Par Prof. Prao Yao Séraphin

Dans le rapport du groupe des sages de l’Union Africaine (UA), de décembre 2012, intitulé « les conflits et la violence politique résultant des élections », il semble qu’on peut établir une corrélation entre les conditions d’organisation des élections et les troubles post-électoraux.  Dans une préface soigneusement écrite par Ramtane Lamamra, Commissaire chargé de la paix et de la sécurité, on note que «  dans toute démocratie représentative, les élections sont le moyen ou le mécanisme par lequel le peuple peut se prononcer sur les individus qui les représentent et s’exprimer sur des politiques différentes : cela est également l’espoir dans nombre de pays africains qui ont tenté ou réussi, à des degrés divers, d’installer ce système politique. Les élections sont des instruments de légitimation pour la société dans son ensemble. Elles facilitent la transition dans un cadre juridique du leadership d’un parti vers un autre d’une façon structurée, compétitive et transparente…. ».  Mais, les élections peuvent aussi alimenter la violence dans des situations où les adversaires politiques ne respectent pas les règles ou n’acceptent pas les résultats électoraux comme l’expression légitime de la volonté populaire. Pour éviter de telles situations, il semble qu’un minimum de consensus est nécessaire pour avoir des élections propres et transparentes. Les Ivoiriens se souviennent de l’élection présidentielle de 2010. La violente crise postélectorale avait fait plus de 3.000 morts dans le pays. Et depuis 2011, cette période sombre de l’histoire de notre pays a jeté un discrédit sur la Côte d’Ivoire. Les années passent vite et nous sommes 10 ans après, dans une situation similaire à celle qui a prévalu avant les élections de 2010. La Côte d’Ivoire, n’étant pas une monarchie, est obligée d’organiser les élections aux dates prévues. Mieux, certaines élections permettent d’instaurer la gouvernance démocratique, la paix, la sécurité et la prospérité pour les citoyens. Au contraire, des élections mal préparées et/ou organisées à un moment peu propice mettent en péril la démocratie et génèrent une instabilité politique qui remet en cause les acquis du développement. Dans ce cas, comment faire pour éviter à notre pays les disputes, tensions et guerres après les élections ? Pour répondre à cette question, nous pensons que certaines conditions sont nécessaires pour aller sereinement à la prochaine élection présidentielle de 2020.  Dans l’impossibilité de lister toutes ces conditions, nous fournissons dans la présente réflexion, les cinq qui nous paraissent importantes dans un tel rendez-vous démocratique.

La première condition est la distribution de la carte nationale d’identité aux Ivoiriens.

La carte nationale d’identité (CNI) est un document officiel qui permet à tout citoyen de justifier de son identité et de sa nationalité ivoirienne. En cours de validité, elle permet l’entrée dans certains pays sans avoir besoin d’un passeport. En principe, tout citoyen n’est pas obligé d’avoir une carte d’identité. Néanmoins, pour la plupart des démarches, il est nécessaire de justifier son identité. Si vous n’avez aucun titre d’identité, vous risquez donc d’être confronté à des difficultés. Il s’agit, par exemple, des situations suivantes : passer un examen ou un concours, s’inscrire sur les listes électorales et voter aux élections, effectuer des opérations bancaires (paiement par chèque, retrait au guichet de votre banque), etc. Dans notre pays, la carte nationale d’identité a été évoquée comme une raison de la rébellion par SORO Guillaume. C’est donc un document important que tous les Ivoiriens doivent avoir. Or, malgré la présence des ex-rebelles dans plusieurs gouvernements en Côte d’Ivoire, tous les Ivoiriens n’ont pas ce fameux papier alors que des étrangers s’arrangent pour l’avoir. Du coup,  certains Ivoiriens sont devenus des sans-papiers dans leur propre pays.  Non seulement le régime Ouattara n’a pas pris les dispositions nécessaires pour établir les cartes nationales d’identité aux premiers postulants, il n’a également rien fait pour prolonger la validité ou simplement leur renouvellement. Le résultat est connu : à moins de 4 mois de l’élection présidentielle, les potentiels votants n’ont pas leurs papiers. Les  obstacles à franchir pour obtenir ou renouveler sa carte d’identité en Côte d’Ivoire sont nombreux, les centres d’enrôlement sont en nombre insuffisant et les files d’attentes sont longues sans oublier la  lenteur de la procédure. Mais pour organiser des élections propres, ouvertes et crédibles, il faut que tous les ivoiriens aient leurs papiers. La situation est d’autant plus grave qu’il faut posséder une carte d’identité pour obtenir une carte d’électeur en Côte d’Ivoire.

