La Côte d’Ivoire vit un moment réflexif, où elle renvoie dans la conscience collective une nouvelle une image d’elle-même, que chaque ivoirien peut apprécier diversement, en lui donnant le sentiment de découvrir son pays sous un nouveau jour, avec le moyen qui lui est aujourd’hui offert d’exprimer son opinion sur cet objet politique. Ce processus de réappropriation de son pays, lui fait prendre conscience qu’il est dans l’histoire de cette évolution, mais surtout qu’il est acteur de cette évolution, et que c’est lui qui la fait, d’une certaine manière. Il n’est plus le spectateur impuissant et résigné de son histoire, que l’élite avait pour rôle de construire pour lui, bonne ou mauvaise. La crise est passée par là, après les émotions et la souffrance, est venu le temps du recul pour en faire l’analyse et en tirer les enseignements. Ce mouvement de conscience marque aussi un déplacement des centres de décision et d’action, qui gravitaient jadis, exclusivement autour du pouvoir central et de la société politique. De plus en plus, il s’oriente vers les nouveaux pôles d’émergence de la société civile et citoyenne, qui exercent, pour partie, le magistère de l’opinion publique. La constitution de ces nouvelles forces de pression oriente désormais la marche de l’histoire de notre pays, en tant qu’acteurs de la pertinence, autant que la société politique et le pouvoir central. Ces derniers se voient contraints d’intégrer cette donne dans leurs décisions et leur action. Ce mouvement s’accélère et s’amplifie, parce qu’il bénéficie d’un puissant effet de levier avec l’explosion des NTIC et la globalisation du monde, qui introduit des éléments comparatifs dans l’appréciation du citoyen. On ne se réveille plus tous les matins, pour retrouver le monde et le pays comme la veille. Tout s’accélère et les événements qui font l’actualité se bousculent, l’information est instantanée et les mentalités qui se structurent dans ce nouvel environnement, sont en pleine mutation. Nous passons de la démocratie intermittente rythmée par des élections périodiques à une démocratie permanente et participative, où les décisions et les actions de l’élite dirigeante sont soumises à la vigilance et au contrôle citoyen de manière continue. Les médias traditionnels de cette transition démocratique, qui n’ont pas compris ou pris la mesure de cette perspective novatrice, se fissurent sous le poids d’une tradition autocratique, peu inclinée à l’expression d’une démocratie interne et d’une liberté de pensée. Comment ce tournant sociologique et cette révolution culturelle est vécue à l’intérieur des formations politiques, alors qu’elles sont confrontées de ce fait, à une pluralité d’expressions et à une exigence d’adaptation et de transformation ? Comment le Pouvoir central réagit-t-il dans le contexte du passage d’une culture politique autoritaire héritée de la tradition du parti-état, aux exigences de la postmodernité, alors même que les défis de la transition démocratique du multipartisme à une démocratie représentative, contrôlée, et équilibrée par des contre-pouvoirs forts, n’est pas encore réalisée ?
