Des petites choses que murmure le vent. Des petites choses qui m’émerveillent. Des petites choses que chante le vent quand je souris au temps. Quand je me fiche du temps qui passe et qui laisse ses empreintes dans ma vie, sans en laisser une sur mon corps, pour le moment. Pour le moment, il paraît que ma peau a la fermeté d’un cuir neuf tendu et l’éclat d’une eau pure où les coquettes contempleraient leur reflet plaisant. Pour l’instant, il paraît que mon rire a la fraîcheur de vingt printemps. Que le parfum de ma peau libère des notes animales et impertinentes. Pour l’heure, il paraît que mes yeux ont la profondeur d’un océan, la douceur abyssale des êtres qui savent aimer sans calculer. Pour combien de temps encore ?
Je tourne ma langue sept fois dans ma bouche. Comme ma grand-mère me l’a appris. Elle m’a toujours trouvée trop curieuse, ma grand-mère, même enfant. A l’âge où les petites filles ne tirent leur plaisir qu’à sucer des bonbons glacés, je lui demandais plutôt de me prêter ses livres. Ses romans africains. Ses auteurs préférés ? Massa Makan Diabaté, Maryse Condé. Je ne savais pas lire bien sûr, mais je regardais les premières de couverture et lui demandais de me conter les histoires auxquelles elles correspondaient. Je plongeais alors dans leur univers et mon imagination déjà fertile m’emportait bien loin. A l’âge où les fillettes ont pour seule ambition d’épouser des princes charmants, je me demandais ce qui les empêchait de vouloir devenir elles-mêmes des reines, riches et puissantes et d’épouser les hommes de leur choix. Ils pouvaient bien être des princes, et elles des princesses. L’un n’empêchait pas l’autre, non ?
Je tourne ma langue sept fois encore dans ma bouche. Je me sais entière. A vouloir raconter une petite histoire, je risque de tout dévoiler des repères secrets de mon âme, dans ma volonté d’être honnête envers celui qui me lit. Alors qu’une nouvelle, on me l’a maintes fois asséné, ce n’est pas un journal intime. Et moi je suis trop exacte dans ma manière de raconter les histoires. A l’âge où les petites filles rêvent de poupées Barbie, je trouvais le fait de jouer à la dînette ridicule et ennuyeux. Barbie, je la trouvais cruche. Et superficielle. Jouer à « papa et maman » m’exaspérait au plus haut point. Je voulais que l’on me raconte plutôt des histoires d’exploits passés, de héros disparus qui ont changé le monde, à leur façon. J’étais hyperchiante comme petite fille. Pour ceux de mon âge bien sûr. Les adultes me trouvaient amusante et ils aimaient me faire participer à leurs conversations. Ils prenaient plaisir à me poser des questions, et éclataient de rire en entendant mes réponses. Je ne savais pas trop pourquoi, mais cela m’amusait aussi.
Je n’ai jamais cherché Kent, n’aimant pas Barbie. Je n’ai jamais cherché le prince charmant. J’ai rencontré plutôt le complice, le compagnon de fortune (ou d’infortune), l’homme d’esprit et de culture, à l’élégance aussi bien intérieure qu’extérieure, dans ma vie affective, jusque là.
Pourtant, ma grand-mère paraissait plutôt satisfaite de la femme que j’étais devenue, en achevant mes études de médecine. Elle me trouvait féminine à souhait et suffisamment instruite. Avait-elle raison de m’inciter à chercher le prince charmant ? Je continuais à penser que l’amour faisait partie des choses qu’il ne fallait pas chercher pour les trouver.
Je continuais à m’émouvoir des petites choses que murmure le vent. Comme je suis à l’antipode de ce que Barbie est, n’aimant pas la superficialité, j’ai banni ces choses qui auraient fait de moi une africaine modèle du XXIème siècle, capable de faire succomber un monsieur-tout-le-monde africain. Ne portant pas de mèches artificielles ni de perruques, je n’ai pas cédé à la tentation de la dépigmentation volontaire de la peau. J’ai gardé mon teint d’ébène à la nuance de café ; de caviar, diraient certains. D’ailleurs, j’abhorre tout ce qui est faux en termes d’accessoires féminins : faux ongles, faux cils, faux seins. J’abhorre aussi les faux-culs. Là, c’est au propre comme au figuré.
