Commentant la représentation théâtrale de la pièce « L’embarras de Yao » de Mathieu Ekra, Hyacinthe Kakou, professeur émérite de lettres, critique et écrivain plein d’humour délicieux, a écrit ceci : « L’embarras de Yao est certes l’œuvre d’un chef, mais il est loin d’être un chef-d’œuvre. » Nonobstant le subtil jeu de mots entre « œuvre d’un chef » et « chef-d’œuvre », cette réflexion eut pu paraître banale si l’on ignore le contexte historique de sa publication : les années 1980, au cours desquelles, sous la conduite de son redoutable guide Félix Houphouët-Boigny, le Pdci-Rda régnait en Seigneur de… Paix sur le pays, hostile à toute contestation, brandissant dents rouges et griffes tranchantes de dragons d’Asie à tout trublion. Et l’auteur de la pièce de référence se nomme Mathieu Ekra, haut personnage de l’État, compagnon de première importance de Boigny le puissant « Bélier » de Yamoussoukro.
Il y a mieux à signaler comme référence historique : le papier de Hyacinthe Kakou a été publié dans les colonnes des pages « Arts et Culture » de Fraternité Matin, l’unique journal du pays du parti unique et du penseur national (Houphouët-Boigny) dont la moindre des réflexions était inscrite au chapitre de « La pensée du jour ! » Mao, Lenine et Caucescu étaient donc là, parmi nous, sous ces singuliers Tropiques. C’était l’époque de la louange ou du silence ; deux attitudes qui mettent toujours à l’abri. Oui, en ces temps-là, écrire une telle réflexion était un acte de courage car cela traduisait de la part de son auteur une revendication à la liberté d’opinion — une petite offense à Sa Majesté Ekra ! Hyacinthe Kakou venait, là, d’altérer (sans doute sans l’avoir voulu) la grandeur de cette haute figure de l’État.
« L’embarras de Yao est certes l’œuvre d’un chef ; mais il est loin d’être un chef- d’œuvre », dit donc mon illustre collègue, confrère et ami Hyacinthe Kakou. C’est une litote car en réalité, ce texte dramatique que lui et moi avons lu, est méchamment ennuyeux, faible, pas très éloigné du médiocre tant au plan de la forme que du fond : le texte professe une vision absolument réductrice et disqualifiante de la femme que son auteur dépeint, sans gêne, comme étant un objet et une marchandise que l’homme se doit d’entretenir, sous peine de les perdre ! C’était le temps des « Grotos » ; et il me souvient que même la belle Naki Sy Savané, comédienne émergente d’alors, en a attendu un, tout au long d’une pièce (géniale celle-là) de Saïdou Bocoum : « En attendant mon groto. »
Quittons à présent les planches, et revenons à la vie réelle, car le théâtre n’est rien d’autre que la vie virtuelle. Là, posons-nous une question cruciale en paraphrasant Hyacinthe Kakou : l’œuvre d’un chef est-elle absolument un chef d’œuvre ?
Non. Assurément non. Mais alors pourquoi ici, au pays de ceux qui suivent l’éléphant, ou qui s’occupent à construire des cases, ou bien qui tiennent levés l’index et le majeur, s’emploie-t-on tant à nous faire croire que TOUT ce que fait et dit le chef, est forcément acte et parole à saluer et à honorer ? Le champ politique ivoirien est ainsi peuplé de gens qui cultivent à souhait la langue de bois, incapables qu’ils se montrent de dissocier l’ivraie de la bonne herbe. Et cela date de depuis l’époque d’Houphouët-Boigny, l’infaillible Bélier de Yam-la-Jolie, le père à la fois protecteur et fouettard sans l’ombre duquel le pays ne pourrait vivre. Ici, tout était objet d’applaudissements, même quand le patriarche, fâché contre les enseignants contestataires qui l’avaient traité de « Voleur » dans des tracts enragés, s’est permis de dire : « Me traiter de voleur, moi qui vous ai sortis du trou ? » Applaudissements frénétiques ! Nous sommes en 1982. Et ces tracts ne sont pas le fait de Laurent Gbagbo (contrairement à ce que disent souvent des écrits décidément falsificateurs), mais du front de refus sans visage, que l’on appelait alors « l’opposition clandestine » ; d’où sa propension au verbe offensant et inutilement provocateur.