1 – La Division des Partis politiques et la pratique d’une gestion autocratique et personnalisée
L’examen de la corrélation entre l’exigence d’une transformation interne des partis politiques pour s’adapter au mouvement, et les fortes perturbations qu’ils rencontrent en leurs seins, qui se traduisent extérieurement par des scissions et une fronde intérieure, est desservi par l’hypothèse imaginative ou factuelle, c’est selon, que cet aboutissement est le fait manifeste du pouvoir en place. Cette imputabilité se fonde sur une suspicion basée sur la « théorie politique » du « diviser pour mieux régner », mais aussi légitimée par le fait que toutes les factions dissidentes rejoignent par la suite, la majorité présidentielle au sein du RHDP. Cette présupposition de manipulation politique et de corruption de conscience, interdit d’en rechercher objectivement les causes ailleurs, alors même que les partis politiques qui appartiennent à cette majorité présidentielle, souffrent pareillement du même phénomène de mésentente et de division. En effet, peu d’analystes politiques parviennent à conceptualiser correctement la rupture entre les formes archaïques et les formes modernes utilisées par les uns et les autres pour diriger leurs formations politiques respectifs en vue d’en assurer la cohésion et l’efficacité. Portant les motifs de discorde s’articulent le plus souvent autour du respect des textes internes (PDCI, FPI), de la vision stratégique (PDCI, FPI, MFA), la réalisation des engagements pris (PDCI, RDR, UDPCI) la démocratisation et la restructuration de l’organisation (Tous). Autrement dit, les méthodes de gouvernance interne et la question idéologique et stratégique qui peuvent justifier également ces dissensions et divisions, ne sont nullement questionnées, alors qu’aucune raison objective ne permet de les écarter. Nous excluons volontairement du champ de cet examen, les conflits d’égo et d’ambition, en raison de leur caractère personnel (RDR, PDCI, FPI). Il est remarquable, relativement à ce dernier type de dissension que certains partis aient réussi à les contenir (RDR) ou à les concilier, voire réconcilier (PDCI). C’est dans cette direction que je souhaite pour ma part, conduire la présente réflexion, bien que les propositions de conclusion que je pourrai avancer revêtent un caractère sommaire et très provisoire. Il s’agit avant tout d’ouvrir un horizon théorique très peu exploité.
Les partis politiques constituent des structures de médiation de l’activité sociale et politique, qui n’échappent pas aux conséquences des bouleversements historiques et sociologiques qui surviennent dans le monde et dans notre pays. Nous en avons donné la description en introduction. Dès lors, leur survie et leur cohésion dépendent de leur capacité critique, de remise en cause, d’analyse et d’interprétation, pour parvenir à s’adapter en permanence à leur environnement et au mouvement de l’histoire. Or, la Côte d’ivoire a été secouée par des troubles divers (ordre public, crise identitaire et idéologique, insurrection contre l’autorité de l’état, instrumentalisation du droit et violation de l’ordre constitutionnel), suivis d’un phénomène de violence massive. La mémoire traumatique de ces évènements douloureux a façonné une nouvelle conscience chez l’Ivoirien. A cette transformation s’ajoute la conjugaison de facteurs économiques, démographiques, sociologiques, environnementaux, historiques et politiques, qui structurent l’évolution du pays, mais aussi de ses citoyens, en tant que parties indissociables et intégrées d’une unité formant un tout. Dans un tel contexte, tout parti politique qui refuse d’analyser objectivement ces évolutions, de se remettre en cause dans son mode d’organisation, ses méthodes de gouvernance, ses choix stratégiques et son projet pour le futur, s’expose de lui-même à la dissidence et à la division, car l’adhésion à un parti ou une vision se construit dans la post-modernité sur la base d’une démarche rationnelle et d’un consensus admettant la contradiction et la représentativité de tous les courants de pensée. Autrement dit, la pensée unique est morte et la démocratie interne est devenue une exigence. L’immobilisme et le passéisme face aux objectifs et aux challenges de l’actualité et de la post-modernité conduit au déclin et à l’implosion. On ne peut pas refuser d’avancer ou se battre pour rester sur place, sans se marginaliser soi-même, par rapport au mouvement du progrès. Or, l’homme intrinsèquement est un être de progrès, que son en-dedans conduit inéluctablement vers toujours plus de progrès pour s’élever et construire quelque chose de toujours plus grand, plus beau et plus utile.
