Par Fabrice Nodé-Langlois
(Mon Figaro) – «Cauchemardesque.» Ainsi Dominique Strauss-Kahn voit-il l’avenir. Pas le sien. Celui de la vieille Europe. La semaine dernière, c’est de Séoul, en Corée du Sud, que DSK a joué les cassandres. Il était l’invité vedette d’une conférence, sponsorisée par Hyundaï, célébrant le vingtième anniversaire de l’Institute of Global Economics. «Nous allons avoir une faible croissance qui ne crée pas d’emplois, pendant de longues années, jusqu’à ce que cela conduise à des problèmes sociaux et politiques», a prédit le «professeur» Strauss-Kahn, qui redoute un retour du populisme et des menaces sur la démocratie européenne comme dans les années 1930.
L’ancien directeur général du FMI est apparu le visage orné d’une fine barbe blanche, à l’image de Nicolas Sarkozy, comme si cette nouvelle pilosité soignée était l’attribut de la liberté retrouvée par les «ex».«Je voyage énormément», a-t-il confié, souriant, visiblement détendu, au Figaroà Séoul, où il a fait un séjour éclair de 24 heures. En effet, ces derniers mois, DSK a fait des apparitions à Djouba, la capitale du Soudan du Sud, à Moscou et à Belgrade. «J’essaie de limiter les conférences», a-t-il encore précisé. Plus de trente mois après l’affaire du Sofitel de New York, l’ancien présidentiable du PS relégué au rang de paria il y a un an a sorti la tête de l’eau. «Il lui a fallu du temps pour reconstruire sa vie, pour la réorganiser», justifie un proche. Sur le plan professionnel, «il a hésité entre conférencier et conseil, mais c’est le conseil qui lui plaît».
«Sulfureux banquier»
Au mois de septembre, le gouvernement de la Serbie confirme qu’il a recruté l’ex-patron du FMI comme conseiller. Le pays balkanique est au bord de la faillite, ses entreprises publiques doivent être restructurées. Le nationaliste Alexandre Vucic, le vice-premier ministre et nouvel homme fort de Belgrade, est l’interlocuteur privilégié de DSK, lequel était encore mardi dans la capitale serbe pour rendre un rapport d’étape avec des propositions de réformes. Le recrutement de Strauss-Kahn, dont le nom se confond, pour beaucoup à travers la planète, avec le scandale du Sofitel, a fait grincer des dents à Belgrade. À Paris aussi, où il se murmure qu’il y aurait eu des interventions pour dissuader les Serbes de recruter DSK. Autre rumeur: la prestation serbe de Dominique Strauss-Kahn serait payée par le Fonds russe d’investissement direct (RFPI), dont il a rejoint le conseil de surveillance en juillet. À Belgrade, on accuse plutôt Bruxelles de rémunérer DSK! Et puis il y a cet intermédiaire qui a fait le lien avec le gouvernement serbe: Wladimir Mollof. À parcourir Internet, ce «sulfureux banquier» au patronyme slave est tour à tour suisse, russe, bulgare. Avec Thierry Leyne, le financier basé au Luxembourg, Wladimir Mollof est l’un des deux hommes clés de la nouvelle vie professionnelle de DSK. Deux hommes plutôt adeptes de la discrétion qui sied aux affaires mais que le choix de travailler avec Dominique Strauss-Kahn expose davantage à la curiosité médiatique.
Wladimir Mollof est né en Bulgarie, qu’il a quittée pour la France après la guerre, tout jeune enfant, lorsque son père, homme politique en désaccord avec la ligne imposée par Moscou, met sa famille à l’abri. Après une carrière chez Dupont de Nemours, puis dans le capital-risque chez Barings avant de gérer des actifs financiers en Suisse, il reprend, en 2004, en tant qu’actionnaire principal, la petite banque Arjil, créée par Jean-Luc Lagardère vingt ans plus tôt. Arjil, pour Arnaud et Jean-Luc ; le nom a subsisté. D’anciens piliers du groupe Lagardère, tels Noël Forgeard ou Gérald de Roquemaurel, y sont toujours associés. Mollof est l’actionnaire principal de l’établissement installé avenue d’Iéna, à deux pas de l’Arc de triomphe. Les bureaux, fonctionnels, sont sans ostentation, seules des peintures modernes signalent le goût affirmé du maître des lieux pour l’art contemporain.
Depuis la crise financière de 2008, le marché des fusions et acquisitions s’est rétréci. Aussi le patron d’Arjil décide-t-il de développer une nouvelle activité, le conseil aux États, «très porteuse pour valoriser notre savoir-faire à l’international». En d’autres termes, très rémunératrice. En France, seule la banque Lazard compte sur ce marché très particulier, face à Goldman Sachs ou Deutsche Bank. Wladimir Mollof réunit une petite équipe de cinq personnes. «J’avais des contacts en Europe centrale, en Asie centrale et en Afrique.» Son patronyme, connu en Bulgarie, lui ouvre des portes à Sofia. Par ailleurs, grâce à celle qui est son épouse depuis quinze ans, une Serbe, le banquier a cultivé ses réseaux à Belgrade. Même «si nous avions un solide track record, notamment sur des privatisations en France comme à l’étranger», raconte Mollof, il lui manque un sésame pour ouvrir grandes les portes des gouvernements. «Il y a dix-huit mois, à mes yeux, une personnalité économique internationale valait la peine d’être contactée, Dominique Strauss-Kahn. C’est un très grand professionnel dans le conseil financier aux États.» Wladimir Mollof, qui «aime la discrétion», «ne dîne pas au Siècle», ce club de l’élite politico-financière parisienne, assure qu’il ne connaissait pas l’ex-directeur du FMI. Rendez-vous est pris. Pour leur premier déjeuner, les deux hommes évitent de se montrer dans un restaurant parisien. Le repas est consommé entre les boiseries de la salle de réunion de l’avenue d’Iéna. Nous sommes alors un an après la déflagration du Sofitel. DSK est au plus bas. L’appel de Mollof est comme une bouée qu’on lui envoie.