La deuxième condition est l’enrôlement des électeurs

La liste électorale compte déjà 6.500.000 électeurs  inscrits mais il faut inclure dans le processus électoral, les nouveaux majeurs. C’est ainsi que notre démocratie sera participative. C’est encore des démarches à faire quand on sait que certains Ivoiriens peuvent changer de noms et/ou de lieux de vote. La solution à portée de main était de proroger la date de validité des cartes nationales d’identité, comme proposé par le Président Bédié, jusqu’en 2021. On gagnerait en efficacité en se concentrant uniquement sur l’enrôlement des électeurs, c’est-à-dire l’inscription sur la liste électorale. Monsieur Coulibaly-Kuibert Ibrahime, Président de la Commission Electorale Indépendante (CEI), espère inscrire sur la liste quelque cinq millions de nouveaux électeurs à l’issue de la révision des listes électorales prévue du 10 au 24 juin 2020. La Côte d’Ivoire a une population jeune et les jeunes en âge de voter doivent obligatoirement figurer sur la liste électorale, pour jouir de leur droit de vote. En effet, les jeunes majeurs doivent avoir leur mot à dire dans le choix de celui ou celle qui présidera à la destinée de la Côte d’Ivoire. Sur une population de 25 millions d’habitants, la liste électorale doit comporter au moins environ 12 millions d’électeurs afin de donner un peu plus de vitalité à notre démocratie.

La troisième condition est la recomposition de la commission électorale indépendante (CEI)

Joseph Staline disait que « ceux qui votent ne décident de rien. Ceux qui les comptent décident de tout ». Le régime Ouattara l’a si bien compris qu’il essaie de caporaliser, par tous les moyens, la CEI.  Selon le nouveau format de cette institution, la commission centrale comprend désormais « 1 représentant du président de la république, 1 représentant du ministre de l’Intérieur, 6 de la société civil (1 pour le barreau, 1 pour la commission nationale des droits de l’Homme, 4 des ONG), 1 du conseil supérieure de la magistrature, 3 des partis au pouvoir et 3 des partis de l’opposition ». Récemment, le président de la République a signé une ordonnance modifiant la loi sur la CEI en vue de permettre l’attribution d’un nouveau siège de cette commission au parti de l’opposition dont la représentation au parlement est la plus significative. Malgré cet ajustement, la CEI reste aux ordres du régime Ouattara puisque selon Pascal Affi N’Guessan,  le  «  RHDP est ultra dominateur avec plus de 96% des présidences des commissions locales, plus de 96% des secrétariats des commissions locales à travers l’administration et même dans un tiers des commissions locales, le RHDP est seul avec la présidence. C’est une situation qui ne peut pas concourir à la transparence des élections, qui ne peut pas concourir à faire de cette CEI impartiale, équilibrée. Donc c’est une question supplémentaire qui vient s’ajouter à celle du code électoral ». Cette CEI reste un véritable danger pour la paix et la stabilité socio-politique en Côte d’Ivoire.  La composition de la CEI n’est donc pas  conforme au souhait de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples. Les contestations récurrentes après presque toutes les élections en Afrique ont conduit à trouver une sorte d’institution « arbitre » pour règlementer et conduire le jeu électoral. La mise en place d’institutions électorales indépendantes des gouvernements apparaît donc comme une réponse appropriée à la méfiance manifestée à l’égard des administrations électorales formatées dans la culture du système du parti unique, de fait ou de droit, et des régimes militaires d’exception. Qualifiées par certains comme étant la manifestation de l’imagination africaine en matière d’ingénierie juridique, ces nouvelles institutions, quel que soit le nom qui leur est attribué, sont venues appuyer et enrichir le décor institutionnel et politique de la troisième génération des régimes politiques africains. De ce point de vue, la CEI doit être indépendante pour mettre fin aux accusations multiples et multiformes après chaque élection présidentielle en Afrique. Si le régime actuel s’entête à vouloir garder cette CEI pour l’élection présidentielle d’octobre 2020, alors le pays court un grand risque d’instabilité politique.  Une CEI largement inféodée au régime Ouattara ne va jamais proclamer un autre vainqueur, en dehors du candidat du RHDP. La réaction du peuple sera tellement violente que le désordre s’installera.  Il est encore possible d’éviter le pire à notre pays.  Avec une telle commission, le seul combat de l’opposition est celui qui contraindra le président Ouattara à revenir sur cette mauvaise commission électorale. Le plus court chemin vers la guérison de notre pays, reste la recomposition de la CEI pour qu’elle soit consensuelle.

