Interview du Dr Yves Ekoué AMAÏZO, Directeur du groupe de réflexion, d’action et d’influence Afrocentricity Think Tank et Conseil international par le journaliste Julien Wagner (JW) couvrant les médias Africa News Agency et Le Courrier de l’Atlas.
JW. Croyez-vous qu’il existera à l’horizon 2020, ainsi que différents africains s’y sont engagés, une monnaie commune à toute l’Afrique de l’Ouest ? Pourquoi ?
YEA. Je vous remercie pour l’invitation. La question pourrait être mieux formulée ; elle comporte deux parties.
Premier point : Est-ce qu’il y aura une monnaie commune sous-régionale, puis continentale en Afrique ? La réponse est oui car c’est l’un des objectifs des dirigeants africains, pères des indépendances et de l’unité africaine en 1963 avec les institutions comme la Banque africaine de développement, la Banque centrale africaine, la Banque africaine d’investissement et le Fonds monétaire africain. Seule la BAD existe aujourd’hui et celle-ci n’est plus une propriété africaine à 100 % mais seulement 66 %. Pour les trois autres, des avancées existent mais les dirigeants africains sont incapables de s’unir quant au budget africain de lancement et les modalités de fonctionnement qui permettraient de ne pas en faire des structures d’asservissement des Etats faibles au plan budgétaire par rapport aux Etats africains en excédent budgétaire.
Deuxième point : Quand est-ce que cette monnaie commune au plan sous-régional, intra-régional et/ou continental verra le jour ? Ma réponse est la suivante : oui, lorsque vous ouvrirez une noix de coco et vous n’y trouverez plus de lait de coco frais. En effet, s’il faut compter sur les dirigeants africains, nul ne pourra vous donner une date exacte car la parole des dirigeants africains sur ce sujet est valable jusqu’à ce qu’ils vous fixent une nouvelle date butoir. Cela fait la énième fois que la date change. La parole des chefs d’Etats africains concernés par ce sujet relève au mieux du slogan, au pire de l’automystification.
Au lieu de renommer le Franc-CFA, l’Euro-CFA à la suite de la dissolution-conversion du Franc français dans la monnaie unique Euro à un taux fixe (1 Euro = 6,5596 Franc Français et 655,95 FCFA), les chefs d’Etat africains et la France s’y sont ouvertement opposés. Aussi, la dénomination Franc CFA est un vestige de l’aliénation monétaire des pays membres de cette zone avec la France, paradoxalement de la France de Vichy (le Gouvernement français dirigé par le Maréchal Pétain et installé à Vichy entre le 10 juillet 1940 et le 20 août 1944). Ce système imposé à la France par l’Allemagne pendant l’occupation avait aussi un système de ponction des richesses de la France. C’est paradoxalement ce mode d’exploitation inique imposé par le nazisme à la France à l’époque qui a été conservé et adapté avec la complicité des dirigeants africains successifs dans la zone franc actuelle. Il faut rappeler que le franc CFA est une monnaie française pour les colonies africaines en Afrique. Ce fut le « Franc de l’Afrique coloniale française » qui a évolué pour enfin s’appeler le « Franc de la Communauté financière africaine ». Il n’est d’ailleurs plus question uniquement d’une « coopération monétaire », mais plus d’un ensemble imbriqué de liens juridiques, d’affaires ou culturels entre la France et ses ex-colonies en Afrique subsaharienne. D’ailleurs parler de coopération économique est un euphémisme car en réalité, celle-ci n’existe pas pour les populations africaines de ces zones, ce qui d’ailleurs est un vrai problème pour l’Organisation internationale de la Francophonie qui demeure bien trop platoniquement culturelle qu’économique.
Le Franc CFA ne peut être converti en Euro et n’est pas accepté dans les transactions en Union européenne sauf via le Trésor français et la Banque de France. Le Franc CFA n’est donc pas une monnaie. Alors qu’est-ce que c’est ? Un signe monétaire permettant à celui qui a le plus d’influence au conseil d’administration de la Zone Franc de s’assurer la part du lion. Compte tenu de l’évolution du monde vers des blocs régionaux, l’avenir monétaire des pays africains passe par une monnaie commune régionale et continentale.