Jusque-là, on pourrait dire que je dresse un portrait plutôt flatteur de ma personne. Sauf que.
Certains m’ont surnommée Shéhérazade. Allez savoir pourquoi. Alors que ce que je désire par-dessus tout, est d’être libre comme le vent. Subtile comme le temps ; riant aux blagues les plus douteuses et souriant aux mots les plus maladroits. Aimer par-dessus tout un être spirituel.
Enchanteresse, moi ? Maladroite comme je peux l’être, me cognant la tête contre les murs le matin, avant d’avoir bu mon café, comment aurais-je pu être Shéhérazade?
Sensible comme je suis, tombant dans les pommes face à certaines contrariétés, comment aurais-je pu être Shéhérazade ?
Par ailleurs, cela m’étonnerait que Shéhérazade chausse du 41 et demi. Dans un pays tel que le Japon, il paraît que jamais je n’aurais trouvé chaussure à mon pied, en termes de prétendants, car avoir la même pointure que pourrait avoir un homme est disqualifiant chez eux. En plus, étant gauchère, cela annulerait toutes les chances de m’y voir casée. Trèves de plaisanterie.
Trèves de badinage. Cet après-midi, cap sur la terrasse de l’Hôtel Président de Yamoussoukro, pour mon café habituel. Je veux écrire aussi.
Un homme viendra certainement me proposer un café -un deuxième- ce sera sans doute un intellectuel coincé, un séminariste de passage. Peut-être aussi, serait-ce un goujat plein aux as qui voudra me refiler sa carte de visite, et plus tard quelques chlamydia. Ou alors, ce pourrait être cette personnalité politique voulant bien ajouter une écrivaine doctoresse à son tableau de chasse.
Refuser, et ils me traiteraient d’arrogante. Prétentieuse. Ces femmes féministes, quelle calamité ! diraient-ils.
Porter mon masque de Shéhérazade ? Les faire marcher jusqu’à découvrir ce qu’ils cachent au fond de leur ventre ? Ils me traiteraient d’enchanteresse.
Donner mon numéro de téléphone comme ils s’y attendent, pour ce que leur statut social est supposé leur conférer en termes de pouvoir de persuasion sur la gent féminine ? Ce serait trop facile.
Et l’étincelle dans les yeux ? Ce que je demande est un regard qui sait allumer les yeux. Un regard qui fasse pétiller mes yeux comme du champagne dans une flûte.
Et le courant qui électrise le corps ? Ce que je demande est un toucher qui fait frissonner. Et la conversation ? Ce que je demande est un être profond et spirituel ; un être cultivé et fou qui serait capable de me dire sans sourciller, au cours d’une conversation qu’il a été roi à Athènes dans une vie antérieure, et qu’il va changer le monde.
Et la complicité ? Je voudrais un être dont je serais tellement proche, avec qui je serais tellement vraie, qu’il me donnerait l’illusion de lire en moi-même en l’écoutant me parler de lui. Un être devant lequel je serais capable de piquer des fous rires. Un être avec lequel la connexion serait tellement intime que nous nous comprendrions d’un regard, sans parler.
Je sirote tranquillement mon café. Il est délicieux. C’est décidé. Ce sera tout ou rien. La magie ou la vie d’ascèse. La folie ou l’austérité. Le volcan ou l’Antarctique. Ma grand-mère, de là-haut, doit faire de grands gestes à mon attention. Comme pour me dire: il est temps Aïcha.
En attendant, j’écoute dans les arbres, ce que murmure le vent.
Ces petites choses, ces petits riens.
Dr. Aïcha Yatabary, 11 mars 2018