J’observe dans la quasi-totalité des formations politiques, une culture de parti en profond décalage avec la post-modernité, consistant en une soumission aux volontés individuelles des chefs de parti, sous une apparence démocratique trompeuse, qui masque en réalité une pratique autocratique, qui sclérose les idées, les initiatives, obstrue le droit, bannit la différence et construit le déroulement de carrière et la promotion des militants en fonction du degré de servilité (fidélité par euphémisme) et de la proximité avec le chef charismatique, réputé infaillible, fétichisé et idéalisé à outrance (culte de la personnalité, mystification, monopole de la vérité ou pour certain de l’idéologie). Cette tare qui possède toutes les caractéristiques du totalitarisme, est précisément celle qui empêche le progrès démocratique en Afrique et en Côte d’Ivoire. Je note en dehors de la persistance de ces méthodes autoritaires, le réflexe d’exclusion ou de démotion de certains cadres majeurs en leur sein, au motif d’indiscipline (PDCI) ou de traitrise (FPI), favorisant de la sorte des forces centrifuges. La floraison des candidatures indépendantes aux législatives de 2016 démontre cette réalité (PDCI, RHDP, RDR). La rivalité des ambitions personnelles, le plus souvent à la base de l’implosion des plate-formes de regroupement le démontre aussi (CNC et autres), tout comme dans certains partis (MFA, PIT, etc.). L’assignation identitaire et la catégorisation des militants à la moindre divergence de vue le démontre encore (FPI). J’observe enfin la constance, la durée et l’antériorité de phénomène. Le PDCI a connu de nombreux divorces qui ont donné lieu à la création de divers partis dont le RDR, bien avant l’accession au pouvoir du Président OUATTARA. Il en est de même du FPI et des fondateurs de ce parti, dont LIDER est une émanation récente. L’observation de la division, de la séparation, des scissions des partis, sur une longue durée permet d’établir que le phénomène est antérieur au Pouvoir actuel, qu’il est constant donc inhérent à la vie des partis depuis 1990 (rétablissement du multipartisme). Cependant, il est remarquable que le phénomène s’est généralisé de manière exceptionnelle, et a connu une forte densité sur une période très courte, correspondant à la gouvernance du Président Ouattara. Cet indice constitue un argument favorable à la thèse qui rattache ce surdimensionnent et cette intensité soudaine du phénomène à l’avènement de la gouvernance RHDP. Néanmoins, cette illustration autorise que nous puissions concevoir le phénomène sous l’angle d’une double rupture : rupture sur le plan des pratiques de la gouvernance interne des partis avec la réforme des mentalités et l’apparition d’une exigence de plus de liberté et du respect des textes, de prime abord, puisqu’il me sera donné de postuler ensuite, que la trajectoire évolutive des partis politiques en Côte d’Ivoire s’est opérée dans le sens de leur exposition au risque de la division et même de leur affaiblissement. Enfin, j’envisage la seconde rupture sur le plan de la démocratie et de la gouvernance interne, à partir de la pratique de modèles sclérosés et dépassés par rapport à l’évolution de la société ivoirienne. Ici, il sera postulé, en jonction avec l’absence du renouvellement significatif de la classe politique dominante de l’après Houphouet-Boigny et des formes modernes d’un parti politique, le déclin de la culture de la pensée unique et du culte de la personnalité, au profit d’un nouveau modèle d’organisation des partis politiques, plus démocratique intégrant la pluralité des courants de pensée. En d’autres termes, la soumission servile et aveugle et la déification des fondateurs, des héritiers et des chefs charismatiques des partis politiques ont atteint leur limite. Leur vision et leur stratégie sont désormais ouvertement questionnées et remises en cause par les militants de base et les cadres de leurs partis. C’est la mort logique des égos, des émotions, de l’autoritarisme et du culte de la personnalité. C’est la fin de la religion politique.
