Par Khider Mesloub.

Jamais, dans l’histoire du capitalisme contemporain, partis politiques et institutions ont été aussi radicalement et profondément disqualifiés et discrédités qu’à notre époque. En effet, depuis les organisations politiques toutes obédiences confondues (de l’extrême-gauche et à l’extrême-droite), en passant par les centrales syndicales et les instances religieuses (chrétienne pour ses scandaleuses affaires de pédophilie récurrentes, juive pour sa compromission immorale avec le sionisme, musulmane pour son accommodement scélérat avec l’idéologie islamiste), jusqu’aux défaillantes administrations corrompues et les forces de l’ordre nazifiées, toutes ces structures sont aujourd’hui honnies, anathématisées, condamnées, rejetées.

Actuellement, trois pays emblématiques illustrent ce phénomène de déliquescence des institutions officielles : l’Algérie, la France et les États-Unis, avec comme corollaire, pour l’Algérie, l’éviction du pouvoir du président Bouteflika et l’emprisonnement de nombreux oligarques politiciens écornifleurs et affairistes. Ainsi, de manière aussi soudaine qu’inattendue, en l’espace de quelques mois (moins de deux ans), ces trois pays symboliques, longtemps auréolés d’un prestige international pour leurs glorieuses révolutions, dotés d’institutions étatiques républicaines fortement respectées et implacablement établies, sont désormais secoués par un séisme social et politique aux incandescentes répercussions telluriques encore furieusement opérantes.

Dans le cas de la France, qui la veille encore s’ennuyait, elle s’était réveillée brutalement de son léthargique sommeil politique bercé par des rêves d’un pouvoir bourgeois éternel et inébranlable. En effet, à la faveur de l’imminente promulgation de la taxe sur l’essence décrétée par l’Exécutif, le moteur de la révolte populaire s’était ébranlé en novembre 2018 pour embraser toute la France, révolte conduite par le mouvement des Gilets jaunes. Depuis lors, la suite, tout le monde la connaît : des mois de soulèvements populaires quasi insurrectionnels, d’affrontements violents, de blocages économiques, de crises institutionnelles. Aujourd’hui, le bilan est lourd : la France bourgeoise se meurt, agonise, rejoint l’outre-tombe, en dépit de l’étalement brutal de sa force répressive, preuve de sa faiblesse ; la France populaire ressuscite, revit, réenchante le monde. Les dégâts politiques et socioéconomiques collatéraux occasionnés par l’éruption du mouvement des Gilets jaunes sont considérables.

Quoique déjà souterrainement en œuvre depuis plusieurs années, en particulier depuis le terrible krach de 2008, la crise institutionnelle systémique s’était accélérée avec le surgissement de ce mouvement populaire. Cette crise avait balayé toutes les illusions. Surtout elle a secoué toutes les institutions. À commencer par les partis politiques et les organisations syndicales, prémices de l’écroulement d’autres institutions étatiques déjà fortement délabrées (comme la gestion calamiteuse de la crise sanitaire vient de le prouver, avec la défaillance des infrastructures sanitaires, la déficience des moyens médicaux et la pénurie des personnels soignants). Le seul secteur à ne pas subir la crise, c’est le ministère de l’intérieur, sans oublier celui de l’armée. Aujourd’hui, l’État, pour gérer la crise multidimensionnelle, répond par des répressions violentes aux fins d’effrayer les populations, terroriser les manifestants. En toutes circonstances, les violences policières s’abattent sur les individus désormais infantilisés et criminalisés. Les exactions et brutalités policières ne se cessent de se multiplier pour affermir la nouvelle gouvernance despotique. Désormais, la confiance entre le « peuple » opprimé et les gouvernants s’est rompue : elle s’est brisée. Le rejet du système par la population a accentué le durcissement autoritaire du pouvoir. La défiance à l’égard des forces de police, bras armé des classes régnantes, s’illustre par la flambée de violence dont elles sont également victimes de la part d’une frange de la population radicalisée, excédée par les méthodes militaires répressives des policiers, ces derniers transformés en mercenaires de la bourgeoisie, voire en milices privées chargées uniquement de la gestion sécuritaire par la terreur. C’est en périodes de crise que la démocratie dévoile sa hideuse figure répressive. Avec la nouvelle ère de dépression économique s’ouvre la phase de répression systématique. Les agressions, les brutalités et les crimes policiers contre le prolétariat paupérisé deviennent aujourd’hui l’unique forme de gouvernance de l’État capitaliste, employée comme moyen d’entraînement et de préparation aux futurs affrontements de classe.

