Par Pierre Aly SOUMAREY, Auditeur, Ecrivain et Essayiste

La « francité » (Léopold S. Senghor) de notre esprit, encore sous influence « coloniale », fait que l’élite ivoirienne non seulement, gravite dans le système de références de l’univers français de la pensée (Cf. Aimé Césaire), mais adopte également ses habitudes culturelles, dont la propension à tout critiquer. Ainsi, beaucoup affirment, sans démonstration aucune, que notre croissance est appauvrissante. La problématique induite par cette affirmation est de vérifier comment une variation positive de la richesse traduisant son augmentation exprimée en volume ou à prix constant, peut-elle avoir pour conséquence un appauvrissement, autrement dit une régression du niveau de vie des populations (diminution de la quantité de biens et de services dont elles disposent durant la même période considérée). Autrement dit, il s’agit d’infirmer le postulat selon lequel la croissance du PIB par habitant indique nécessairement une amélioration du revenu moyen des habitants d’un pays donné.

1 – Quels sont les facteurs qui peuvent contredire ce postulat ?

On peut trouver plusieurs explications à une telle anomalie éventuelle, elles n’impliquent pas pour autant un lien de causalité entre l’appauvrissement et la croissance, mais l’existence de distorsions dans l’appréciation de cette dernière.

a) – L’inflation

Si le chiffre de notre croissance est nominal, en effet il doit être corrigé de l’inflation. Celui-ci l’est, dès lors que la variation est mesurée à prix constant et non à prix courant. Nous ne pouvons pas soupçonner nos autorités monétaires et politiques de nous donner des chiffres non corrigés de l’érosion monétaire subie durant l’époque observée, et nous pouvons avoir confiance dans les dispositifs institutionnels de surveillance et les mécanismes de mesure mis en place par le Gouvernement, du reste régulièrement contrôlés par les institutions de Breton Woods. Alors, seul le phénomène de la hausse des prix pourrait ne pas être correctement mesuré, si bien que le taux d’inflation pris en compte dans les calculs de notre croissance réelle, ne refléterait pas la réalité des prix sur le marché, parce que nous serions dans un contexte d’inflation incertaine (évolution imprévisible du niveau général des prix à la consommation). Or, le contenu informatif du système de détermination de l’inflation (panier de la ménagère) dans notre pays permet une forte anticipation de l’inflation. Car c’est un mécanisme assis sur des prix pour la plupart tarifés (eau, gaz, électricité, carburant, etc.) qui fonctionne comme des taxes, puisque c’est l’État qui décide de l’augmentation de ces biens et services, si bien que nous sommes constamment en situation d’inflation faible et bien maîtrisée officiellement, alors qu’il existe à ôté de ces chiffres, une forte hausse sur les prix n’entrant pas dans le panier de la ménagère. Dès lors, le marché comporte des éléments importants qui participent au quotidien du coût de la vie, sans que ceux-ci ne soient indexés sur le mouvement des prix observé. La non-indexation de ces éléments (biens et services ne figurant pas dans le panier de la ménagère) entraîne une envolée des prix pour le citoyen moyen à mesure qu’augmente la richesse nominale du pays, favorisée par l’importance du secteur informel, les distorsions du marché et l’absence de moyens de contrôle et de suivi, où les baisses décidées par le gouvernement ne sont ni appliquées, ni répercutées sur les prix (logement, transport, soins médicaux, éducation, etc.). Dès lors, la stabilité d’un indice des prix des biens et services de base et de production, assez bas sur une période relativement longue, comme dans le cas de notre pays, impliquerait comme conséquence mécanique une déflation dans les secteurs produisant des biens et services de consommation, ne se vérifie pas à cause de notre comportement économique et de l’importance du racket sur les routes. Le taux de notre inflation lui-même voisin de 1% le fait tomber dans la mage où les imprécisions et les inadéquations de mesure peuvent jouer un rôle important. Il s’agit de la fameuse marge d’erreur que je situe à 3% même si j’ai été taxé pour cela de « vieux jeu » dans une expertise judiciaire. Cela soulève deux questions essentielles : premièrement, sur quel taux d’inflation convient-il de s’appuyer dans l’élaboration de notre politique économique et monétaire; deuxièmement, quelle est le degré de précision des mesures utilisées. La deuxième possibilité réside dans l’importance des erreurs inhérentes aux indices classiques utilisés. J’avais déjà dit que les indices basés sur les années les plus proches de la crise post-électorale étaient très erratiques et nullement significatifs, pour exprimer de manière pertinente une réalité économique.

b) – La croissance démographique

« La population des pays les moins avancés continue à augmenter à un rythme de 2,4% par an, ce qui représente le double de la croissance démographique du reste du monde en développement où le taux est de 1,2% par an. » (Rapport du SG de l’ONU sur les OMD, Pop 970, du 26/03/2009). La Côte d’Ivoire se situe au taux relativement élevé et durable de 2,5%. Peut-on nier son influence sur la croissance (effets positifs : capacité d’épargne, accumulation de capital, capacité de travail ; effets négatifs : emploi, retraites, revenus). Il existe un lien entre variables démographiques et économiques qu’on ne saurait nier. Devons-nous pour autant centrer toute notre appréciation de la situation uniquement sur la vitalité de la fécondité endogène de nos populations pour mesurer la corrélation entre cette dynamique et notre difficulté à réussir un progrès social et humain significatif dans notre pays ? Si nous devons analyser la performance économique (taux de croissance) qu’à travers le produit par tête d’habitant (théorie de croissance) les effets de la croissance démographique sont globalement négatifs en raison des rendements décroissants qu’elle entraîne, même si la structure de notre pyramide d’âge est très jeune, relevant ainsi une capacité de production latente très très forte. Mais cette capacité de travail doit être d’abord transformée en capacité technologique et entrepreneuriale de haut niveau. Cela passe au préalable par un système éducatif performant, un système de santé permettant d’entretenir et de préserver ce capital. Pour l’instant nous avons affaire à une masse improductive qui affecte le rendement par tête d’habitant et crée de la pauvreté supplémentaire, à laquelle s’ajoute le poids de la dynamique migratoire qu’il faut absorber. En considération de ce facteur, la capacité réelle de transformation de notre croissance oscille autour de 4%. Est-elle suffisante pour faire baisser significativement la pauvreté à court terme ? Quels sont les choix stratégiques susceptibles de le permettre ?

