Lorsque vous demandez à ceux qui ont lu “Climbié” de vous dire ce qui les a frappés dans ce roman éponyme de Bernard Binlin Dadié, ils vous citent spontanément ce joli conseil de l’oncle N’Dabian à son neveu Climbié: “Le travail, et après le travail, l’indépendance. N’être à la charge de personne, telle doit être la devise de votre génération.” Nombreux sont aujourd’hui les parents africains disant et répétant à leur fille que le travail est leur premier mari et on ne peut que leur donner raison. Car c’est le travail qui produit la richesse et on ne parle pas au riche comme on s’adresse au pauvre.
En Europe et en Amérique du Nord, si Chinois, Japonais, Pakistanais, Coréens, Vietnamiens ou Indiens sont plus respectés que les Africains, s’ils sont rarement humiliés par le Blanc, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont organisés et solidaires. C’est aussi parce qu’ils ont de l’argent, fruit de leur acharnement au travail. Alors que l’attachement du doyen des lettres ivoiriennes au travail qui assure l’indépendance et le respect est connu, peu de gens se souviennent, en revanche, de l’expérience carcérale de Climbié.
Pourquoi ce dernier fut-il incarcéré? Que lui reprochait-on? Les comportements et pratiques, que Dadié dénonçait à la fin des années cinquante, ont-ils disparu? Voilà quelques questions auxquelles nous essaierons de répondre. Elles sont importantes car la revisitation de ce pan de la vie de Dadié nous permet de voir que, très tôt, l’écrivain centenaire avait vu juste.
Pourquoi Climbié fut-il arrêté ?
Climbié écrivait et parlait pour condamner l’exploitation dont les paysans ivoiriens étaient victimes (les Blancs refusaient d’augmenter le cours du café, du cacao et de la cola). Le colon, lui, estimait que Climbié était un antifrançais, qu’il s’était retourné contre la France qui l’avait formé (une formation au rabais, en réalité), qu’il semait le désordre, qu’il poussait les indigènes à la révolte, bref que ses articles et discours “avaient excité les paisibles paysans qui maintenant refusaient de vendre leurs produits”. On profita alors d’une rafle générale pour l’arrêter et le jeter en prison.
Là-bas, il n’avait pas “droit au lit, au couvert, au repas venu de l’hôtel mais à la natte, à la vieille gamelle rouillée et sale, au repas infect cuit dans un fût d’essence au coucher de dix-sept heures”. Les conditions de détention auraient pu l’amener à arrêter le combat pour la justice et la liberté mais Climbié tint bon. Quoique privé de la possibilité de se déplacer, il croyait dur comme fer qu’on “ne peut l’empêcher de penser ce qu’il pense, de penser que l’homme a droit à un minimum de bien-être, un minimum de liberté, de sécurité, sans lequel il ne pourra jamais s’épanouir”.
À travers la vie de Climbié en prison, l’auteur met le doigt sur une réalité de l’époque: seul le Blanc a le droit de jouir de la liberté et de la justice. Autrement dit, tout se passe dans ce récit autobiographique comme si la déclaration des droits de l’homme avait été écrite uniquement pour les gens de peau blanche. Pourquoi le Blanc s’effarouche-t-il quand le Noir parle de liberté et de justice? Parce que, pour lui, le Noir n’est pas une personne comme chacun peut s’en rendre compte dans le passage suivant: “Dans le bureau où je travaille avec d’autres Africains, beaucoup d’Européens viennent, regardent, tournent, se retournent, puis repartent déçus, disant : Il n’y a personne. Alors, je ne comprends pas. Ou bien je ne comprends que trop. Un malentendu encore. Chez nous, l’homme qui arrive, si grand et si puissant soit-il, toujours salue le premier… Tandis que l’Européen veut être salué le premier, même s’il vous trouve dans votre maison ou dans un bureau. Alors, si vous ne vous levez pas, il ne voit que des meubles. Il n’y a personne.”