La quatrième condition est la sécurisation du processus électoral

Dans toute élection, les autorités prennent des mesures pour veiller à ce que les électeurs, les candidats, le personnel des bureaux de vote, les observateurs et d’autres acteurs impliqués dans une élection vivent le processus à l’abri de la peur ou du danger et veillent à ce que le matériel électoral soit toujours en sécurité. Les exigences spécifiques de sécurité pour une élection donnée varient considérablement en fonction du contexte. Dans les endroits où un conflit est en cours, ou où il y a un fort potentiel de violence, la sécurisation des élections devra répondre à une multiplicité de facteurs et impliquera probablement de déployer un nombre relativement élevé de personnel de sécurité, tels que la police ou les forces militaires, pour protéger les lieux physiques et les individus. Pour qu’une élection soit inclusive, participative et compétitive – et, finalement, pour refléter la volonté du peuple – il est essentiel que les candidats aux élections puissent faire campagne; les citoyens peuvent valider des bulletins informés et secrets sans crainte de représailles; les fonctionnaires peuvent administrer efficacement le processus; et la société civile, les médias et les partis peuvent participer et observer, en étant libre de toutes peurs et dangers. En Côte d’Ivoire, en matière de sécurité électorale, les signes annonciateurs sont mauvais. Notre pays traverse une période sans précédent, avec la prolifération des milices privées. En effet, selon une publication de Mediapart, du 15 mai 2020, le frère du président, Téné Birahima, s’est doté  d’une milice privée, mieux armée que les forces régulières et capable de s’imposer à elles dans un schéma de confiscation du pouvoir. Selon « photocopie », l’armée républicaine ne serait pas digne de confiance. Comme si cela ne suffisait pas, le 25 mai 2020, le même Mediapart, révèle encore l’existence d’une milice privée, cette fois parrainée par le ministre de la défense,  Hamed Bakayoko. Quand on sait que  SORO Guillaume a lui aussi ses hommes dans notre armée, finalement, on peut compter quatre (4) forces capables de gêner la bonne marche du processus électoral. Dans ces conditions, avant même le vote, la sincérité des urnes est mise à mal. Depuis la révélation de cette scandaleuse information, le régime Ouattara est resté très silencieux à tel point qu’on peut s’interroger sur ce silence coupable. Comme l’a chanté le célèbre artiste Ivoirien, Billy Billy, «  peut-on aller aux élections avec des gens qui ont des pistolets dans leurs caleçons ? ». Et pourtant, cette élection doit être transparente et ouverte à tous.

La cinquième condition est la libération des prisonniers politiques et des élections ouvertes à tous 

Une élection est semblable à une messe, une messe politique où les partisans de chaque mouvance politique communient avec leurs leaders. Les Africains doivent s’inspirer de l’arbre à palabres qui est un lieu traditionnel de rassemblement, à l’ombre duquel on s’exprime sur la vie en société, les problèmes du village, la politique. C’est aussi un lieu où les enfants viennent écouter conter des histoires par un ancien du village. Logiquement, l’Afrique est le seul endroit au monde où les élections devraient se dérouler dans la paix et la quiétude. Etant donné que la démocratie a recours aux processus électoraux pour déterminer quels citoyens se verront confier la responsabilité fondamentale de gouverner, les élections doivent donc être ouvertes à tous.  Pour les élections à venir, la Côte d’Ivoire doit montrer une autre image au monde. Les premiers indices peuvent être la libération de tous les prisonniers politiques, le retour au pays de tous les exilés politiques, du président Laurent Gbagbo, de Blé Gougé, de SORO Guillaume, de Damana Pickass, de Bendjo Akossi et autres fils et filles de la Côte d’Ivoire, contraints à l’exil. Il faudra également autoriser la candidature de toutes les figures politiques significatives de notre pays afin de donner une vitalité à notre démocratie. En vérité, un pays ne peut réussir que par l’addition des compétences de ses enfants et non par la soustraction des aspirations. Organiser l’élection présidentielle de 2020 sans le président Laurent Gbagbo, Blé Goudé et SORO Guillaume serait une tricherie politique et une faute historique que les annales de l’histoire ne manqueront pas d’illustrer en gras.

En définitive, que pouvons-nous retenir de cette contribution ? Il s’agissait pour nous d’attirer, une fois de plus, l’attention des gouvernants, sur les risques que court le pays, en organisant l’élection présidentielle de 2020 sans un minimum de précautions. En effet, les élections présidentielles sont devenues des périodes sensibles pour le pays. L’élection présidentielle de 2010 a été considérée comme celle qui mettrait fin à une longue crise. Et pourtant, elle a été l’occasion pour les ivoiriens de montrer un visage hideux au monde. Les élections à venir constituent donc une sorte « d’examen de rattrapage » pour tous les Ivoiriens. Pour réussir à cet examen, il faudra remplir au préalable, les cinq conditions énumérées ci-dessus.   La Côte d’Ivoire n’a pas le droit se servir encore au monde entier, le spectacle ridicule qu’on a connu en 2010 et 2011. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est bon de préparer de façon consensuelle et inclusive les prochaines échéances électorales, afin qu’elles se déroulent dans un climat apaisé.