2 – La Transition démocratique et ses enjeux
Le modèle universel de la démocratie représentative associé à la conception d’un État moderne efficace au plan économique, exemplaire au plan de l’éthique publique, impartial au plan du droit et institutionnellement fort, permet de réaliser sans résistance particulière de la part de la communauté nationale, la subordination des pratiques sociales et politiques à l’intérêt général. Cependant, la société postmoderne semble vouloir invalider ce dispositif légitimiste, car, en définitive, avec l’avènement des NTIC et des nouveaux espaces de liberté conquis en Côte d’Ivoire, la volonté citoyenne tend à soumettre le politique à l’exigence de fusionner aussi avec la société « réelle», la réalité de la vie concrète et quotidienne, telle que perçue et vécue par les populations. Ce reproche est souvent adressé à la gouvernance « Alassaniste », en la comparant à une bulle de technocrates, coupée des réalités du terrain social. Dès lors, cette tendance dissout la distance entre l’élite dirigeante et le peuple. Ce phénomène explique pour partie la montée exponentielle du populisme dans le monde et en Côte d’Ivoire, et fait éclater la toute-puissance de l’État central au profit d’autorités plurielles et excentrées, en même temps qu’elle suscite l’émergence d’un nouveau modèle de démocratie, la démocratie fonctionnelle. La société ivoirienne du fait de la globalisation, est engagée dans une profonde mutation, caractérisée par l’émergence de nouvelles modalités de régulation et de reproduction sociétales , sanctionnant une rupture avec les pratiques du passé et l’apparition de la quatrième génération, après celles de la colonisation, des indépendances et du parti unique, du multipartisme et de la transition démocratique. C’est à ce mouvement de conscience croissant que le Pouvoir « Alassaniste » est confronté, alors que parallèlement les peuples et les citoyens jouissent de protections de plus en plus renforcées, tant au plan du droit interne que du droit international. Dès lors, la tentative d’en prendre le contrôle ou de l’étouffer, devient risqué, délicat et plus difficile qu’il ne l’était hier. La conception libérale, en imposant partout dans le monde le droit humanitaire et les droits fondamentaux de l’homme et du citoyen va diluer progressivement la portée de la souveraineté des États, en leur interdisant de franchir les limites prescrites par le droit national et international, mais surtout celles posées de l’extérieur par les différentes chartes et conventions, qui lient les états et les rattachent à la communauté internationale, dont l’ONU qui dispose d’un droit d’ingérence, de contrainte et de coercition. Cette pression exercée sur les pouvoirs nationaux est accentuée par la présence des représentations diplomatiques, la multiplication des ONG extérieures, le dynamisme interne de la société civile et l’installation de la Cour Internationale Pénale et de la Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples auxquelles la Côte d’Ivoire a adhéré. C’est peut-être cet environnement et cette évolution, que la refondation n’a pas comprise ou plus exactement mal mesurée. De cette cécité ou incapacité découle sa propre situation, et les difficultés dans lesquelles elle a entrainé le pays tout entier. Dès lors, il parait certain que fort de cette expérience du passé, la gouvernance RHDP ne commettra pas la même erreur, même si l’on tente de l’y pousser.
« On ne sort pas d’une guerre, comme on sort d’un diner de gala » (L.GBABO) Ceux qui veulent croire, contre l’évidence, le contraire se trompent, et ceux qui veulent ignorer les énormes difficultés du contexte et des conditions initiales de l’exercice du pouvoir du RHDP sont de mauvaise foi. Aussi, après avoir neutralisé ses adversaires (militairement et financièrement), rétabli l’ordre public, repoussé les attaques contre l’intégrité territoriale et l’autorité de l’État, stabilisé et sécurisé le pays, relancé l’économie, redéployé la présence de l’état dans le concert des grandes nations, relevé l’Administration qui s’était effondré et reformé l’appareil sécuritaire, le Pouvoir RHDP est désormais engagé sur des chantiers beaucoup plus délicats, dont l’approfondissement de la démocratie et de l’état de droit, la recomposition de l’unité perdue de la Nation après plus d’une décennie de conflit, la réforme de la société ivoirienne, la réduction de la pauvreté, la transformation structurelle de l’économie et l’industrialisation, etc. Conserver le pouvoir est souvent plus difficile que le conquérir (Mao Tsé-Toung). Il faut pour cela se remettre en cause en permanence pour répondre aux attentes sociales et fidéliser son électorat, car en définitive, le peuple est le véritable détenteur du pouvoir. On est comptable de sa gouvernance et de l’efficacité de son action devant lui, et c’est à lui, dans son entier, qu’il revient en dernier ressort de les évaluer et de les apprécier.