On a encore applaudi Boigny, même quand il s’est permis d’écorcher (offense diplomatique) le nom « Burkina Faso » qui effaçait ainsi l’appellation Haute-Volta, un nom disqualifié par la misère et la culture du désordre et du chao qu’incarnait alors ce pays. Oui, Burkina Faso (le pays des hommes intègres !) pour gommer l’image négative que des pays alentours (Ghana, Togo et Côte d’Ivoire notamment) s’étaient faits des ressortissants de la Haute-Volta, ces Voltaïques dont quelques-uns d’entre eux s’étaient malheureusement trop souvent signalés dans ces pays d’accueil par des indélicatesses inadmissibles : vols, gangstérisme à grande échelle, crimes, etc. On a aussi applaudi Boigny même quand, nonagénaire, il a tenu à aller à la présidentielle de 1990 face à son ‘‘enfant’’ Gbagbo Laurent, contestataire impénitent revenu d’exil et bien décidé à contrarier le désir du vieux ‘‘monarque’’ de s’immortaliser au pouvoir…
J’ai appris récemment d’une haute personnalité politique ivoirienne, qu’il comptait, « Le Vieux », être encore candidat en 1995 — un précurseur de Mugabe donc ! Et, n’eût été le sort qui nous délivra de ce projet fâcheux, Félix Houphouët-Boigny, centenaire, serait vraiment réélu en 1995 à la tête du pays, sous les applaudissements de ses laudateurs. Chez ces derniers, l’œuvre d’un chef est forcément un chef-d’œuvre – prête-moi encore ta jolie réflexion, Hyacinthe Kakou. Or, il y a, très souvent, une crevasse énorme qui sépare l’œuvre du chef, du chef d’œuvre.
[Une sombre tradition de la louange facile]
Félix Houphouët-Boigny a disparu depuis près d’un quart de siècle. Mais les choses ont-elles changé ? Non. Henri Konan Bédié qui lui succéda s’employa à entretenir ce culte improductif de la parole servile et rampante. Il s’offrit même un « Cercle national » de Bonimenteurs (CNB), de son appellation originelle « Cercle national Bédié – CNB), destiné à tuer le Pdci-Rda, création d’Houphouët-Boigny – l’affreux parricide que nul, au Pdci, ne dénonça cependant. Quand il commit l’imprudence de maintenir dans les geôles infectes de la Maca la respectable Henriette Diabaté, universitaire de renom, ainsi que nombre de figures importantes du Rdr et cela, malgré les appels à la clémence lancés de toutes parts, ses partisans optèrent pour l’adhésion à ce choix pourtant suicidaire : c’était l’œuvre du chef ; donc un acte de grande qualité. Un chef-d’œuvre. L’Histoire sanctionna brutalement le Prince mal inspiré et ses suiveurs.
Mais ce n’est pas fini. On a applaudi encore Konan Bédié même quand, défiant les textes du Pdci-Rda, il s’est maintenu (et continue de le faire) à la tête de ce parti. Il a été encore applaudi quand il a ostracisé son propre parti en ‘‘offrant’’ un second mandat au président sortant Alassane Ouattara qui, de toute façon, aurait pu remporter cette présidentielle sans obstacle majeur pour lui — la réussite incontestable du mandat en cours plaidant largement en sa faveur. Depuis, « l’Appel de Daoukro » a montré sa gaucherie et son manque de clairvoyance ; mais qui oserait le dire au Prince — c’est l’œuvre d’un chef, donc un chef-d’œuvre, n’est-ce pas ?
