Professeur Charles Philippe-David, Titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM (www.unites.uqam.ca/dandurand). Il est l’auteur de « La guerre et la paix. Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie », publié par les Presses de Sciences Po à Paris. Ce texte a été présenté le 8 novembre dans le cadre de la conférence sur « Le bien commun comme réponse politique à la mondialisation », organisée par le Centre Études Internationales et Mondialisation (CÉIM) de l’UQAM.


Professeur Charles Philippe-David, Titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM (www.unites.uqam.ca). Il est l’auteur de « La guerre et la paix. Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie », publié par les Presses de Sciences Po à Paris. Ce texte a été présenté le 8 novembre dans le cadre de la conférence sur « Le bien commun comme réponse politique à la mondialisation », organisée par le Centre Études Internationales et Mondialisation (CÉIM) de l’UQAM.

Les suites de l’intervention américaine en Afghanistan et la chute des Talibans modifieront-elles l’évolution de la sécurité dans les années à venir ? Au bout du compte, la mondialisation de la sécurité aujourd’hui ne repose pas – comme on aurait pu le rêver – sur la définition d’un bien commun transcendant la dimension étatique. Elle repose plutôt sur la convergence et l’agrégation des intérêts étatiques autour de risques communs.

Les suites de l’intervention américaine en Afghanistan et la chute des Talibans modifieront-elles l’évolution de la sécurité dans les années à venir ? Pour répondre à cette question, trois images sont pertinentes.

Première image, les discours triomphants de Bush, père cette fois, en mars 1991, se référant au « nouvel ordre mondial » évoquant «une nouvelle entente entre les nations fondées sur la coopération et l’action commune… Un monde dans lequel l’ONU est en mesure de réaliser le rêve historique de ses fondateurs : démocratie, paix, prospérité et désarmement ». Cette idée de bien commun contraste nettement avec les réalisations depuis dix ans. La mise en place d’un système interétatique de sécurité, en d’autres termes la mondialisation de la sécurité a peu avancé. Surtout quand on regarde la crise actuelle : on ne peut qu’être cynique devant à la fois le discours et l’idée d’une telle mondialisation de la sécurité. Les intérêts étatiques continuent de prévaloir et la puissance, notamment militaire, demeure un facteur déterminant de la conduite des rapports internationaux – comme le démontre la riposte américaine, largement unilatérale, en Afghanistan. En définitive, entre États, la mondialisation de la sécurité reste encore embryonnaire avec quelques lueurs d’espoir.

La deuxième image est celle de notre ancien ministre des Affaires étrangères, Lloyd Axworthy, qui, depuis le Pakistan, faisait valoir la dimension humanitaire de la crise actuelle avec un cri du coeur appelant à une intervention pour assurer la sécurité humaine. La mondialisation de la sécurité, et certainement un bien commun à tous les humains, est la sécurité apportée aux individus. Ce concept représente l’une des novations les plus importantes dans l’évolution du concept de sécurité de l’histoire contemporaine avec l’idée de dépassement ou à tout le moins de transgression de l’autorité étatique pour mieux répondre aux besoins d’émancipation des individus. Une telle conception – novatrice – de la sécurité, reposant sur de normes d’ingérence et appuyées par des institutions internationales telle l’ONU, serait en mesure de refouler les manifestations injustes de la puissance et de subordonner l’emploi de celle-ci à des idéaux plus nobles que la seule raison d’État. Force est d’admettre que sur ce plan, la mondialisation de la sécurité existe très sélectivement et progresse à petits pas. On peut même parler d’un leurre dans la mesure où les objectifs de la sécurité humaine sont irréalistes (peut-on en effet sécuriser tous les humains ?) ou contradictoires (qui d’autre que les États peut en effet implanter une véritable sécurité humaine ?). La crise actuelle démontre de nouveau toutes les insuffisances, les carences et les dilemmes d’une application des préceptes de la sécurité humaine. Comme si les États en fait reculaient devant la perspective d’apporter une telle sécurité au peuple afghan, qui ne la mérite pas moins que les Somaliens, les Bosniaques, les Kosovars ou les Timorais. On a encore le droit de rêver ou de clamer notre scepticisme devant les réalisations d’une mondialisation de la sécurité humaine.