Cette réalité consacre le principe de la séparation de l’État du corps social. En effet, « la vocation fondamentale de l’État est d’assurer le triomphe de la volonté générale » (Rousseau), et « de l’intérêt commun » (Locke, Madison). L’intérêt général, enseigne Rousseau, ne se laisse jamais réduire à la somme des intérêts particuliers. Cette vocation exige de l’État qu’il soit au-dessus des partis et des intérêts particuliers et qu’il « se démarque de la division sociale. Le risque de la division sociale, c’est qu’elle corrompe l’État » (Jean François TUOT). Si d’aventure l’État, faute de garder cette distance, de respecter cette séparation, est compromis dans la division de la société ou impliqué dans les querelles de celle-ci, ou encore participe au jeu des intérêts particuliers (conflits, défense, promotion) tels que les enjeux électoraux, c’est la mort de la cohésion sociale, et plus grave, de l’État lui-même, en tant qu’unité distincte et autonome. Dès lors, il en découle une confusion généralisée ne permettant plus aucune limite, faute de distinction dans la vie de la Nation. D’où la nécessité pour l’État de s’accorder dans la neutralité avec des finalités universellement admises, fédératives, réconciliatrices et protectrices, contre la menace dissolutive des intérêts particuliers sur l’intérêt public. De cette contrainte découle un second principe. L’État moderne et libéral doit s’inscrire d’entrée dans une logique de mise sous tutelle des particularités, telles que ethniques et tribales par exemple, et des intérêts personnels, partisans ou corporatifs des acteurs sociaux et politiques. Cette indépendance lui est indispensable pour assoir et légitimer son autorité. En réclamant au RHDP la désignation pour l’investiture de son candidat, le meilleur profil pour assumer la fonction et la charge présidentielle après 2020, en dehors de toutes considérations partisanes ou personnelles, et en lui proposant d’opérer à cette occasion, un renouvellement du personnel politique au profit de la génération montante, le Président Ouattara défend l’intérêt général de la Nation, conformément au au second principe que nous avons énoncé. On ne saurait le lui reprocher, bien au contraire, en revanche ce qui pourrait lui être reproché, est le caractère de cette demande, qui aurait du être adressé à l’ensemble des partis politiques. Pourquoi ne se s’est-il pas senti habilité à le faire ou n’a-t-il pas reconnu la qualité universelle de sa demande ? Sa double qualité et le cumul de fonctions antinomiques l’expliquent. Alors qu’il incarne l’État, il participe parallèlement aux activités des organes dirigeants d’une formation politique qu’il incarne également, du fait des fonctions qu’il y occupe. Or, il est évident que cette dernière défend exclusivement des intérêts particuliers, en contradiction flagrante avec le premier principe de la séparation que nous avions énoncé. Cette confusion d’intérêts introduit dans la vie de la nation, non seulement une division, mais un conflit d’intérêt entre les intérêts particuliers d’une section du peuple et l’intérêt général. Si sur le plan du droit positif, cette incompatibilité manifeste, a été levée par la Constitution de 2016, il ne demeure pas moins qu’elle viole la tradition républicaine, alors que par convention tacite non écrite, l’on pourrait établir ici, une règle dispositive. Le particulier n’est pas du ressort de l’État, voire du politique au sens noble et plein du terme, il peut même, à la rigueur, s’avérer préjudiciable à la république (Cf. Alan Wolfe, « Libéralisme et sociologie : la difficile alliance » ).