Laurent Gbagbo, parvenu au pouvoir en 2000, n’a pas pu éviter cette tradition désolante de la louange qu’il détestait pourtant — je peux l’attester. Ses fanatiques se mirent à l’école du boniment flatteur, dans un culte d’adoration né de la religion laïque du militantisme aveugle et sourd, sans concession aucune pour les non adeptes. Embrigadement idéologique (sous le sceau d’un panafricanisme aussi peu vraisemblable que menteur), culture du nationalisme clivant, propagande religieuse dans le délire mystique, contribuèrent à créer le règne de la Parole inspirée et immaculée du chef. Tout acte du nouveau guide éclairé (et illuminé par les Saintes Ecritures), jusqu’au suicidaire « Accord politique de Ouaga » (APO) qui l’emportera, était ainsi salué par les officiants et prosélytes du nouveau culte comme étant un acte politique de haute inspiration : un chef-d’œuvre donc. Le délire, accouplé aux dérives, s’acheva un jour inquiet du 11 avril 2011. Mais a-t-on tiré les enseignements du passé ? Non. Les fanas d’hier se sont plutôt radicalisés : GOR (Gbagbo ou Rien) qu’ils se prénomment désormais, professant par là un absolutisme des plus outranciers et des plus inquiétants…
Alassane Ouattara n’a pu et ne peut (évidemment) rien contre cette pratique. Apparemment, cela ne semble pas tellement le gêner ; c’est qu’il a d’autres soucis : marquer son peuple et son temps par des réalisations d’envergure. L’ambition est noble ; mais ses affidés sont-ils vraiment obligés, pour réaliser cette belle ambition, de parasiter le sentier qui mène au chantier par des louanges d’un anachronisme bouffon ? Réécoutons ici le ramage désolant de la ministre de la Santé, Raymonde Coffie-Goudou, à l’endroit du Président Ouattara, à l’occasion de l’inauguration solennelle du CHU d’Angré, il y a de cela quelques jours : « Nous vous remercions, SEM le Président de la République, d’AVOIR PERMIS la construction de cet hôpital » ! Oui, vous avez bien lu : la ministre de la Santé (la personne dont la mission est d’encourager et mieux, d’exiger du chef de l’Etat qu’il construise davantage d’hôpitaux) remercie ce dernier d’avoir PERMIS la construction d’une infrastructure d’utilité hautement publique comme l’est un hôpital !
Faisons-nous mieux comprendre : le chef de l’Etat n’a pas à PERMETTRE que l’on construise un CHU ; il a, lui-même, promis d’en construire (cinq en cinq ans, qu’il avait dit – nous sommes loin du compte.) Il DOIT donc faire construire des hôpitaux, parce que son peuple en a besoin ; il doit en faire construire car il a promis de le faire. Il se doit den construire car c’est son DEVOIR de le faire ; c’est même une obligation pour lui de faire construire cet hôpital, et d’en faire construire de nombreux autres. Que l’on le félicite pour avoir tenu parole et accompli la mission qu’il s’est, lui-même donnée, est là, chose que nous pouvons admettre. Nous devons même le féliciter pour la qualité du travail accompli ; mais aller jusqu’à le remercier d’avoir PERMIS que l’on construise un hôpital, me semble franchement un acte parolier étrange, voire, loufoque ! Non, ce ramage, je le dis, se rapporte difficilement au plumage d’un ministre de la Santé publique qui plus est, se nomme Raymonde Coffie-Goudou, une dame loin d’être une parvenue ! Mais désormais, pour elle, comme pour bon nombre de nos compatriotes suivistes, suiveurs et louangeurs talentueux, le boniment flatteur est de rigueur dans son discours.
La culture de la louange facile : voilà par quoi les peuples finissent par diviniser leurs chefs ; et voilà aussi comment ces derniers finissent, en retour, par perdre le sens de la réalité et par croire en leur infaillibilité. C’est assurément un des gros problèmes auxquels aura à face Guillaume Soro si le destin venait à lui ouvrir un jour les portes du palais présidentiel. C’est un énorme chantier car, comme une plante vénéneuse, la louange servile a prospéré et proliféré dans toute la Cité ivoire. Ses pratiquants, militants farouches, affichent désormais un radicalisme aussi inquiétant qu’absurde. Ici et là, on est : GOR (Gbagbo Ou Rien), BOR (Bédié Ou Rien), AFOR (Afi Ou Rien), SOR (Soro Ou Rien) ; ou mieux : ADOrateurs (les affidés radicalisés) d’Alassane Ouattara ! Puisse le destin m’éviter d’avoir des TOR (Tiburce OU Rien) !
Tiburce Jules Koffi
Ecrivain, Paris-France
source: guillaumesoro.ci