Ivoire, lesquels ont déclaré être présents spécifiquement pour faire savoir à la CPI qu’ils s’opposent à la libération totale de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Grâce à votre vigilance, Monsieur le juge président, a été dissipé le doute de l’ombre de la politique qui plane sur cette détention et sur ce procès, et qui est aujourd’hui à la base du maintien de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé dans une situation de non-liberté, loin de leur pays, alors qu’ils sont acquittés.

Bravo et merci d’avoir évité que, d’une part, la politique fasse ouvertement irruption dans le prétoire, et que, d’autre part, dans ce procès, tout se passe hors norme juridique, au risque de voir  la justice déjà rendue par votre collègue, M. le juge italien Cuno Jakob Tarfusser, céder devant l’injustice que l’on s’ingénie, malicieusement et perfidement, à nous imposer, à coup de procédures en réalité sans fondement juridique…

Bravo et merci à vous les juges présidents M. Chile Eboe-Osuji et M. Cuno Jakob Tarfusser de  nous instruire que la sanction pénale, elle se fonde sur la vérité et sur l’intime conviction du juge, et non sur la main invisible de quelques pouvoirs.

Monsieur le juge président,

Depuis le 6 février 2020, cela fait plus de trois semaines que nous attendons votre décision, du moins votre réponse à la  demande de liberté totale et sans conditions de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, lesquels ont été acquittés par votre cour, la CPI. Et, ce que nous ne comprenons pas, c’est : pourquoi vous prenez tant et tant de temps à prendre et à annoncer votre décision ? Est-ce que vous avez conscience que la longue durée de votre silence insondable et insoutenable est une manière inédite et déloyale de prolonger, tacitement et avec votre complicité coupable, la détention de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé qui ne sont pas, vous le savez, coupables des crimes allégués par Fatoumata Bensouda? Comprenez-vous cela ?

Monsieur le juge président,

Ne prenez pas une décision injuste puisque Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé ont été acquittés. Ils ne sont pas ceux qui ont commis les crimes en Côte d’Ivoire. Ne jouez pas le jeu insidieux des mains invisibles qui vous lient les mains et vous somment de camper sur des prétextes fallacieux,  telle que l’attente de l’appel de Bensouda qui prendra du temps, pour empêcher Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé de jouir de leur liberté de mouvement et d’action, d’être libres de rentrer dans leur pays, de faire ce qu’ils veulent de ce qu’il leur reste de leur vie, de participer à la vie politique de leur pays, etc.

Monsieur le juge président,

L’« attoungblan » (ou atoumblan) est un long tambour d’une autre conception. Composé entre autres d’une sorte de grosse caisse en forme de mortier à socle, cet instrument de musique est utilisé chez nous en Afrique de l’Ouest, notamment en Côte d’Ivoire, chez les Akans. Qualifié de « tambour parleur », l’attoungblan imite la voix humaine pour livrer des messages, des appels, des évocations, des leçons de vie…, en langue Twi des Ashanti.

Monsieur le juge président,

Un des textes fondamentaux de l’attoungblan dit : « Kassa bia kassa… Kassa klon… Kassa klon »…

Ceci veut dire : « Tout être qui se dit  humain doit, dès lors qu’il prend la parole, parler clair, parler vrai, parler juste ».

Et donc, Monsieur le juge président, nous attendons que votre décision, dans les prochains jours, quand vous mettrez enfin fin à votre mutisme et à votre sommeil, soit claire, vraie et juste, comme nous l’enseigne de l’attoungblan.

Et donc, Monsieur le juge président, nous attendons que votre décision parle haut et fort, afin qu’elle soit bien entendue par toutes les oreilles, même dans l’au-delà.

Et donc, Monsieur le juge président, nous attendons que votre décision, pour se faire bien entendre, s’exprime dans un langage audible et intelligible, et soit la parole vivante d’un être vivant parlant aux êtres vivants que nous sommes.

Et donc, Monsieur le juge président, nous attendons que votre décision dise ce que des bouches interdites et des gorges ankylosées par la peur, la débilité, la déloyauté et l’imposture, refusent de dire.

Et donc, Monsieur le juge président, nous attendons que votre décision ait le courage de braver la peur, pour crier la vérité, la vérité vraie, quels que soient son  poids et son épaisseur, et quel que soit l’orage qui pourrait s’abattre sur vous…

Et donc, Monsieur le juge président, nous attendons que votre décision dise le Droit, pour que nous soyons tous à jamais convaincus que votre CPI, elle n’est pas peuplée de petits singes à visages humains qui, de surcroît, sont sourds, aveugles et muets …

Monsieur le juge président,

Par cette lettre ouverte, je m’adresse personnellement à vous pour vous dire que  vous avez été choisi par la Providence pour que, par vous, en tant que digne fils d’Afrique, personne intègre et homme de vérité,  défenseur des Droits et des libertés, l’heure de vérité enfin sonne.