Une troisième dimension doit être explorée par rapport au statut et à la fonction du Droit dans la conception moderne de l’État. Il n’est pas qu’un centre unificateur neutre. Il est aussi une structure représentative depuis l’école grecque, dominée aujourd’hui par le modèle libéral de la démocratie représentative pluraliste. Comme l’a signalé M. Gauchet, dans la mesure où nous avons affaire, à un pouvoir légitimé par la représentation du peuple qu’il incarne à travers l’État, celui-ci cesse d’incarner la Loi, pour peindre prioritairement une société sujette à elle-même. C’est la traduction de la formule du « Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » chère à la gauche, qu’on remarque sans surprise dans notre Constitution de 2000. Dès lors, l’État symbolise idéologiquement cette pensée et concrétise «l’unité réflexive d’un être collectif constitué à partir de la volonté de la société de ses membres» (Marcel Gauchet, « Le Désenchantement du monde », Paris, Gallimard, 1985, p. 285). On remarquera la parfaite coïncidence entre le moment réflexif dans laquelle entre la Côte d’Ivoire par le mouvement de l’histoire (Cf. introduction) et la définition que nous pouvons donner de l’État démocratique. C’est dire, si besoin est, que la côte d’Ivoire est route pour une démocratie en phase de maturation. Aussi, l’examen du statut et de la place du droit dans un État moderne et démocratique, nous permettra de mieux comprendre par la suite cette association organique entre la position transcendante de l’État et le fait structurel du dédoublement de l’action sociale et de son fonctionnement politique. L’État est redevable à ses citoyens de l’efficacité juridique. Pourquoi ? Parce que la caractéristique essentielle du droit est sa force normative. Il édicte les règles de fonctionnement de l’État et régit à la fois les relations particulières du corps social. Nous voyons bien que cette nouvelle dimension de l’État n’abolit pas le premier principe de la séparation entre l’État et le corps social que nous avions posé, mais complète le registre de leur interaction. En produisant une norme sociétale, qui abolit la tradition ancestrale, l’arbitraire de l’Administration Publique et la volonté du « prince », il apparaît comme l’expression du pouvoir de la société sur elle-même. Dès lors nous avons affaire à pouvoir social qui se confond au pouvoir politique. Celui-ci obéit à des critères de d’universalité, de rationalité, d’objectivité, de neutralité et de justice, dont l’application est confiée au pouvoir politique et administratif de l’État. Dans ce sens, l’État et le Droit appartiennent au un même ordre de contrainte. L’État, dans l’exercice de sa capacité à produire et à sanctionner les normes de l’action sociale et publique, au nom de la société, se confond entièrement avec l’ordre juridique. Malgré la séparation des pouvoirs dans un état démocratique, l’ordre juridique, pour sa part, doit nécessairement se confondre avec le pouvoir de l’État pour rendre effective sa vocation normative. Ce bloc d’éléments pose le troisième principe qui définit un État démocratique sous le rapport structurel du Droit.
Dès lors, qu’est ce qui fait que le citoyen ivoirien ne puisse pas s’identifier à cet ordre, s’y retrouver, ou pire se révolter contre lui, alors que son élaboration est supposé émaner de lui suivant le dispositif de la représentativité qui caractérise l’État démocratique ? Qu’est ce qui fait que l’État Ivoirien ne puisse pas préfigurer correctement cet ordre ou l’incarner ? Nous l’avons dit, ce pouvoir social et politique détenu par l’État, obéit à des critères d’universalité, de rationalité, d’objectivité, de neutralité, d’impersonnalité, d’indépendance et de justice. Or, on ne saurait le taire, notre justice est un sujet de préoccupation, sous plusieurs rapports. Je m’en suis déjà exprimé à plusieurs reprises. Elle a été au cœur de notre crise (dissolution du tissus social, guerre civile). Elle a prolongé inutilement la post-crise en freinant le processus de réconciliation et elle entretient un malaise persistant dans l’opinion publique, qui suscite une défiance envers les institutions de la République. Ce n’est pas une bonne chose pour la confiance et l’état de droit. Le Droit est une exigence fondamentale et inflexible pour l’autorité de l’État et la bonne gouvernance. Cette présupposition « implique d’une part qu’il peut exister une cause objective à des attitudes de résistance ou de défiance, et que d’autre part, les institutions et les personnes juridiques (pouvoirs publics et citoyens) peuvent devenir dignes de confiance, mais que cette dernière n’est pas donnée. Elle s’acquiert au terme d’un processus, qui réclame des conditions exigeantes. Dès lors, la question est désormais la suivante : quelles sont les mesures et attitudes qui permettent aux institutions et aux pouvoirs publics de devenir dignes de confiance, qui augmentent la propension des citoyens à leur faire confiance et à se faire confiance entre eux après un phénomène de violence de masse ? » ( SOUMAREY Pierre Aly, « Commentaire sur le discours de la réconciliation », E-Book pardon-et-réconciliation-GKS-7777, P.52/53). Aussi, à cette nouvelle étape de mon développement, je m’intéresserai sur la base de ces trois principes, à l’examen des dénonciations et des revendications de l’opposition, ainsi qu’aux aspects démocratiques de la gouvernance « alassaniste », et à la reconfiguration du paysage politique à la veille des élections présidentielles de 2020.
