Le Professeur BOA Thiémélé Ramsès livre son point de vue
Quand un autobus transportant une trentaine de passagers quitte la chaussée pour déverser ses occupants dans le ravin avoisinant, les populations de la ville d’Edéa au Cameroun sont convaincus d’une choses: les sorciers du coin ont une fois encore agi. L’autobus présentait-il des défaillances techniques ? Le conducteur était-il détenteur d’un permis de conduire approprié ? Était-il en état d’ébriété ? La chaussée était-elle en bon état ? Cette catégorie de questions est d’office reléguée au second plan, et tout est expliqué par la puissance surnaturelle des sorciers. Parce que ce rejet quasi-systématique de la rationalité comme mode explicatif des phénomènes sociaux est devenu l’identité remarquable des sociétés d’Afrique postcoloniale, de nombreux intellectuels se font des soucis quant au devenir d’un continent qui semble tourner le dos à la science. Monsieur BOA Thiémélé Ramsès, Professeur titulaire de Philosophie, Université de Cocody Abidjan (Côte d’Ivoire) est un des Africains les plus inquiets face à l’ampleur que prend la croyance au magico-religieux dans nos sociétés. Auteur du livre au titre fort évocateur «La Sorcellerie n’existe pas» paru à Abidjan en 2010, il a bien voulu répondre à nos questions.
Africa & Science: Comment définissez-vous la sorcellerie? Opérez-vous une distinction entre science occulte et sorcellerie?
Le sorcier serait un homme ayant des dons héréditaires ou acquis, une puissance particulière ou des connaissances techniques spécifiques qui lui permettent de tuer. Il aurait un don d’ubiquité servant à faire du mal à autrui. L’espace et le temps ne seraient pas des obstacles à l’expression de son pouvoir maléfique.
Pour le second volet de votre question, je me demande s’il existe réellement des sciences occultes. L’expression renferme une insurmontable contradiction. Comment l’occulte peut-il être objet de saisie objective, d’expérimentation, de critique, de quantification, de répétitivité publique, toutes choses qui définissent la science ? Ce qu’on appelle « science occulte » renvoie plus à un symbolisme de l’imaginaire qu’à une véritable science. Ma conception de la sorcellerie rejoint sur ce point ma compréhension de la science occulte : des discours symboliques à interpréter, des idéologies de justification à objectifs multiples. Dans l’idée d’objectifs multiples, il faut voir : l’éducation, la sécurisation des biens et des personnes, le maintien du pouvoir des Anciens, l’eugénisme social par élimination des handicapés physiques et mentaux, etc.
Africa & Science: Peut-on considérer comme relevant de la sorcellerie, les prières charismatiques qu’organisent certaines organisations religieuses?
Prof. BOA Thiémélé Ramsès: Je pratique peu ce milieu. Mais pour ce qui m’a été donné de voir et de comprendre, de l’extérieur, je l’avoue, c’est qu’il y a une volonté de se protéger du mal et des capacités de nuisance que les organisations religieuses croient trouver dans l’esprit du monde. Le paradoxe c’est qu’elles sont censées suivre Jésus qui a vaincu ce monde. On ne peut pas dire que ces prières relèvent de la sorcellerie, car le principe d’action est la protection, la sécurité des membres or celui de la sorcellerie, c’est plutôt la nuisance, le mal, le désordre.
Africa & Science: Le législateur camerounais criminalise la pratique de la sorcellerie, attestant ipso facto de son existence. En effet, selon l’article 251 du code pénal camerounais, « est puni d’un emprisonnement de deux à dix ans et d’une amende de 5 000 à 100 000 francs celui qui se livre à des pratiques de sorcellerie, magie ou divination susceptibles de troubler l’ordre ou la tranquillité publique, ou de porter atteinte aux personnes, aux biens ou à la fortune d’autrui même sous forme de rétribution». Comment justifiez-vous alors votre rejet de la sorcellerie, un fait qui existerait bel et bien? Comment justifierez-vous le titre de votre livre en contexte social camerounais par exemple?