Les médias, par ailleurs tout autant décrédibilisés pour leur inféodation notoire au pouvoir et aux puissances financières, en sont aujourd’hui à s’interroger sur les causes de l’accélération de l’effondrement des institutions. Notamment des partis politiques, confirmé lors des dernières élections européennes de mai 2019. En effet, en France, à l’occasion de ce scrutin, les deux puissantes principales formations politiques, le parti de la droite classique (les Républicains) et le parti socialiste (PS) s’étaient complètement effondrées. Leur survie est aujourd’hui en sursis. Pour autant, les autres partis politiques n’avaient pas profité de la débâcle des deux formations traditionnelles, en récupérant les voix de leurs électeurs. Ni le parti de Macron, la République en marche (LREM), ni celui de Marine le Pen (le Rassemblement national) n’avaient tiré les marrons du feu de cet hécatombe électoral des deux partis historiques. Leurs scores respectifs stagnent encore aujourd’hui au même niveau qu’aux présidentielles de 2017, aux alentours de 20%. De même, les écologistes n’avaient pas décollé de leur terrier environnemental électoral lucratif, en dépit de quelques envolées éphémères enregistrées au cours de ces derniers scrutins. Quant aux autres organisations politiques lilliputiennes, les sectes gauchistes, ancrées dans leur rôle de figuration politique, elles avaient amusé, comme de coutume, la galerie électorale avec leurs scores dérisoires.

Seul le parti des abstentionnistes était parvenu à maintenir sa prépondérance avec son écrasant suffrage politiquement consciencieux. Ce parti des désenchantés et des révoltés avait vu son audience considérablement progresser. De fait, aujourd’hui, ce parti abstentionniste n’accorde plus crédit à aucune formation politique, ni aux politiciens, et, plus fondamentalement, n’accorde plus créance à une élection dans le cadre de la démocratie représentative des riches, du système capitaliste dominant. En Algérie, on observe le même phénomène de disqualification des partis politiques, de désagrégation de la politique traditionnelle, la même tendance de refus de participation aux mascarades électorales, de rejet des marmelades idéologiques bourgeoises.  

Aux États-Unis, le score élevé de la participation électorale au dernier scrutin a été obtenu grâce à la manœuvre opérée par les deux camps politiques (Républicains et Démocrates), notamment par la mise en scène d’une « guerre civile » raciale mettant prétendument en danger la démocratie. Cette menace, agitée par les deux candidats en lice (Trump et Biden), a permis de rabattre exceptionnellement des millions d’électeurs ordinairement abstentionnistes, pour tenter de sauver les institutions politiques et sociales en pleine désagrégation.  En réalité, aucune élection démocratique ne peut freiner l’implosion de la société étasunienne déjà travaillée par la désintégration sociale. Cette élection au dénouement délibérément énoncé comme aléatoire, médiatisée et scénarisée à outrance, émaillée de suspens pour enjôler et capturer l’électorat, a constitué un dérivatif à la colère sociale du prolétariat américain, un exutoire politique à la détresse sociale et la débâcle économique. Une chose est sûre : ce boom électoraliste, obtenue par la duplicité des deux candidats rivaux mais en réalité complices, est illusoire, éphémère. Les désillusions seront à la hauteur des espérances placées dans la candidature de Biden, qui appliquera la même politique foncièrement antisociale, réprimera avec la même violence de classe les inexorables révoltes sociales des prolétaires américains en proie à une paupérisation absolue.

Au vrai, cette perte de confiance dans les institutions est profonde. La discréditation des institutions politiques et étatiques bourgeoises n’est nullement conjoncturelle, mais structurelle. Elle exprime un « malaise civilisationnel » politique et social, expression d’une profonde crise économique potentiellement explosive de révoltes sociales insurrectionnelles. Elle marque un changement de fond. De fait, la disqualification des partis politiques, en raison de leur corruption, de leurs allégeances aux puissances financières, de leur impuissance économique et de leur inefficience politique, est pérenne. Pour ce qui est de la France, elle a été accentuée avec l’intronisation de l’arrogant laquais de la finance internationale, le sieur Macron connu pour ses liens indéfectibles avec les puissances de la finance et son mépris du « peuple ».

