(Reporters) – La difficulté à qualifier les développements de la vie politique en Egypte devient un fait en elle-même. Elle se manifeste au niveau des Etats, mais aussi au niveau des observateurs. USA, Turquie et Iran désapprouvent la destitution de Morsi.
Des analystes convaincus des liens historiques entre les Frères et les USA estiment que ces derniers ont magouillé « le coup d’Etat ». Coup d’État pro ou anti-américain, coup d’État démocratique, alliance peuple-armée, contre-révolution des « foulouls » de Moubarak ? Chaque hypothèse pose problème et les actes les plus ténus de Morsi sont revus pour en extraire le sens. Deux explications, cependant, laissent perplexes par leur « naïveté ». La première trouve la preuve du coup d’Etat pro-américain dans les 12 milliards de dollars d’aide instantanée de trois pays du Golfe. La seconde avance comme une trouvaille que l’armée a défendu ses intérêts économiques, car elle détient 30 % de l’activité économique du pays. Reprenons : l’Egypte moderne est une création de l’armée. Mohamed Ali Pacha impose au pouvoir ottoman décadent l’autonomie de l’Egypte, synonyme d’indépendance.
La haute hiérarchie militaire en difficultés croissantes face aux réussites anglaises et napoléoniennes pressait les sultans de réorganiser l’Etat et d’impulser la création d’une industrie et d’une agriculture comparables à celles de ces deux pays. Le lien entre puissance militaire et puissance économique apparaissait avec force aux yeux d’officiers confrontés par le déclin militaire ottoman à l’urgence de réformes refusées par les religieux. Ils eurent, en Egypte, l’occasion de les appliquer. Ils les imposèrent en créant d’abord l’Etat égyptien moderne autonome. Dans la pratique, seule l’armée pouvait, en Egypte, mobiliser par la contrainte ou par son poids les ressources pour le développement. Elle a ainsi constitué un domaine foncier impressionnant, rénové l’agriculture, lancé de grands chantiers d’industrialisation. Elle a trouvé ainsi une voie d’accumulation différente de la voie européenne de pillage des peuples et de drainage de capitaux par les banques et le crédit. Elle donnait l’exemple arabe le plus précoce de ce qu’on pourrait appeler plus tard le capitalisme d’Etat. France et Angleterre s’opposèrent de mille façons à cette naissance d’une bourgeoisie d’Etat qui cherchera son inspiration dans l’Europe des Lumières et dans la révolution industrielle.
L’abolition du khalifat en novembre 1922, l’expulsion des religieux de la gestion de l’Etat turc et la naissance d’une « voie turque » d’accouchement au forceps, sous l’égide de l’armée, d’une bourgeoise moderne libérée des entraves religieuses. La laïcité soft de l’Etat égyptien né avec Mohamed Ali Pacha et ses militaires deviendra une laïcité hard avec Atatürk et ses militaires exaspérés par le refus des religieux à ces réformes qui auraient permis de préserver l’essentiel de l’Empire ottoman. L’Egypte et la Turquie représentent deux issues semblables et différentes à la même impasse historique, celle du développement. La chute du khalifat a donné naissance aux Frères musulmans en Egypte et à différents mouvements politico-religieux qui affirmeront leur capacité de faire autant ou mieux que les militaires pour trouver une voie du relèvement historique de nos nations. Pour l’essentiel et à cause de l’héritage historique d’une économie d’échange et de négoce du Machreq el Arabi (ou Orient arabe) autour des routes commerciales vers l’Inde et la Chine, la doctrine économique des Frères sera celle du négoce et de la licéité du commerce. C’est-à-dire fondamentalement celle du commerce et des services et donc à forte vocation compradore. Nous avons en gros donc une opposition entre, d’un côté, une bourgeoisie militaro-bureaucratique et/ou ses démembrements claniques et familiaux fonctionnant idéologiquement aux notions de progrès et de production matérielle et, de l’autre, une bourgeoisie civile qui se veut la mutation moderne des anciennes élites religieuses et attachées à la liberté du marché.
Ces deux composantes politiques sont absolument antagonistes, mais dans la réalité historique elles ont cohabité dans les mêmes groupes, voire dans les mêmes personnes comme dans le cas de Sadate, officier libre, compagnon de Nasser, idéologiquement proche des Frères musulmans, et totalement frère pour l’économie. La différence entre l’Egypte de Mohamed Ali Pacha et l’Egypte post-nassérienne est la lente et pénible émergence du peuple en tant qu’acteur autonome. Il a dû apprendre à peser de lui-même dans la balance du rapport de force. Des chansons de Fouad Negm et Cheikh Imam aux grèves ouvrières en passant par les luttes paysannes et celles des jeunes en quête de fierté nationale et de dignité, le peuple a appris. Les manifestations historiques du peuple ont tranché : la victoire du négoce et du bazar sur le capitalisme d’Etat et ses avatars ruinerait deux siècles de progrès chèrement payés et signifiait la fin de l’Egypte moderne. Le peuple a donné la victoire au capitalisme d’Etat tout en l’obligeant à des positions plus nationales, plus patriotiques. En face, Les USA, Israël, l’Arabie saoudite, l’UE colmatent les brèches, essayent d’endiguer le mouvement populaire en lui concédant le départ de Morsi, tentent de prévenir l’émergence d’un nouveau Nasser et d’éviter un naufrage complet des Frères. Ils ne peuvent rien faire de plus.
Mohamed Bouhamidi
Alger le 18 juillet 2013.