Mais, si l’Occident continue de penser qu’il n’y a personne en Afrique, n’est-ce pas en partie de notre faute? Je m’explique: s’il y avait des hommes debout en Afrique, comment comprendre que l’Occident y fasse régulièrement ce que bon lui semble (traite négrière, esclavage et colonisation; pillage des ressources naturelles; coups d’État; arrestation, déportation ou assassinat de nos résistants; massacre des populations, viol des mineurs par ses soldats; installation de bases militaires çà et là, etc.) sans que nous ne réagissions comme Israël sait si bien le faire quand il est attaqué? Notre passivité, notre tendance à nous résigner facilement et la manie que nous avons de nous défausser avec des formules aussi idiotes que “à Dieu la vengeance et la rétribution” ne le confortent-elles pas dans l’idée qu’il n’y a personne en Afrique et que, quoi qu’il entreprenne contre les Africains, il n’y aura aucune sanction contre lui?
En 2007, à Dakar, Sarkozy insulta les Africains. Dans la salle de l’université Cheikh Anta Diop où il débitait ses sornettes, personne ne fut en mesure de lui clouer le bec, séance tenante. En 2011, Mouammar Kadhafi fut abattu chez lui comme un chien et il n’y eut aucune riposte de la part des Africains. L’armée française, qui commit des massacres en Côte d’Ivoire en 2004, puis en 2011, ne fut jamais inquiétée. Ce qui arriva aux résistants Samory Touré et Béhanzin au XIXe siècle se répéta avec Laurent Gbagbo le 29 novembre 2011 et un bon nombre d’Africains se contentèrent de s’indigner et de verser des larmes. La question que je me suis toujours posée est celle-ci: pourquoi ne tirons-nous pas de leçon de nos défaites consécutives pour mieux nous protéger et nous défendre ?
Après que les Japonais furent bombardés, après que les Juifs connurent la persécution et la Shoah, que firent-ils ? Ils cherchèrent et trouvèrent les moyens de faire face à quiconque oserait les attaquer dans le futur. Il est temps que les Africains suivent l’exemple du Japon et d’Israël, d’autant que l’Occident sera toujours tenté d’utiliser la violence et la force pour faire main basse sur leurs richesses.
Les problèmes soulevés par Dadié ont-ils été résolus?
Climbié fut emprisonné pour avoir exigé plus de liberté et de justice pour son peuple. De la même façon, Modibo Keita fut renversé le 19 novembre 1968 par Moussa Traoré, avec l’aide de la France, parce qu’il avait du caractère et prônait le non-alignement à l’extérieur et un modèle de développement socialiste sur le plan local. Sylvanus Olympio fut assassiné le 13 janvier 1963, parce qu’il voulait que le Togo sorte du franc CFA.
Thomas Sankara perdit la vie dans un coup d’État le 15 octobre 1987, parce qu’il était contre les sommets franco-africains et abhorrait tout ce qui s’apparentait à une allégeance aux gouvernants français. Depuis quatre ans, Laurent Gbagbo est illégalement gardé à la Haye alors que la quasi-totalité des témoins à charge l’ont blanchi, parce que Sarkozy, Hollande et l’oligarchie financière internationale le jugent indépendant et patriote. Ce que ces exemples nous apprennent, c’est que, pour le Blanc, le Noir n’a droit ni à la liberté ni à la justice.
On s’aperçoit ainsi que les maux que Dadié critiquait hier n’ont point disparu. L’écrivain aurait pu dire qu’il a fait sa part et qu’il revient à la jeune génération de prendre le relais. Au lieu de cela, il est toujours engagé pour le triomphe de la vérité, de la justice et de la liberté. On citera, entre autres, la pétition qu’il lança le 16 juin 2016 avec le Togolais Joseph Kokou Koffigoh pour la libération de Laurent Gbagbo. Que Bernard Dadié continue de se battre pour l’Afrique à un âge où il mériterait de se reposer est tout à son honneur et force simplement l’admiration. Jean-Claude DJEREKE