Prof. BOA Thiémélé Ramsès: Le législateur africain est victime d’une fascination de la sorcellerie. C’est une erreur de procéder comme il fait actuellement. Pour moi, la victime de la sorcellerie, ce sont les pauvres innocents injustement accusés et livrés à la vindicte populaire. Ces accusés sont les victimes du charlatanisme social. Le législateur devrait s’interroger sur les mécanismes traditionnels de tortures réelles ou symboliques qui poussent certaines personnes à avouer des crimes imaginaires. Je loue sur ce point le formidable travail d’Eric de Rosny qui a réussi à mieux faire accepter le travail des Nganga. Les Nganga au Cameroun sont à peu près l’équivalent des Komians dans ma culture akan de Côte d’Ivoire. Ils sont les protecteurs, les prêtres de la société traditionnelle, dont le but est de sécuriser la totalité de l’être africain par une prise en compte des dimensions physique, psychologique, spirituelle, intellectuelle ou morale de l’Africain. Le Nganga est l’anti-sorcier, tout comme le komian. Mais autant j’invite les komian à repenser leur profession, autant j’invite les Nganga à faire pareil car la société a évolué dans sa saisie des phénomènes. Se référer à des forces occultes pour expliquer des phénomènes naturels n’a plus de sens. Dire que le tonnerre et les éclairs sont des messages des ancêtres, fait sourire de nos jours ; dire qu’un individu qui souffre de l’ulcère de Buruli utilise sa jambe comme foyer de cuisson pour des repas occultes, est une grave méprise ; enfin, considérer un enfant autiste de sorcier, c’est un mauvais diagnostic de nos jours. Ces explications surnaturelles de faits naturels sont l’expression de nos ignorances. Par contre, les Nganga, les komians voire les Vaudou, ont une formidable base de données encyclopédiques, données obtenues à partir des années d’initiation passées auprès de leur Maître dans les Temples.
Africa & Science: Pensez-vous que les systèmes éducatifs ouest-africains contribuent à l’émancipation des peuples au plan intellectuel, notamment pour ce qui est de leurs rapports au surnaturel?
Prof. BOA Thiémélé Ramsès: Notre malheur, en Afrique, c’est que le système éducatif n’a pas prise sur la vie quotidienne. L’école est un lieu d’obtention de diplôme, un cadre d’acquisition de savoirs élaborés la plupart du temps ailleurs. L’école introduit, il est vrai, de plus en plus, mais lentement à mon goût, le savoir-être et le savoir-faire. Encore faut-il que les professeurs qui doivent impulser cette énergie de changement cognitif, soient eux-mêmes formés à une saisie critique de nos sociétés. Or, en philosophie, par exemple, mon domaine, j’observe que les enseignants et les étudiants répètent Platon, Rousseau, Descartes, Kant et même Sartre sans se poser la question de l’investissement, dans nos sociétés, des principes d’analyse de ces penseurs. Ceux-ci ont écrit et pensé pour résoudre des problèmes de leurs sociétés. Nous les utilisons, non pas pour résoudre des problèmes souvent similaires (problèmes d’injustice, de dictature, d’éducation, de recherche de la vérité, etc.) mais pour le plaisir solitaire de se prouver à soi qu’on connaît leurs systèmes de pensée. Relativement à la sorcellerie, nos systèmes d’éducation évitent la voie de la science et de la distanciation critique. Au nom d’une prétendue africanité, on accepte les lieux communs et les superstitions d’un monde révolu.
Il faudrait par exemple introduire dans les programmes, mon livre et d’autres comme par exemple celui de N’Cho Chayé, qui a écrit : La sorcellerie. La hantise du peuple : mythe ou réalité, Abidjan Frat Mat Editions en 2009. Je peux également mentionner Nebié Bali, du Burkina Faso et son livre Le Roi du Dja-djo, Editions Jethro, Ouagadougou, en 2011. Mon maître à moi, Cheikh Anta Diop disait que la culture africaine doit être repensée et rénovée afin de la rendre plus performante. Le système éducatif devrait y contribuer pour une très grande part. La Renaissance africaine est à ce prix.
Africa & Science: Dans le contexte ivoirien, l’élite du pouvoir œuvre-t-elle dans le sens de la limitation de l’attachement des citoyens au mystico-religieux?