Sans conteste, avec les soulèvements populaires dans les trois pays (Gilets jaunes, Hirak, Black Lives Matter) les dernières illusions sur la nature des institutions étatiques « au service du peuple » se sont définitivement envolées. La confiance envers ces institutions, évaporée.  En France, le caractère de classe du pouvoir a dévoilé son véritable visage avec la politique antisociale du gouvernement Macron, et surtout avec les répressions policières sanglantes perpétrées contre les manifestants. En Algérie, certes le soulèvement populaire n’avait pas été réprimé. Et pour cause. Le régime ne pouvait pas réprimer un extraordinaire mouvement populaire drainant chaque vendredi des millions de manifestants. Cependant, le Hirak avait permis de révéler la nature mafieuse de l’ensemble des membres du pouvoir prédateur, coupables de corruption, de prévarication, de détournement et de dilapidation des deniers publics.

De toute évidence, en cette période de crise multidimensionnelle, tout à la fois économique, institutionnelle et sanitaire, la réalité des antagonismes de classes se clarifie, le caractère de classe des institutions étatiques se dévoile. La fonction prédatrice des partis politiques et des organisations syndicales se révèle au grand jour. Les luttes de clans et de factions au sommet de l’État perdurent et s’intensifient, notamment en Algérie. Même aux États-Unis, les rivalités entre fractions bourgeoises prennent un relief inédit. En France, la classe politique est en pleine dislocation, en proie à la déliquescence.

Aujourd’hui, en France comme en Algérie ou aux États-Unis, le pouvoir a prouvé qu’il est ouvertement au service des intérêts privés, de la finance (comme la gestion de l’épidémie du Covid-19 le démontre, avec la personnalisation despotique du pouvoir, le contrôle totalitaire des puissances pharmaceutiques et numériques des institutions étatiques transformées en entités privées œuvrant au service du grand capital). Une infime minorité concentre entre ses mains toutes les richesses, détient les rênes du pouvoir, des institutions publiques et privées.

Les massives arrestations d’hommes politiques et d’affaires algériens ont démontré l’ampleur des malversations longtemps employées par ces brigands de la politique. En France, les généreuses subventions gouvernementales accordées aux classes possédantes, chiffrées en milliards (manière plus démocratiquement subtile et légale d’extorsion des deniers publics), notamment à la faveur de l’épidémie du Covid-19, viennent confirmer le caractère bourgeois du régime bonapartiste de Macron.

Quoi qu’il en soit, le discrédit ne concerne pas seulement les hommes politiques et les partis, mais toutes les institutions officielles. En effet, ces dernières subissent une réelle disqualification, du fait de leur compromission avec l’affairisme prédateur. Toutes ces institutions étatiques ont été démystifiées, démythifiées (la justice, l’éducation, la police, les médias, etc.). Elles ont été désacralisées. Désormais, les « citoyens » osent réclamer des comptes, exiger des poursuites judiciaires, revendiquer l’assainissement de ces institutions dépravées par la corruption.  Cependant, tout cela est futile et inutile puisque la corruption par l’argent est consubstantiellement attachée la société de l’argent, au capital, à sa valorisation et à son accumulation. La corruption est inhérente à la société de classe.  Une chose est sûre, les institutions étatiques apparaissent sous leur vrai visage : comme de simples instruments au service d’une infime minorité de milliardaires, comme moyen d’enrichissement personnel pour les hommes politiques dépravés. Elles n’œuvrent nullement pour l’intérêt du « peuple » opprimé et du prolétariat. De là s’expliquent la méfiance et la défiance du « peuple » opprimé envers toutes les institutions officielles étatiques.

Cependant, pour le moment, le prolétariat en lutte, à peine émergeant de sa longue léthargie, encore politiquement immature et non structuré, accède malaisément à une réelle conscience politique lui permettant de poser la question de son émancipation sociale et économique. Au-delà de ses revendications réformistes, de ses doléances partielles et partiales (nécessaires) pour affirmer sa puissante force de transformation sociale, le prolétariat ne doit plus seulement se contenter de combattre les insignifiants et piètres locataires des institutions déliquescentes (présidence, Assemblée, Sénat, et autres institutions subalternes), mais s’attaquer aux propriétaires du capital, réels détenteurs du pouvoir, en vue d’instaurer de nouvelles institutions fondées sur des bases économiques révolutionnées, dirigées et contrôlées par l’ensemble des producteurs associés,  dans le cadre d’une société sans classe.

Khider Mesloub