3 – Des dénonciations et des revendications de l’opposition
L’opposition est légitime dans un système représentatif et une nécessité fonctionnelle à la démocratie républicaine. Aujourd’hui pour faire progresser l’un et l’autre, il y a un préalable qui s’impose : La paix, l’unité de la Nation, le pardon et la réconciliation de la Côte d’Ivoire avec elle-même autour d’un bloc de valeurs communes partagées par le corps social et l’État, de manière, transversale, « transpartite » et institutionnalisée. Comment libérer l’ivoirien de ses ressentiments et de l’esclavage de sa passion partisane ? Comment restaurer sa confiance dans les institutions de son pays et dans l’autre, son frère et compatriote ? « La confiance, implique l’attente d’une attitude normative partagée par toute la communauté nationale, d’un engagement collectif en faveur des mêmes valeurs. Tout le monde est favorable à la réconciliation, ( à la paix, au développement, au progrès social, à la démocratie, à l’état de droit, à la stabilité politique, à la coésion sociale) mais … sur quelle base ? Je fais confiance au Pouvoir et aux Institutions (de mon pays)…, au sens vertical et substantiel du terme, lorsque j’ai des raisons suffisantes, d’attendre d’eux, un certain type de comportement, mais aussi, et surtout, quand parmi ces raisons d’agir ainsi, se trouve un engagement sans équivoque de leur part, de respecter les normes et valeurs que nous partageons en commun. C’est l’attachement mutuel à celles-ci et l’unanimité autour d’elles, qui fondent la confiance. Au sens, horizontal et civique du terme, elle correspond à une disposition pouvant se développer entre citoyens d’origine ethnique, politique et idéologique différentes, qui appartiennent à une même communauté politique et partagent un même espace territorial, chez qui il existe comme lien relationnel, la conscience d’une réciprocité normative. Une telle disposition peut faire naître la confiance lorsqu’il existe une reconnaissance des normes, valeurs et formes de vie de cette communauté par l’écrasante majorité de ses membres. Il s’évince de cette reconnaissance le principe selon lequel cette présupposition a suffisamment de sens auprès des membres de cette communauté, pour motiver leur adhésion et leur soumission aux règles établies. C’est un acte de validation du pacte social et politique, qui régit cette société. » (SOUMAREY Pierre Aly, Ibidem). Or, l’opposition qui porte la colère et la révolte d’une partie du peuple, dénonce certains travers de la gouvernance « Alassaniste », pour justifier sa défiance à l’égard de l’État et du Pouvoir central. Cette position, « peut s’analyser comme étant à la fois une protestation contre la violation de normes et une revendication portant sur une attente légitime. Les normes en question sont celles qui définissent les limites sociales, morales, institutionnelles, interpersonnelles et économiques à ne pas outrepasser ou bafouer. » (SOUMAREY Pierre, Ibidem). Plus fondamentalement la violation des trois principes que nous avons définis précédemment, pourraient en être la cause.
a) – De la confiscation clanique du pouvoir et des dysfonctionnements de la justice.