Il ne s’agit donc pas de la foi mais d’une discipline monétaire qui passe par la convergence et l’harmonisation de plusieurs critères de type commercial, monétaire, financier, budgétaire, fiscal et social pour qu’une décision politique de création de la monnaie commune aux pays d’Afrique de l’Ouest puisse devenir une réalité d’ici 2020. Les engagements des Etats africains restent des engagements dont les dates sont à géométrie variable chaque fois que l’on se rapproche de l’échéance fixée par les mêmes chefs d’Etat.
Pourquoi remettre en cause le FCFA si, au final, cela débouche sur l’adoption d’une autre monnaie commune?
Il ne s’agit pas uniquement de changer un signe monétaire pour un autre signe monétaire. Les fonctions de compte, de paiement, d’épargne, d’investissement ne peuvent se substituer à l’indépendance monétaire et budgétaire du Togo. Autrement dit, semblez-vous croire qu’être sous dépendance et parfois sous perfusion budgétaire de la France est équivalent à être indépendant au sein d’une zone économique et monétaire sans la France ? Il faut donc poser la question comme il faut. La vraie question et la seule qui compte pour le moment est la suivante : est-ce qu’une monnaie commune régionale en Afrique de l’Ouest doit avoir la France comme membre du conseil d’administration ? Si vous répondez oui à cette question, alors vous suggérez de continuer la postcolonisation, ce que certains chefs d’Etat africains souhaitent d’ailleurs. Si vous répondez non, ce qui est le cas du Ghana et du Nigéria, vous souhaitez une autonomie monétaire. Mais il faut une autre condition, c’est la discipline et la convergence monétaire et économique. Sur ce dernier point, les efforts de discipline et la réduction des inégalités et de la corruption ne sont pas encore au rendez-vous. Par ailleurs, il faut nécessairement sortir du régime de taux de change fixe qu’impose le FCFA. En effet, si vous regardez les statistiques monétaires, le taux de croissance du produit intérieur brut par habitant (richesse par habitant) a systématiquement été meilleur pour les pays qui ont choisi le taux de change flottant en Afrique. Avant la crise financière et entre 2004 et 2008, le taux moyen de croissance du PIB/hab. pour les pays ayant choisi un taux de change flottant en Afrique subsaharienne était de 5,4 % contre 1,8 % pour les pays à taux de change fixe. Pour la même période la zone Franc n’atteignait que 1,7 %, donc une mauvaise performance de la Zone franc pour les populations. Entre 2009 et 2014, le taux moyen de croissance du PIB/hab. pour les pays ayant choisi un taux de change flottant en Afrique subsaharienne était de 2,88 % contre 1,56 % pour les pays à taux de change fixe. Pour la même période la zone Franc n’atteignait que 1,48 %. Au-delà de la dénomination de la monnaie, il faut nécessairement adopter un taux de change flottant et faire reposer la monnaie commune régionale sur un panier de monnaies comprenant au moins le dollar américain, l’euro et le Yuan, la monnaie chinoise du fait de l’importance des échanges commerciaux avec ce pays.
La question de la remise en cause du FCFA est-elle une question taboue en Afrique de l’Ouest et Centrale ?
Non, la question n’est pas taboue. Elle est régulièrement à l’ordre du jour puisqu’elle se décline d’ailleurs souvent avec la possibilité ou pas de dévaluer, par surprise de préférence et ce de manière unilatérale, le Franc CFA. Rappelons que le Franc CFA et la mise en place d’une monnaie commune pourrait se faire en Afrique de l’Ouest (pays de la CEDEAO), en Afrique centrale (pays de la CEMAC) et éventuellement avec les Comores que l’on oublie souvent avec le Franc comorien. Dans l’espace de la Communauté économique et de développement des Etats d’Afrique occidentale incluant les pays de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) qui ont en commun l’utilisation du Franc CFA et la France dans le conseil d’Administration de la Zone franc, il faut négocier et trouver un consensus avec les monnaies de pays plus indépendants comme la monnaie Naira du Nigéria, le Cedi du Ghana, ou encore le Franc guinéen de Guinée Conakry (1 Euro = 8155 Franc Guinéen au 27 février 2015).
Qui sont les gagnants du FCFA ? Qui sont les perdants ?
