PROBLÉMATIQUE

Sous réserve de posséder tous les contours et éléments pertinents de la procédure diligentée à l’encontre de l’intéressé devant la Chambre d’Instruction d’Abidjan, cette affaire renvoie, à priori, à un questionnement de deux ordres, l’un relatif au droit interne, au regard de la qualification juridique des faits reprochés au prévenu et de leur fondement juridique, l’autre au regard de la connexité de cette affaire en lien étroit avec celle qui est pendante devant la Cour Pénale Internationale qui crée une exception de litispendance. Aussi, nous examinerons cette situation sous ces deux angles. Notre analyse ne sert ni l’accusation, ni la défense, mais l’état de droit:

A) Au plan du Droit Interne :

Comment et sous quel motif le juge saisi d’une affaire peut-il se défaire de l’obligation de la juger, sous peine de déni de justice, même en présence d’un silence de la Loi, qui trouverait son origine dans une discontinuité législative (abrogation d’un texte) ? En sortant le juge du rôle passif de la stricte application de la Loi, le législateur Ivoirien a donné au juge saisi de la situation concrète d’un cas particulier, la possibilité de se prononcer en interprétant la Loi, lorsque nécessaire, suivant les règles propres à la discipline (construction du raisonnement, énoncé des motivations, recherche de la volonté du législateur, adaptation du texte au contexte) et les termes de l’acte d’accusation (particularités juridiques du cas, matérialité des faits) qui le contraignent. Dès lors, l’encadrement de l’office du juge devant le silence de la Loi (droits et obligations) sort de notre débat qui porte uniquement sur des principes généraux. L’interprétation de la Loi et l’appréciation d’une situation font partie intégrante du jugement à venir, sur lequel nous n’avons pas de commentaire. Aussi, nous retiendrons simplement la possibilité de prononcer un jugement dans de telles conditions, autrement dit, cette situation ne fait pas obstacle à la poursuite de la procédure à ce niveau, en raison d’une part, de la capacité interprétative laissée au juge, dont nous ne discuterons ni le rôle, ni la fonction quasi-normative dans notre système judiciaire, et d’autre part, de la réalité matérielle des faits qui demeure. Cette problématique n’est pas une nouveauté, elle existe dans de nombreuses affaires, et peut être résolue par les Juridictions supérieures de contrôle de l’Ordre Juridique National, en cas de conflit sur la procédure ou l’interprétation. Ne politisons donc pas l’affaire, même si l’Institution Judiciaire doit intégrer dans son approche, l’exigence de protéger la confiance légitime que les justiciables placent, ou doivent placer, en elle.

Sur les irrégularités affectant la qualification des faits visés dans la procédure, il est admis le principe qu’il appartient au juge répressif de restituer aux faits leur véritable qualification. Celui-ci n’est pas lié par la qualification figurant à la prévention. C’est même un devoir imputé à sa charge, sous la double condition de ne rien y ajouter et que le prévenu soit mis en mesure de présenter sa défense sur la nouvelle qualification envisagée pour maintenir l’équité du Procès. Par analogie, en empruntant à d’autres systèmes, nous observons, qu’il « est également de principe que la cour d’assises juge l’accusation telle qu’elle résulte des débats et non telle que la procédure écrite l’avait établie » (Crim. 12 mai 1970, Bull. crim. 1970, n° 158, France). Conséquence : la requalification éventuelle des faits reprochés à M. Blé Goudé ne change en rien sa base factuelle, cependant, elle pourrait impliquer nécessairement une modification du fondement légal (qualification adaptée au nouveau texte). Celle-ci pose le problème de savoir si les peines encourues seront identiques. Cette problématique est à verser aux débats. Il apparaît à ce stade que la qualification ne fait pas obstacle à la procédure, puisqu’elle peut être modifiée, mais que c’est la mise en état de cette dernière qui pose véritablement problème (communication tardive, respect des droits de la défense).