C’est Wladimir Mollof qui négocie le mandat serbe, au nom de la banque Arjil. Laquelle a signé une convention avec DSK, via la société qu’il avait alors créée, Parnasse. Depuis, sa nouvelle structure, LSK, officiellement baptisée au Luxembourg en septembre, a pris le relais. Car à peu près au moment où l’ancien ministre socialiste se liait avec Mollof, il a aussi rencontré Thierry Leyne. Ce banquier d’affaires a développé le groupe Anatevka, dont la filiale Assya gère des portefeuilles d’actifs dans des places bienveillantes pour les capitaux, Luxembourg, Genève, Bruxelles, Monaco, Tel-Aviv, ainsi que Bucarest. Thierry Leyne a rencontré DSK «il y a moins de deux ans», via des amis communs, raconte-t-il. «Je lui ai demandé d’animer des conférences pour les managers du groupe, il a accepté très humblement.» DSK parle économie mondiale et marchés financiers, d’abord à un cercle très restreint de cadres du groupe de Leyne, puis à des prospects. C’est dans cette période, selon Leyne, que sa banque obtient un mandat pour conseiller un client qui veut créer une banque au Sud-Soudan, ce nouvel État riche en pétrole créé en 2011. DSK accompagne Thierry Leyne à Djouba le 14 mai dernier. Sur les rives du Nil Blanc, l’ex-patron du FMI est accueilli en chef d’État, par le gouvernement sud-soudanais au complet. Qui lui confiera un mandat de conseil. «Cet événement a été un accélérateur», assure Thierry Leyne. Depuis, gouvernements et grands patrons se bousculeraient pour solliciter les conseils de Dominique Strauss-Kahn. Son expérience, sa notoriété, son entregent offrent autant d’atouts pour ses clients potentiels. «DSK est devenu une marque importante dans la finance internationale», résume sans fard Thierry Leyne. Poussant cette logique jusqu’au bout, il lui a proposé de changer la raison sociale de son groupe et de lui en confier la présidence. Anatevka a été rebaptisé le 25 septembre «Leyne, Strauss-Kahn and Partners, Compagnie financière». En abrégé, LSK. Dominique Strauss-Kahn en est un «actionnaire significatif».
«Les réputations salies se guérissent avec le temps»
C’est via son association avec Thierry Leyne que DSK a décroché en juillet deux sièges en Russie, l’un au conseil de surveillance de la banque russe RFPI, contrôlée par VEB, l’équivalent russe de la Caisse des dépôts, l’autre chez VBRR, filiale du pétrolier Rosneft, dirigé par Igor Setchine, proche de Vladimir Poutine. Pour autant, un confident de l’ex-ministre français assure qu’il ne tient pas à s’afficher publiquement avec le président russe «comme François Fillon». À Moscou, DSK «a participé de manière très active à tous les derniers conseils en donnant des avis éclairés sur les différents sujets, y compris stratégiques», assure au Figaroune source proche de la banque RFPI. Certains clients, qui suscitent encore la méfiance parce que russes, se sentent plus à l’aise avec une «boutique» comme LSK qu’avec un géant du conseil pour faire des affaires à l’international. «Malgré cette histoire scandaleuse du Sofitel, DSK est une autorité, un vrai professionnel et un spécialiste de haut niveau des marchés financiers, résume Anatoly Aksanov, président de l’Association russe des banques régionales. Les réputations salies se guérissent avec le temps et un bon professionnel trouve toujours un emploi.»
Autour de leur ami désormais commun Dominique, Wladimir Mollof et Thierry Leyne veulent développer des activités ensemble. Monténégro, Vietnam, Kazakhstan, Mongolie pourraient compter parmi les prochains clients. Les pays émergents manquent de cadres de haut niveau introduits dans les arcanes de la finance internationale. Ce ne sont pas toujours des modèles de démocratie, mais des régimes avides de s’ouvrir vers l’économie globalisée. Reste qu’au-dessus de la tête du banquier Strauss-Kahn est toujours suspendue une épée de Damoclès judiciaire. Le 26 juillet dernier, les juges d’instruction avaient ordonné le renvoi en correctionnelle de DSK et ses coïnculpés pour le délit de «proxénétisme aggravé en réunion» dans l’affaire du Carlton de Lille. Le procès est attendu en 2014. Thierry Leyne assure que cette échéance ne le perturbe pas plus que ses partenaires. Et elle n’empêche pas le nouveau président de LSK de sauter d’un avion à l’autre, de Séoul à Djouba en passant par Belgrade.