Je ne pense pas qu’il faille parler de gagnants et de perdants. Ce serait une erreur de parallaxe. Il se trouve que le système de taux de change fixe profite plus à des pays dont les échanges commerciaux asymétriques avec la France sont trop intégrés. En effet, il ne sert à rien avec un Franc CFA surévalué et sans possibilité d’ajustement du fait de son arrimage sur l’euro de continuer à vendre des matières premières non transformées tout en augmentant les quantités via la productivité, ne pas réduire les inégalités, augmenter le pouvoir d’achat et ne pas sévir contre l’arbitraire et l’impunité. Aussi, c’est d’abord la France qui profite du système et ne souhaite d’ailleurs pas que l’Union européenne participe au conseil d’administration de la Zone franc. Les vrais perdants sont les pays africains qui n’ont pas vu leur industrialisation décoller, voire même « interdite » par les subventions européennes sur l’agriculture européenne et le déversement des produits subventionnés sur le marché africain, bloquant ainsi l’essor des industries locales. Le cas du Poulet congelé – qui n’arrive même plus à être utilisé comme aliments pour chiens et chats en France- est exporté vers les pays africains…Mais où sont les centres avicoles, les abattoirs, les produits cuisinés, etc. bref où est la chaîne avicole africaine au sein de la Zone franc ? Les dirigeants africains qui se soucient peu du volet stratégique de cet état de fait ont choisi de laisser faire. Les responsabilités sont donc partagées et les dégâts collatéraux sont réservés aux populations.
Quels sont, d’après vos connaissances du terrain, la relation qu’entretiennent les populations d’Afrique francophone avec leur monnaie ? Y voient-ils la main de l’Occident ?
Les populations africaines francophones n’ont pas de relation particulière avec leur monnaie qui serait différente d’un autre pays ou des relations qu’a un Français avec l’Euro. Il est vrai que la préférence pour les opérations en Cash prend plus d’importance. Mais c’est plus à cause des défaillances des services bancaires. Avec l’arrivée de la monnaie électronique notamment les paiements avec le téléphone mobile, cette relation pourrait passer du « concret » au « virtuel » et sortir une importante partie de la population de la ségrégation bancaire. Car peu d’Africains ont un compte bancaire et les opérations bancaires en Afrique relèvent encore trop souvent de l’abus du pouvoir sur les clients, surtout les plus démunis au plan de l’influence ou du droit…
Pour ce qui est de la volonté des populations d’avoir une monnaie commune africaine, c’est non seulement un vœu, mais une urgence. C’est justement la difficulté des chefs d’Etat à transformer ce rêve en réalité qui conduit à penser qu’il y a nécessairement une forme de coercition et d’influence négative de la France pour un changement. Il ne faut pas parler de la main de l’Occident. Car il faut aussi parler des mains africaines aidant la France au sein du conseil d’administration de la zone Franc.
La France (ou l’Union européenne) a-t-elle un intérêt à maintenir le Franc CFA ? Pourquoi?
Normalement et compte tenu de la faiblesse de la masse monétaire que constitue la zone Franc, ni l’Union européenne, ni la France n’ont intérêt à maintenir le Franc CFA sous tutelle. La vraie question est de savoir si la France accepterait de sortir d’une zone monétaire africaine qui ne devrait regrouper que les pays africains. Autrement dit et si l’on respecte la réciprocité, est-ce que la France ou l’Union européenne accepterait qu’un pays africain soit membre de l’Euro Zone car c’est ce qui aurait dû être le cas pour les pays de la zone Franc. Par ailleurs, il y a une discrimination monétaire lors des transferts d’argent entre la France et les pays de la zone franc. Normalement par la voie des comptes IBAN, le transfert devrait être gratuit au sein de toute la zone Euro. Mais les anciennes colonies françaises sont systématiquement discriminées avec des commissions et des charges bancaires exorbitantes, ponctionnant d’autant plus l’épargne des Africains de la Diaspora avec parfois des niveaux de 15-25 %.
Le FCFA peut-il être porté pour responsable de la faible industrialisation à l’intérieur de cet espace monétaire ?
Oui. Les banques centrales de la Zone Franc sont un frein à l’essor de la zone au plan économique. Ce ne sont que des comptables publics qui s’attèlent à préserver l’inflation au plus bas, notamment selon une orthodoxie adaptée à des pays industrialisés. Mais les banques centrales de la zone franc ne prodiguent quasiment que peu de soutien aux économies de la zone franc.