En effet, il est assez désagréable de recevoir une communication juste avant une audience. Le procédé est malhonnête, voire méprisant, et le renvoi doit être systématiquement accordé dans de telles conditions pour préserver l’équilibre du Procès. La Chambre d’instruction d’Abidjan, en s’appuyant sur le principe d’oralité gouvernant le procès criminel, a estimé, que le seul fait pour la défense, d’avoir pris connaissance des griefs reproché l’accusé et des qualifications sous lesquelles il était poursuivi, préalablement à l’audience, était suffisant pour être en mesure de présenter des observations orales. Cette position n’est pas contraire au droit, mais reste très discutable. En Europe par exemple, la Cour européenne, se référant à l’arrêt Pélissier et Sassi , a estimé « qu’il incombait à la juridiction interne, faisant usage de son droit incontesté de requalifier les faits, de donner la possibilité au requérant d’exercer ses droits de la défense de manière concrète et effective, notamment en temps utile, en procédant, par exemple, au renvoi de l’affaire pour rouvrir les débats ou en sollicitant les observations du requérant » . Dès lors, la défense de M. Blé Goudé était fondé à s’abstenir, au motif de ne pas avoir été placée en situation d’assurer efficacement la défense des intérêts de son client. Était-t-elle dans une impossibilité absolue pour autant ? Quelle était l’urgence du magistrat instructeur pour refuser le renvoi ? Ici, rentre en compte les stratégies des uns et des autres. Quoi qu’il en soit les droits de la défense doivent être respectés.

B – Au plan de la connexité de l’affaire avec celle qui est pendante devant la CPI et de l’exception de litispendance.

1- La Côte d’Ivoire a adhéré au statut de Rome, qui institue la Cour Pénale Internationale, comme étant une Juridiction chargée de poursuivre les crimes les plus graves commis sur le territoire des États membres ou par leurs ressortissants. En ratifiant ce traité la Côte d’Ivoire en est devenue un État Membre à part entière.
2 – Chaque État a néanmoins le devoir d’exercer sa compétence pénale vis-à-vis des responsables de ces crimes, la Juridiction Internationale intervenant que dans le cas où un État membre est dans l’incapacité de le faire. Il s’agit, en l’occurrence, d’un principe de complémentarité, qui vise à donner la priorité aux systèmes nationaux, les États concernés conservant la responsabilité première de juger ces crimes.
3 – L’adhésion à des traités et conventions donnant compétence à des juridictions étrangères (régionales et internationales), bien que la juridiction nationale puisse être compétente dans les affaires qui peuvent leur être soumises, se traduit concrètement en droit de deux deux manières : le désistement au profit de la juridiction étrangère, la reconnaissance des décisions qui en émanent (application de plein droit dans l’ordre interne, exequatur).
4 – Il est constant que M. Blé Goudé a été remis à la disposition de la CPI, en exécution d’un mandat international d’arrêt délivré par cette dernière, alors que la Côte d’Ivoire sortant d’une crise assez grave, était incapable de le juger. Depuis lors, un procès est toujours en cours devant cette juridiction, suite à l’appel interjeté par le Bureau du Procureur contre son acquittement prononcé en première instance.
5 – Cette décision n’ayant pas encore acquis un caractère définitif, pose à la fois le problème de sa réception dans l’ordre judiciaire national de la Côte d’Ivoire (application de plein droit), et celui de la compétence de la juridiction nationale à initier une procédure parallèle à l’encontre de la même personne, pour des faits étroitement liés ou quasi-identiques à celle de la procédure pendante devant la CPI, alors que cette dernière est toujours en cours.
6 -Le peut-elle réellement ? C’est ce que nous allons examiner sous l’angle de sa compétence, puisque c’est elle qui est principalement mise en cause dans cette procédure nationale.

