Dans le district de Samburu, au nord du Kenya, pour protéger ses résidentes victimes de brutalités domestiques, un village est interdit aux hommes. Mais l’histoire n’est pas si simple.
Par Jennifer Austruy
Entre buissons et acacias, au milieu de l’aride savane, des femmes, les épaules alourdies par descolliers de perles multicolores vaquent à leurs occupations, paisiblement. Quelques huttes plantées en demi-cercle, nous sommes à Umoja, « unité » en swahili (la langue nationale), un village, dit-on, interdit aux hommes. Refusant les traditions patriarcales auxquelles elles sont soumises, ces femmes de la tribu Samburu ont pris la décision de se débrouiller seules.
« De toute façon, nos hommes passent leur temps assis sous un arbre à discuter pendant que nous faisons tout le travail », commente une ancienne. Mais l’idée n’est pas née d’une simple contestation de la distribution des rôles dans la société traditionnelle. La légende d’Umoja raconte qu’au début des années 1990, une quinzaine de femmes, violées par des soldats britanniques en exercice dans la région, puis répudiées par leur mari pour cause de déshonneur, ont fondé un village-refuge pour toutes les victimes de brutalités domestiques : mariage forcé, excision, viol. Un endroit sécurisé où elles pourraient bénéficier du fruit de leur travail, sans obligation de verser la recette à leur époux. Depuis, profitant de l’attraction touristique que représente la réserve animalière toute proche, elles survivent grâce à la vente de bijoux traditionnels, aux droits d’entrée dans leur royaume, mais surtout à l’aide généreuse des étrangers, émus par le courage de ces féministes version tribale.
C’est sous l’impulsion de Rebecca Lolosoli, directrice et fondatrice de l’Umoja Uaso Women’s Group, que le projet a commencé. Et, malgré les protestations parfois violentes des hommes, jaloux de ces privilèges, l’audacieuse a entrepris ensuite de plaider la cause féminine samburu à travers le monde. Elle demeure aussi l’une des seules à offrir un toit aux divorcées, un emploi aussi – denrée plutôt rare dans la région – et à protéger les petites filles contre le rituel de l’ornementation (lire encadré). La médiatisation du village et de sa matriarche a permis de lever le voile sur des traditions tribales proches de la torture mentale et physique. Reconnue pour son courage et son humanisme, en 2011, Rebecca a été classée par Newsweek parmi les cent cinquante femmes « qui ont fait trembler le monde ».
« Normalement c’est 30 000 shillings… »
Mais Umoja a aussi sa part d’ombre. Car la réalité de l’antre des pourfendeuses du patriarcat n’est pas exactement conforme au tableau idyllique suggéré par les médias. Le soupçon vient d’abord de la difficulté à entrer en contact avec les femmes. Il faut des heures de questions sans réponse, de sourires embarrassés, de silences pesants, pour qu’une langue enfin se délie, à l’abri des oreilles indiscrètes. Rose, une jeune fille de 19 ans [1], débite son histoire comme elle réciterait une leçon : « À 9 ans, je me suis échappée de mon village parce que mon père voulait me marier de force à un vieil homme, j’ai rejoint Umoja, seule, en matatu [2]. »
Tandis qu’elle nous parle, elle baisse la voix et jette des coups d’œil furtifs : « Ne dites pas à Rebecca que je vous l’ai raconté, normalement c’est 30 000 shillings [300 euros]pour entendre les histoires. » La matriarche interdit en effet aux 48 habitantes d’Umoja de parler aux étrangers sans paiement préalable. « En plus, elle garde tout l’argent pour elle, ajoute la jeune fille avec amertume, et elle ne nous laisse que les bénéfices sur les bijoux, que nous devons nous partager. » Rose énumère ensuite les autres règles régissant leur vie : devoir d’enfiler colliers et habits traditionnels dès l’arrivée d’un touriste, permission obligatoire pour sortir du village, interdiction formelle de se disputer. Toute infraction, toute protestation sont passibles d’expulsion sans préavis. « C’est une mauvaise femme », conclut Rose.