Avec des taux de change flottant au sein d’un système de plafond et plancher qui faciliterait les harmonisations à terme, les économies africaines de la zone franc, ayant en moyenne une croissance économique de près de 5,2 % depuis les 10 dernières années (6 % en 2012 pour la zone Franc), présentent un niveau d’industrialisation faible avec 10 % de la valeur ajoutée manufacturière en 2012 contre 16 % en zone Euro et 30 % pour la région Asie est et pacifique. Sur un autre plan, toujours en 2012, la part des exportations de biens manufacturiers de l’Afrique subsaharienne fut de 26 % du total des exportations contre 76 % en zone Euro et 83 % pour la région Asie Est et pacifique. Bref, on ne peut dire qu’il ne s’est rien passé en termes d’industrialisation en Zone Franc. Mais la réalité est que le système du FCFA a favorisé les importations de produits de luxe et imposé la plupart des produits dont ne voulaient plus la France, puis l’Union européenne et de plus en plus la Chine. Le taux d’endettement des pays de la Zone franc envers les créanciers publics en 2014 fut de 19 % du PIB contre 9,5 % pour l’Afrique subsaharienne. La zone franc est un espace où les pays sont donc plus dépendants des créanciers publics, ce qui signifie un taux de dépendance deux fois plus élevé que la moyenne de l’Afrique subsaharienne. Il y a donc comme de la postcolonie dans l’air mais comme la Françafrique, chacun feint de croire que cela a disparu.
Aussi, c’est tout l’enjeu de l’émergence économique sous perfusion ou pas des pays créanciers dont il est question quand on parle d’une monnaie commune africaine régionale ou continentale. Toutes les opérations obligatoires du FCFA doivent prendre fin. En guise d’exemple :
- La centralisation des réserves de changes de la zone France passant par le Trésor français lequel a ouvert un compte spécial appelé le « le compte d’opérations » devrait être stoppée ;
- Le principe de la libre convertibilité des francs CFA en francs français a disparu mais a été remplacé par une convertibilité à taux fixe en Euro. Cela doit évoluer vers un panier de monnaies ;
- Le principe de la fixité des parités doit être remplacé par un taux de change flottant et décidé par les Africains et uniquement par les Africains en fonction du marché. Autrement, les décisions unilatérales de la France ou d’un future pays africain puissant devront être neutralisées ;
- Le principe de la libre transférabilité des capitaux de la zone franc CFA vers la France ne peut être limité à la France. Autrement, le signe monétaire FCFA qui sert de monnaie postcoloniale et qui n’est qu’une ouverture de crédit dans les comptes du Trésor français ne pourra plus régir toute une zone monétaire africaine ;
Si ces conditions sont remplies, alors les pays de la zone franc, s’ils sont disciplinés et évoluent vers la convergence monétaire, fiscale et économique, poseront les bases pour passer de la servitude avec le Franc CFA vers la liberté et la responsabilité avec une monnaie commune africaine.
Votre mot de fin :
Le Franc CFA ne peut être le futur de l’Afrique, ni celui des pays francophones ou d’Afrique de l’Ouest. Il a peut-être eu une pertinence en colonie et postcolonie. Mais le futur de l’Afrique passe par l’émergence économique avec des partenaires différenciés et agissant sur une base du « gagnant-gagnant ». Ce dernier point n’a pas été une pertinence au cours de la période où le FCFA dominait les échanges. Par ailleurs, les approches économiques portant sur le troc et les compensations pourraient aussi ouvrir d’autres possibilités pour s’extraire des fourches caudines du Franc CFA et au fond de la tutelle économique et monétaire française. Cette évolution ne peut être bloquée ou retardée indéfiniment. Tout avancement passe par une corrélation directe entre la vérité des urnes dans le choix des dirigeants africains et la défense des intérêts des populations africaines. Ce n’est le cas que pour quelques pays dont Ghana, Cap vert, Sénégal, Niger, Bénin, Mali sur les 15 pays formant la CEDEAO. En Afrique centrale, la démocratie est encore enregistrée aux abonnés absents. Aussi, il ne s’agit pas de changer la dénomination d’une monnaie pour une autre. Il faut une discipline de convergence monétaire qui permet de s’affranchir de la tutelle de la France et obtenir directement sur le marché international les capitaux dont a besoin les pays africains pour soutenir la création de richesses et sa distribution sous forme de pouvoir d’achat. Cela suppose que les dirigeants africains choisissent d’utiliser la monnaie au service des populations africaines et non d’abord pour leurs intérêts propres ou ceux des intérêts des non-Africains, publics comme privés.
Je vous remercie.
Source: http://www.nextafrique.com