Prof. BOA Thiémélé Ramsès: Les élites intellectuelles font leur travail de production des idées ; les élites financières et politiques devraient s’approprier ce travail en mettant à la disposition du public, les livres, par la médiation des bibliothèques, des centres de lecture, des débats dans les médias. Malheureusement, depuis une vingtaine d’année, comme le chantent les musiciens zouglou, même ceux qui ne se brossent pas disent qu’ils font de la politique. Autrement dit, le fait politique des élections a supplanté tout. D’ailleurs les élites du pouvoir jouent sur le magico-religieux, puisque, à l’occasion des élections par exemple, elles font intervenir le magico-religieux dans une volonté d’avoir un électorat captif et captivé, terrorisé par le devoir de jurer sur des « fétiches ».
Africa & Science: Le moyen âge européen a été largement marqué par la forte croyance au mystico-religieux. L’Europe du moyen âge est une Europe des croyances. Pourtant, c’est de l’intérieur de cette société que jaillit la révolution scientifique et industrielle. Connaissant ce fait, serions nous intellectuellement fondés de justifier le retard de notre continent par le fort attachement des populations au mystico-religieux? En d’autres termes, ‘la bonne’ sorcellerie, ne serait-elle pas le point de départ de la révolution scientifique?
Prof. BOA Thiémélé Ramsès: Ce qui a sauvé l’Europe du Moyen âge, c’est l’heureuse rencontre de la science apportée par l’influence arabo-musulmane et le retrait progressif du religieux de la sphère publique. La science joue un rôle déterminant dans l’émergence d’une conscience avide de savoirs. Vous avez raison de dire que « c’est de l’intérieur de cette société que jaillit la révolution scientifique et industrielle. » Faisons en sorte que ce soit de l’intérieur de nos sociétés, par une révolution endogène de nos mentalités et une rationalisation de nos perceptions du monde, que vienne cette révolution. Si ce changement a du mal à se faire ce n’est pas dû au magico-religieux. Autrement dit, ce n’est pas le fort attachement des populations au mystico-religieux qui explique le retard de notre continent, c’est le contraire. C’est parce que nous sommes sous-développés, vivotant dans un univers où il y a peu d’école, de bibliothèques, etc., que nos populations se laissent captiver par le magico-religieux. L’éducation, l’instruction, l’école, la formation devraient faire régresser fortement le magico-religieux. Tous ces éléments ne constituent pas ce que vous présentez comme « la bonne sorcellerie ». D’ailleurs c’est une autre contradiction dans les termes. Il ne peut y avoir de « bonne sorcellerie » puisque la sorcellerie c’est le mal, le désordre, la nuisance, l’inconnu. La science, c’est l’autre de la sorcellerie comme la raison c’est l’autre de l’irrationnel. Mais il y aura toujours de l’irrationnel dans le monde puisque dans chaque avancée de la raison, se trouve une part d’inconnu. C’est Bachelard qui disait joliment en substance qu’autour de la lumière, il y a toujours une zone d’ombre. L’explication par la sorcellerie préfère la zone d’ombre ; ma préférence va à la lumière. Essayons, dans un premier temps, de comprendre les phénomènes par la raison, au lieu d’abdiquer en utilisant l’argument paresseux de la sorcellerie, argument qui met fin à toute discussion, donc à tout enrichissement intellectuel. Il y a place pour le mystère mais après toutes les tentatives d’exploration rationnelle du réel ; pas avant.
Entretien mené par Moses Chiadjeu
Note de la rédaction:
Nous remercions grandement le Professeur Boa Thiémélé Ramsès pour cette contribution intellectuelle d’importance fondamentale dans l’Afrique d’aujourd’hui. Pour ceux de nos lecteurs qui aimeraient se procurer un exemplaire de son dernier ouvrage, nous vous communiquons ci-après les références :
BOA Thiémélé Ramsès, La sorcellerie n’existe pas, Les Editions du Cérap, Abidjan, 2010.
Ce livre est également en vente à la Librairie de France
Source: http://africa-and-science.com