Si l’on en juge par les chiffres fournis par le professeur Aboudramane Sangaré (le taux de participation se situerait entre 6 et 9 %), la majeure partie des Ivoiriens auraient boycotté l’enrôlement électoral organisé du 18 au 24 juin 2018 par une CEI dont le FPI et EDS ne sont plus les seuls à décrier l’illégalité et la partialité. Le PDCI, allié du RDR, serait favorable, lui aussi, à la mise en place d’une nouvelle commission électorale sans Youssouf Bakayoko. Cette faible affluence à l’enrôlement, on doit le reconnaître même si on n’aime pas le gardien du temple, révèle que les Ivoiriens, dans leur majorité, écoutent encore le FPI de Laurent Gbagbo et sont prêts à le suivre dans le combat pour la liberté et la souveraineté de la Côte d’Ivoire.
Les questions qui viennent immédiatement à l’esprit ici sont les suivantes: Après le “succès” du boycott, que se passera-t-il? Qu’est-ce que le FPI et EDS ont prévu de faire pour débarrasser le pays de cette bande de criminels et de pilleurs qui nous montrent jour après jour qu’ils travaillent, non pour les Ivoiriens, mais pour l’étranger (la France, le Maroc, le Burkina Faso, etc.) et pour eux-mêmes? Quelles sont les prochaines étapes de cette lutte pour laquelle Samba David, Jean-Gervais Tchéidé et d’autres Ivoiriens ont déjà été arrêtés et embastillés? Oseront-ils passer à la vitesse supérieure ou bien vont-ils croiser les bras jusqu’en 2020? Ces questions me paraissent plus importantes que le fait de savoir si Ouattara s’apprête ou non à tuer Soro (la vie de ce dernier a-t-elle plus de valeur que celle de Boga Doudou, Désiré Tagro, IB ou Pol Dokui?), si Alcide Djédjé a été confirmé ou non au poste de représentant de la Côte d’Ivoire auprès de l’ONU, si Kandia a été insultée ou non par Nyamsi. Ne nous laissons pas distraire par les bisbilles de ceux qui ont déstabilisé et pris le pays en otage depuis 1999. Ayons plutôt les yeux rivés sur la souffrance des Ivoiriens, sur les maux qui minent notre pays et s’appellent rattrapage ethnique, insécurité, cherté de la vie, gaspillage et détournement des deniers publics, incapacité du pouvoir à prévoir les catastrophes comme les dernières inondations qui ont endeuillé plusieurs familles, enfants enlevés et assassinés en toute impunité, routes en train de se dégrader quelques mois après avoir été construites à coup de milliards, grèves à répétition des étudiants et enseignants en raison de leurs conditions de vie et de travail de plus en plus difficiles, fermeture des médias d’État à l’opposition, etc.
Le FPI et EDS semblent avoir gagné leur pari, puisque peu de personnes se sont enrôlées pour les municipales et les régionales a connu peu d’affluence. Ils ne devraient pas pour autant s’arrêter en si bon chemin ou dormir sur leurs lauriers car le pays se meurt vraiment. Pour stopper sa lente descente aux enfers, Sangaré, Georges-Armand Ouégnin et leurs camarades devraient appeler les Ivoiriens à d’autres boycotts comme le fit Gandhi (1869-1948). En 1920, en effet, le Mahatma (“grande âme”) appelle les Indiens à boycotter le textile anglais et à tisser eux-mêmes à la main leurs vêtements. Lui-même donne l’exemple de cette auto-prise en charge en fabriquant ses propres vêtements. Il invite ensuite ses compatriotes du Gujerat à ne pas payer l’impôt. Le 8 août 1942, à Bombay, il demandera aux Britanniques de quitter l’Inde («Quit India !»). Ce mot d’ordre radical donna le signal de la désobéissance civile.
Dans l’Amérique des années cinquante, on boycotte non pas le textile mais les bus. À l’appel de Martin Luther King, les Noirs décident de se déplacer à pied ou à bicyclette dans la ville de Montgomery, en Alabama. Ils savent qu’ils courent le risque d’être arrêtés mais ils sont déterminés à ne plus emprunter ces bus où le Noir n’est pas autorisé à occuper les mêmes places que le Blanc. Ce boycott marque le début du mouvement pour les droits civiques aux États-unis. Le point de départ de ce boycott, c’est le refus de Rosa Parks, le 1er décembre 1955, de se soumettre à l’ordre du conducteur de bus James Blake de laisser sa place à un Blanc et d’aller s’asseoir au fond du bus. R. Parks fut condamnée à payer une amende de 14 dollars. La première leçon qui émerge ici, c’est que la non-coopération économique peut créer un véritable rapport de force. Par le boycott des bus, les Noirs avaient réussi à changer les rapports de force. Ils avaient surtout forcé les Blancs qui perdaient quotidiennement de l’argent à discuter avec eux et à honorer leurs revendications.
On notera aussi que le vote n’est pas le seul instrument dont peut se servir le peuple pour sanctionner ceux qui se sont montrés incapables de se mettre à son service. Il n’est pas le seul contre-pouvoir. Disons-le autrement: à tout moment, et sans forcément attendre le jour du vote, le peuple peut congédier les personnes qui lui ont fait de fausses promesses. C’est pourquoi l’opposition et la population ivoiriennes seraient mal inspirées d’attendre 2020 pour dégager Dramane Ouattara et sa clique.
Comme on peut le voir, le boycott est une forme de lutte et de résistance. Il n’est pas seulement une arme efficace contre les dirigeants incompétents et menteurs. L’autre avantage qu’il a, c’est qu’il peut porter un coup rude aux multinationales qui s’enrichissent pendant que la population locale s’appauvrit. Quand on sait que Ouattara a été installé au pouvoir en avril 2011 pour veiller sur les intérêts de la France, on ne peut se contenter de boycotter l’enrôlement électoral. Les produits et entreprises français méritent, eux aussi, de subir le boycott. Mais le FPI, EDS et le peuple ivoirien sont-ils prêts à mener ce combat qui, disons-le d’emblée, ne sera pas facile? Désirent-ils vraiment se libérer de la France?
Jean-Claude DJEREKE