Sur le point de la confiscation clanique du pouvoir, il est incontestable que chaque pouvoir en Afrique et en Côte d’Ivoire particulièrement, s’accapare les richesses du pays et les rouages de l’état (marchés publics, nomination par affinités et de complaisance à des postes juteux, souvent inutilement budgétivores, confiscation des médias d’État, délivrance d’agréments et de titres). Cette caractéristique n’est ni nouvelle, ni spécifique à un pouvoir. Pour preuve, toutes les oppositions ont invariablement dénoncé ce travers, quel que soit le pouvoir en place (PDCI, UDPCI, FPI, RDR). Cette constance démontre, qu’il s’agit plutôt d’un problème de culture politique et d’une tradition républicaine dévoyée, depuis les indépendances. De régime en régime nous assistons à l’éclosion d’une classe de nouveaux riches, là où seule la valeur du travail devrait le permettre. La propagande qui veut faire croire qu’il s’agit d’un phénomène nouveau ou la caractéristique exclusive du pouvoir RHDP, est donc mensongère. Nous avons affaire à une faiblesse structurelle qui affecte le Pouvoir, l’État et ses institutions. Cette situation doit absolument être combattue et corrigée. Cependant, elle ne peut pas être résolue dans un environnement électoraliste et par des méthodes insurrectionnelles. Il convient de recourir de préférence à des solutions judiciaires pour régler les abus et les litiges qui peuvent naître de ces violations et collusions. Cette judiciarisation de la société nous conduirait au second point, qui conditionne l’efficacité et le succès de cette option. Mais d’ores et déjà, j’observe que la justice ivoirienne n’est pas suffisamment harcelée au plan procédural, pour la pousser à prendre ses responsabilité en matière d’indépendance, d’impartialité, de professionnalisme et de célérité. Je remarque aussi que les affaires qui fondent l’opinion de l’opposition concernent des domaines sensibles qui touchent à l’ordre public, la délinquance financière, la sécurité et l’autorité de l’État, dans lesquels la politique et l’État interfèrent généralement, ici et ailleurs. Enfin, je note aussi la dimension symbolique de certaines affaires qui donnent cette impression, lorsqu’elles concernent des personnalités politiques. La loi étant générale, indivisible et impersonnelle, une telle attitude discriminatoire n’est pas recevable. Le statut politique ne confère pas une immunité contre le droit. En revanche, une justice sélective et partiale, est contraire à l’état de droit. Cependant, faut-il imputer mécaniquement la responsabilité de cette faiblesse à l’exécutif, malgré l’indépendance réelle ou supposée du Judicaire ? Dans le règlement des conflits entre militants ou responsables d’un même parti, il est remarquable que ce sont les parties concernées qui saisissent elles-mêmes la justice, et non le contraire. Dès lors, l’argument de l’immixtion doit être récusé, parce que contraire à la réalité. En revanche, que tous les jugements rendus aillent uniformément dans un sens qui favorise les objectifs affichés et les intérêts du RHDP-unifié, suscite une légitime suspicion qui est assimilée à tort ou à raison, à une stratégie voulue et conduite par le Pouvoir central. Si cette présupposition peut fonder la formulation d’une critique, est-elle suffisante pour justifier une revendication ou une contestation, en l’absence de faits probants, entendu que la pièce maitresse du Droit est la preuve, et que la recevabilité d’une action repose sur la qualité et l’intérêt à agir ? Il s’évince de cette situation que l’opposition est dépourvue d’éléments sérieux d’action. Il ne demeure pas moins évident, qu’il est nécessaire et urgent que l’État prenne des dispositions pertinentes pour faire cesser ce trouble de la conscience citoyenne et pour garantir au corps social une bonne administration de la justice. Les affaires sensibles, soit par leur charge symbolique, soit par leur connexité politique, soit par leur degré de gravité, lui offrent l’opportunité de démontrer son indépendance et son professionnalisme. Pour exemple, il n’est absolument pas acceptable que l’assassinat du jeune étudiant Soro Kognon à Korhogo à l’occasion du meeting ou de l’AG d’une organisation ( RACI), proche du Président Guillaume Soro, reste à ce jour non résolu pour situer les responsabilités et impuni. Une sanction pénale exemplaire pour sa vertu dissuasive et pédagogique aurait été un bon signal envoyé au corps social dans ce climat pré-électoral. De nombreux incidents intervenus dans la même ville (affaire des écoles saccagées) restés sans suite judiciaire adéquate, en fait un territoire hors de la République. Cette situation est insupportable.