« Un village touristique » sans « transparence »
Dans les hameaux voisins, les habitants battent en brèche le mythe d’Umoja. Le récit de Job Lekwancha remet en question jusqu’à l’idée d’origine :
« J’ai fait parti de sa création, c’était en 1995. Pour échapper à la pauvreté qui accablait notre communauté depuis le déclin du pastoralisme, nous avions décidé de fonder un village touristique pour présenter notre culture aux Wazungu [3]. J’en étais le conseiller culturel. »
D’après le vieil homme, le groupe – qui était alors mixte – aurait reçu, à l’époque, un million de shillings de la part du Kenya Wildlife Service (KWS, qui gère la faune au Kenya), financé par USAID (agence américaine pour le développement), pour aider à ses activités, créer un camping et un musée.
Mais, très vite, Job remarque un manque de « transparence » dans la redistribution des fonds et, lorsqu’il ose protester, Rebecca le menace de poursuites judiciaires.
« J’en ai fait des allers-retours au poste de police, j’ai subi maintes intimidations, mais aujourd’hui je n’ai plus peur, ce que je vous raconte, c’est la vérité », jure-t-il.
Il décide alors, en 1999, de créer Supalek, son propre village, entraînant avec lui quelques autres désillusionnés. Mais la désertion fut une rude épreuve : « Nous nous étions habitués à un certain niveau de vie, nous avions peur de replonger dans la misère », justifie-t-il.
Un business géré d’une poigne de fer
Aujourd’hui, Job Lekwancha est retourné à la difficile existence pastorale, il a complètement abandonné ses activités touristiques. Il dénonce la concurrence déloyale d’Umoja. « Un village-refuge ? C’est du marketing pur ! Ces femmes sont soit veuves, soit toujours mariées. Elles racontent de fausses histoires pour susciter la sympathie des bailleurs de fonds et des médias », affirme Job.
Le paradis des dames « libres » apparaît soudain sous un nouveau jour : un business géré d’une poigne de fer qui exploite le drame des femmes samburus. Et la fable fonctionne si bien qu’Umoja a même obtenu son petit encadré dans le crédule Guide du routard.
Cependant, une association américaine, qui sponsorisait le village, a cessé son partenariat avec Rebecca « après avoir découvert qu’une vingtaine de femmes avait quitté Umoja en novembre 2011 », explique Jane Wilner, coordinatrice du projet. « Cela a attisé nos soupçons », ajoute-t-elle.
Et les conséquences ne sont pas uniquement financières. Anthony Lokoitip, jeune médecin samburu, dénonce la radicalité « contre-productive » de la campagne féministe de Rebecca Lolosoli et s’inquiète des implications sur la structure de la communauté elle-même.
« Elle n’invite pas au dialogue homme-femme, elle pousse les épouses à quitter leur foyer et menace les maris abandonnés d’emprisonnement », regrette-t-il.
Pour lui, la clé du changement reste l’éducation. La transition vers « la modernité » et l’abandon de pratiques traditionnelles liberticides devraient se faire graduellement, seul moyen pour qu’elles soient acceptées de tous.
Heureusement, d’autres associations prennent le relais, sans effusion ni cupidité. Jane Meriwas, fondatrice de la Samburu Women Trust (SWT), promeut depuis 2011 l’éducation civique et intègre les hommes au dialogue pour éviter qu’ils se sentent« infériorisés ». « Il ne sert à rien de pousser les femmes à quitter leur foyer, nous invitons la communauté à trouver ses propres solutions tout en la conscientisant sur le danger de telles pratiques. »
Ainsi, pas à pas, de manière un peu chaotique, les femmes samburus commencent à déconstruire la société patriarcale à laquelle elles étaient soumises depuis des siècles.
Source : Politis.fr
Image: Parc national de Samburu, au nord de Nairobi, le 6 juin 2012 (AFP / Tony KARUMBA)