Une troisième image, bien évidemment, est celle du 11 septembre. Elle témoigne non pas de la mondialisation de la sécurité mais de la mondialisation de l’insécurité. La sécurité est effectivement mondialisée en ce sens que le risque est commun (le terrorisme islamiste, risque transnational dé-étatisé, auquel aucun continent n’échappe). Les attentats terroristes du 11 septembre auront été frappants. De même le fait qu’ils aient été conçus et réalisés au coeur de l’Occident, en profitant des facilités qu’offre l’interdépendance planétaire : facilité de déplacement d’un pays à l’autre, multiplicité des moyens de communication et des structures de blanchiment d’argent, simplicité des transactions bancaires et complexité de leur traçabilité… Il y a là une alliance redoutable de la modernité technologique et d’un fanatisme archaïque. Ce nouvel acteur est totalement déterritorialisé : on cherche à le re-territorialiser en attaquant l’Afghanistan. Pour autant, tous s’entendent pour dire que le problème ne se réduit pas à un État  d’Asie centrale. Et pour cause, dans les derniers jours, non seulement des États comme la Syrie, la Somalie, les Philippines ont été identifiées par les États-Unis comme bases arrières d’Al Qaida, mais on trouve également des acteurs transnationaux, comme des firmes qui apportent leur soutien financier – pour le moins – à cette entreprise terroriste. Un nouveau dilemme de sécurité fait ainsi son apparition, opposant sur la scène internationale des acteurs étatiques à des acteurs non-étatiques, transcendant les frontières comme jamais auparavant. La mondialisation de la sécurité correspond en réalité à la mondialisation des nouveaux risques. Et par voie de conséquence à la mondialisation des réponses étatiques.

Que peut-on déduire de ces trois images ?

Premièrement, il y a bien un nouvel ordre mondial : le territoire est de moins en moins objet de tensions entre États, il y a d’ailleurs bien moins de guerres inter-étatiques. Surtout depuis 1989, les affrontements inter-étatiques sont rares. Entre 1946 et 1996, 23% des conflits seulement ont mené à une redistribution de territoires ; entre 1815 et 1945, le pourcentage était de 82%. Les États sont ainsi bien moins motivés par la modification du statu quo territorial. L’intégrité du territoire étatique est devenue une norme globalement construite et implantée. Le lien à la sécurité collective est donc patent. Les normes internationales, particulièrement les progrès effectués dans les sanctions onusiennes et même otaniennes, font de l’agression étatique une offense de plus en plus réprimée — comme en font foi les guerres contre l’Irak et la Serbie. Les résolutions, sanctions et punitions qu’entraînent les réponses de la communauté des États contre l’État prédateur ou fautif sont plus sévères et efficaces que cela n’était le cas à l’époque de la Société Des Nations (durant les années 1920) ou au cours de la guerre froide. On peut bien sûr se demander ce qui adviendrait par exemple d’une offensive chinoise contre Taiwan et, sans trop se tromper, imaginer que la réaction internationale serait déchirée quant au maintien et à l’application de la norme de défense contre l’agression. La pratique du droit international finira peut-être par rendre la guerre entre États tout à fait illégale et impossible. Pour ces raisons – et d’autres encore : le commerce, la démocratie, la fatigue de la guerre, la dissuasion nucléaire… – il y a pacification des relations interétatiques voire une tendance au contre-bellicisme. Donc l’espoir est réel : il y a mondialisation de la sécurité interétatique.

Deuxièmement. Le principe de la souveraineté des États est remis en cause par le principe de l’humanité. Ce principe de l’humanité se traduit par le développement de nouvelles normes et de mécanismes d’ingérence. Alors que le droit international humanitaire s’exerçait auparavant avec le consentement de l’État hôte, il est acquis, depuis 1991, qu’il puisse se transformer en droit d’ingérence humanitaire si l’ONU juge qu’il y a menace à la paix et à la sécurité internationale. Un nouvel ordre juridique mondial s’élabore ainsi autour d’une conscience et d’un espace public planétaires. Pour autant cet espoir de sécurité mondialisée et humanisée touche vite ses limites. Pour trois raisons.