2 – Quels sont les objectifs de la croissance permettant de réaliser une transformation de l’économie et des conditions de vie des populations ?

La croissance et le développement économique d’un pays doivent avoir pour objectifs de réduire le coût des facteurs de production (compétitivité du facteur humain, infrastructures de base, énergie, transports, politique fiscale favorisant l’importation des intrants technologiques et des équipements lourds) en vue de sortir d’une économie agraire et artisanale pour migrer progressivement vers une économie de transformation et industrielle, ensuite, d’ouvrir un large accès à de nouvelles ressources d’exploitation (agricoles, énergétiques, minières) permettant d’accroître sa production et de la diversifier (volume d’activité, articulation géographique, richesse additionnelle), enfin, de développer une capacité technologique (investissement massif dans le système de formation, de diffusion des connaissances scientifiques, de la recherche et développement, valorisation de l’innovation, de l’invention et de la découverte, facilité d’accès aux nouvelles technologies, système de santé susceptible de préserver les ressources humaines et d’améliorer leur productivité, rationalisation et optimisation des système de production, d’organisation et de gestion des systèmes en place). Nous pouvons constater en Côte d’Ivoire la poursuite des deux premiers objectifs majeurs (disponibilité et réduction des facteurs de production, développement de nouvelles ressources) conjugué au développement d’un environnement économique favorable à l’investissement et à l’expansion de l’initiative privée. La pérennisation de cette orientation n’est pas assurer par des facteurs endogènes en nombre et en qualité suffisante pour l’instant. Sur sa capacité à transformer les conditions de vie des population par sa capacité à produire plus de biens et de services à mettre à leur disposition (pouvoir d’achat, surface patrimoniale, revenus de transferts), le Gouvernement semble avoir opté malgré son libéralisme, pour une amélioration de la qualité de vie, qui fait intervenir des notions d’utilité (couverture des besoins primaires, offre des services de base) de niveau d’éducation et de bien être(espérance de vie, santé, école obligatoire et santé pour tous). Ces chantiers sont plus lourds, mais plus fiables et pertinents sur le moyen terme pour garantir une transformation effective des conditions de vie des populations. Il faut décoloniser notre façon de concevoir la qualité de vie en lien avec la consommation de biens et services. La qualité de vie peut être meilleure dans un village qu’à Abidjan (alimentation saine, temps libre, hygiène de vie, exercice physique, quiétude et sécurité, occupation génératrice de revenus). Celle-ci se trouve améliorée dès lors où les besoins primaires y sont couverts (centres de santé, eau potable, centre d’éducation, électricité, téléphone, routes, information) avec une politique visant à donner aux femmes et aux jeunes une autonomie financière suffisante (FAFCI, Fonds Jeune) pour des activités de services.

Conclusion

Il est absolument inexact et abusif d’affirmer que la croissance économique actuelle de la Côte d’Ivoire a eu pour conséquence de la conduire à une situation moins favorable qu’elle ne l’était auparavant. La théorie d’un appauvrissement des pays de la périphérie qui s’ouvrent au commerce international et à la finance mondiale par une croissance significative de ses exportations et un endettement important (Cf. Prebisch), possède des limites et des conditions. Preuve les centres de gravité de l’économie et de la finance mondiale se déplace, sous la pression du mouvement d’émergence, qui voit apparaître de plus en plus de pays du Sud traditionnel dans le peloton de tête de l’économie mondiale. Toute la stratégie et les objectifs de notre PND est de nous sortir à moyen terme de la catégorie des pays producteurs de produits primaires bruts, pour échapper à la fluctuation permanente des cours, à la division internationale du travail et nous permettre à notre d’engranger les marges d’incorporation technologique et de valeur ajoutée créée sur place. La hausse de notre production, notamment du cacao, combinée à celle du Ghana voisin, soit 70% de la production mondiale, peut en effet provoquer une tension sur les prix du marché par une offre sur-capacitaire et entraîner une dégradation des termes de l’échange pouvant affecter à son tour le revenu agricole de nos populations. Le Gouvernement a pris des initiatives et des mesures pour contenir cette situation (gel du niveau de production, constitution d’un cartel pour peser sur les rapports de force, construction d’entrepôts de stockage pour réguler le marché, augmentation de la transformation de premier niveau de notre production, Caisse de stabilisation et de péréquation, etc.). Notre croissance n’est nullement appauvrissante. Preuve elle a permis de réduire la pauvreté sur la base du revenu moyen par tête d’habitant, pour la première depuis 40 ans (42% en 2019 contre 51% en 2011) et a résisté aux différents chocs extérieurs et intérieurs (robustesse et résilience). On peut lui reprocher le caractère inégalitaire de sa répartition et non inclusif, mais pas appauvrissant comme affirmé par la nouvelle catéchèse politique.