Monsieur le juge président,

En tant que Magistrat, vous n’ignorez pas « l’Affaire Dreyfus ». Vous n’ignorez pas non plus, à propos de cette affaire, que l’écrivain français Emile Zola a, dans son « J’Accuse » écrit ceci : «La vérité est en marche et  ni rien, ni personne ne l’arrêtera».

Cette phrase prophétique d’Emile Zola demeure célèbre dans l’histoire de la magistrature, de l’humanité, du Droit, la boussole de tous les défenseurs des droits et libertés parce que, dans cette affaire, il s’est trouvé des juges courageux, intègres, à l’image de votre collègue Cuno Jakob Tarfusser. Ces juges ont dit le Droit, la vérité, et le véritable coupable, en l’occurrence le commandant Ferdinand Walsin Esterhazy, a été jugé et condamné, comme il se doit, à Paris, le 10 janvier 1898, en lieu et place d’Alfred Dreyfus.

Monsieur le juge président,

Comme Dreyfus, Laurent Gbagbo est victime d’une injustice flagrante. Alors que comme Esterhazy, les véritables coupables des crimes contre l’humanité en Côte d’Ivoire, notamment les rebelles et leurs commanditaires sont en vadrouille, impunis et intouchables par la justice. Ils ne sont pas du tout inquiétés. Pire, ils gouvernent le pays. Et, tout le monde les connaît.

Comme Alfred Dreyfus, brillant et aspirant à un avenir prometteur, Laurent Gbagbo est  victime pour ce qu’il est et pour son combat ; combat pour la souveraineté de son pays, pour la liberté et la dignité de son peuple.

Monsieur le juge président,

Comme dans l’affaire Dreyfus, ce que nous voulons, c’est que la vérité éclate. De même que Zola a permis, avec « J’accuse », le réveil des consciences des juges, de même je voudrais que, par cette lettre ouverte, la vérité éclate et que la justice soit faite pour Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, par le biais de votre décision.

Monsieur le juge président,

Je vous ai cité cet exemple parmi tant d’autres, comme celui de Maurice Papon,  pour attester que la vérité, c’est-à-dire  ce qui est vrai, ce qui est conforme à la réalité des faits, demeure une et incontournable, mobile dans le temps et dans l’espace.  C’est également pour attester que la vérité, elle est comme l’huile  que l’on enfouit au fond de l’eau ; elle finit toujours par remonter à la surface.

Alors, il vaut mieux que vous soyez droit dans vos souliers. Il vaut mieux que votre décision dise la vérité, ici et maintenant, pour que, demain et après-demain, vous puissiez marcher la tête droite.

Autrement dit, il vaut mieux que votre décision dise la vérité, ici et maintenant, si vous ne voulez pas être la honte de la magistrature, de votre famille, de votre pays…, si vous tenez à ne pas perdre le respect de vous-même, si vous avez le souci de ne pas vous faire déposséder de votre dignité ; car, la dignité est ce bien précieux qu’il ne faut jamais perdre ; car, quiconque perd la dignité a tout perdu : bien qu’on respire, on ne vit plus.

Monsieur le juge président,

Agissons, tous, les uns et les autres, de telle sorte que notre histoire, notre mémoire individuelle et collective, notre vie, ne soient pas entachées que de nos fragilités, de nos faiblesses,  de nos incapacités à nous surpasser, à résister aux tentations et aux gains faciles. Nos enfants et petits-enfants sont l’avenir de nos pays. Et, Monsieur le juge président, cet avenir est dans nos mains, à quelque niveau que l’on soit.

Monsieur le juge président,

Je ne voudrais pas abuser de votre temps. Alors, je vais terminer ici cette lettre ouverte.

Mais, permettez que je vous dise, comme mon dernier mot, que ce qui m’a enthousiasmé et incité à vous écrire, c’est ma conviction que très bientôt, dans les jours ou heures qui vont suivre, vous prouverez, par votre décision, que vous n’êtes pas de la race immonde de ces individus qui sont ni plus ni moins que de « peau noire, masque blanc », des « valets de l’impérialisme », des « nègres de maison », des impénitents « Africains ennemis des Africains » (Tapé Groubéra), en mission contre l’Afrique et les africains, pour les intérêts et le profit de ceux qui favorisent leurs ascensions à des hauts postes de responsabilité. Ces individus sont les instruments de ce que le professeur Nicolas Agbohou appelle « la politique du troisième homme ».

Monsieur le juge président,

J’ose croire que vous ne mangez pas de ce pain et que vous ne tirerez pas encore et encore la corde de notre endurance.

Sans rancœur et sans rancune.

En vous remerciant par avance, je vous prie d’agréer, Monsieur le juge président, l’expression de ma considération distinguée.

Professeur Léandre Sahiri
[Militant pour les Droits et Libertés. Docteur ès Lettres de l’Université de la Sorbonne (Paris), Enseignant-chercheur, critique littéraire, écrivain. Auteur de divers articles, préfaces et livres dont : « Lamentations. Plaidoyer pour la libération de Laurent Gbagbo »].