DISCUSSION

7 – Pour que la Côte d’Ivoire soit considérée, comme s’étant effectivement dessaisi de sa compétence juridictionnelle au profit de la CPI, dans la procédure actuelle conduite devant la Chambre d’Instruction, il est nécessaire qu’un certain nombre de conditions préalables soient réunies : l’exception de connexité, l’exception de litispendance internationale et la règle du « prior tempore ».
8 – En l’absence de dispositions particulières énoncées dans notre Code de Procédures Pénales relativement à la litispendance internationale, nous devons recourir à des critères et des règles, ou emprunter à la jurisprudence étrangère pour éclairer le débat.
9 – Il est constant que la litispendance suppose, pour prospérer, que les deux instances soient identiques, tant par leurs parties, leur objet que leur cause. En l’absence d’une seule de ces identités dans les instances en cours en Côte d’Ivoire et à la CPI, l’exception doit être rejetée.
10 – Il est constant que la Côte d’Ivoire n’est pas partie à la procédure pendante devant la CPI. Me Altit vient de le rappeler à la Cour d’Appel de la CPI, dans l’affaire le Procureur contre M. Laurent Gbagbo et M. Blé Goudé, pour motiver sa demande de rejet de la requête des conseils de cette dernière, de demande d’autorisation de dépôt de mémoire dans la procédure d’appel.
11 – Il est constant qu’une procédure est entière, La Côte d’Ivoire qui n’a pas participé au Procès jusqu’à ce stade (absence devant les sections préliminaires et de première instance de la Cour) , ne saurait avoir soudainement la qualité de partie dans ce Procès, qui se poursuit devant la Cour d’Appel de la CPI. Dès lors, la probabilité de se voir opposer l’irrecevabilité de sa demande est très élevée. La décision de la Cour d’Appel de la CPI sera un critère décisif d’appréciation en faveur d’une identité des parties, si elle venait à reconnaître à la Côte d’Ivoire la qualité de partie au procès, même analysée comme partielle.
12 – Il est contant d’une part, que M. Blé Goudé est poursuivi par le Bureau du Procureur de la CPI et non par la Côte d’Ivoire, comme c’est le cas dans l’affaire pendante auprès de la Chambre d’Instruction d’Abidjan, et d’autre part, que la compétence de la CPI ne se substitue pas à celle des États membres aux termes de son statut. Dès lors, rien n’interdit à priori que d’autres procédures puissent être engagées par la Côte d’Ivoire à l’encontre de l’intéressé, sous la resserve impérative des autres conditions précitées.
13 – Pour déterminer l’identité d’objet dans les deux instances conduites séparément, l’une devant la CPI et l’autre en Côte d’Ivoire, la saisine de la Juridiction internationale pour des faits participant du même but doit être antérieure à celle de la Juridiction nationale et l’instance devant la première Juridiction ne doit pas être éteinte.
14 – Ce critère permet de justifier l’exception de litispendance internationale et le dessaisissement de la compétence juridictionnelle de la Côte d’Ivoire au profit de la CPI, quelle que soit la qualification utilisée à partir du moment où les faits visés dans les deux instances participent d’un même but et de la même finalité. La dissociation de l’objet ne peut se faire que par une catégorisation ou un morcellement d’une action continue, sur la base d’une discrimination géographique et temporelle du crime, pris comme une série d’actions formant un tout unisue, intégré et indissociable, ou encore d’une distinction du degré de gravité des faits reprochés au prévenu, les plus graves étant poursuivis par la CPI, et les moins graves par la Juridiction Ivoirienne, sans que l’objet ne change vraiment.

CONCLUSION :

15 – Sur l’identité des parties : Même si la Cote d’Ivoire n’a pas participé au procès intenté conte M. Blé Goudé à la CPI, elle s’est néanmoins reconnu récemment un intérêt à agir devant la Cour d’Appel de cette juridiction, en posant un acte de procédure qui lui confère de fait la qualité de partie. Dès lors, il y a confusion des parties, dans la mesure où l’on retrouvent bien les mêmes protagonistes dans les deux procédures.
16 – Sur l’identité d’objet : la variabilité des qualifications n’est pas prépondérante ici, dans l’appréciation de l’objet, parce qu’elle découle d’un morcellement d’une action continue, d’une distinction des modes opératoires de l’action criminelle, du degré d’intensité criminelle, du statut des victimes, alors que l’ensemble des faits incriminés dans les deux instances, visent un même but, participent de la même finalité, de sorte qu’il n’existe point de différence réelle dans leur objet.
17 – Sur l’identité de la cause : Il est constant que le contexte et les évènements qui ont joué un rôle dans la naissance et le développement de l’action criminelle dont sont saisies la CPI et la Chambre d’instruction d’Abidjan sont parfaitement identiques
18 – Sur la règle du prior tempore : Force est de constater enfin, que la procédure déclenchée par la CPI est largement antérieure à l’initiative procédurale du Parquet à Abidjan.
19 – L’examen de cette batterie de critères permet de conclure d’une part, que le désistement juridictionnel de la Côte d’Ivoire est effectif, d’autre part, que les décisions de la CPI s’imposent à elle de plein droit. Elle ne peut ni les modifier, ni les réviser par un nouveau procès, comme elle ne peut pas interférer sur le processus judiciaire en cours à la CPI, en préjugeant de sa décision à venir en anticipant sur elle, par une autre décision, qui pourrait lui être contraire. Ce acte décisionnel porterait ainsi atteinte à la sécurité juridique du système de complémentarité judiciaire et du droit international dans l’ordre juridique interne de la Côte d’Ivoire, tel que formé par les traités internationaux.
20 – En conséquence de ce qui précède, la procédure actuelle engagée contre M. Blé Goudé n’est pas justifiée en droit. Dès lors, la chambre d’instruction doit demander le retrait de l’affaire et ordonner sa radiation pure et simple du rôle, ce qui serait plus élégant, ou à défaut déclarer alors la Côte d’Ivoire incompétente.

Par SOUMAREY Pierre Aly