  • Tout d’abord, et en principe, le droit pour les populations en détresse de bénéficier d’une intervention humanitaire lorsqu’elles ne peuvent être secourues par leur propre État doit s’appliquer en toute circonstance. Or cette éthique humanitaire est soumise à la controverse du « deux poids – deux mesures ». Le contraste entre l’intervention en Bosnie et la non-intervention au Rwanda est révélateur. La mise en oeuvre du devoir d’ingérence – tel qu’appliqué d’ailleurs par le Conseil de sécurité – reste soumis  à de nombreuses incertitudes. Notamment en ce qu’elle reste largement, voire complètement, dépendante du bon-vouloir des États. Le nouvel interventionnisme humanitaire n’est donc fondé ni sur le droit ni sur la justice, mais sur la seule puissance. On est alors loin de l’idée de bien commun.
  • Ensuite, la mise en oeuvre – effective – de la sécurité humaine suppose une augmentation des interventions militaires. On rejoint là tout le paradoxe de l’intervention actuelle qui implique un préalable militaire à l’assistance aux populations sinistrées. Comment assurer l’aide aux populations en détresse sans sécuriser en premier lieu l’environnement de travail des organisations humanitaires ? L’intervention humanitaire requiert donc une stratégie de guerre avec les contradictions qui en découlent : on peut se référer à l’intervention militaire contre Belgrade pour préserver des normes humanitaires à Pristina. Toute la contradiction repose sur le choix d’une stratégie de bombardement. Or seule une stratégie d’occupation peut réellement venir en aide aux populations en détresse et assurer la sécurité humaine. Le cas de l’Afghanistan est ici probant.
  • Enfin, la société internationale est insuffisamment organisée pour mettre en oeuvre des interventions civiles. Les interventions sont dépourvues de cohérence et viennent parfois même influencer les stratégies de conflits. Elles reposent sur l’illusion que les acteurs de l’intervention humanitaire pourraient pallier les déficiences des États et du système international. Tel n’est pas le cas : ce serait déléguer aux ONG des responsabilités colossales. Pour éviter la démultiplication des acteurs et surtout la déperdition d’énergie, la coordination – au niveau mondial – de l’ensemble de ces opérations est indispensable. À ce titre, les casques blancs – des unités civiles d’intervenants déployées par l’ONU comme le sont déjà les Casques bleus – constitueraient peut-être une solution. Il demeure qu’en l’état actuel des choses, l’intervention civile reste complexe et parfois inefficiente.

Troisièmement, l’Occident a cru qu’il pourrait amener la paix par le commerce et par la démocratie. Il a cru que le dollar achetait la paix. C’est là sa grande illusion, comme l’affirmait déjà il y a 75 ans, Norman Angell. Il est certain qu’il existe une corrélation étroite entre paix et démocratie : plus les États sont démocratiques, moins ils s’affrontent sur le terrain militaire. La mondialisation économique et politique et la prospérité qu’elle induit reste cantonnée à des zones géographiques délimitées. Des individus, des organisations, des États restent exclus de ce mouvement et on aurait tort de croire que leur détresse ne finirait pas par miner la sécurité des puissants. Ce ne sont pas la démocratie et le commerce qui engendrent la sécurité mais bien l’inverse. En attendant, la mondialisation de la sécurité n’est que verbiage. En revanche, ce qui est mondialisé ce sont les nouveaux risques, comme celui du terrorisme transnational. En d’autres termes, pour les États, les objectifs de sécurité, mais également les menaces et les risques, donc les politiques de sécurité, répondent à des critères, des schémas similaires et de plus en plus convergents. Le 11 septembre semble avoir agrégé ces États autour de politiques très proches voire communes : il y a une alliance de fait surprenante qui vient bouleverser l’échiquier géopolitique que l’on a connu jusqu’à présent. Il y a alors effectivement une certaine mondialisation des questions de sécurité mais il n’y a pas véritablement mondialisation de la réponse : en témoigne l’unilatéralisme américain dans la crise actuelle alors que les États-Unis avaient (et ont encore) les moyens de faire adhérer la communauté internationale à leur cause et de s’assurer le concours des mécanismes onusiens.

Au bout du compte, la mondialisation de la sécurité aujourd’hui ne repose pas – comme on aurait pu le rêver – sur la définition d’un bien commun transcendant la dimension étatique. Elle repose plutôt sur la convergence et l’agrégation des intérêts étatiques autour de risques communs.

Professeur Charles-Philippe David

Source: http://www.ridi.org/adi/200112dav.htm