Problématique des réformes administratives dans les systèmes néopatrimoniaux
(FratMat, 13 mras 2013) – Dans un récent article paru dans le quotidien national Fraternité Matin, mon collègue et ami, Dr Moritié Camara, posait la problématique de la réforme administrative en rapport avec le prochain statut de la fonction publique. En d’autres termes, pour Dr Moritié Camara, il ne s’agit pas seulement d’adopter un nouveau statut de la fonction publique pour que l’Etat que nous voulons émergent à l’horizon 2020 devienne compétent et productif. Il importe, en effet, d’y joindre un cadre rationnel de gestion de l’administration. C’est dire, dans les perspectives d’analyse de mon ami, que les textes ne suffisent pas. Il faut aussi une bonne dose de changement dans les pratiques et mode de fonctionnement pour que l’épine dorsale de l’Etat qu’est la fonction publique prenne toute la mesure de son rôle dans le processus de développement économique et social de la nation.
Il n’est pas de notre propos de revenir sur cette vision et une analyse des plus perspicaces de la part d’un ami. Cependant, alors que Fraternité Matin, récemment, accusait les intellectuels de ce pays d’avoir démissionné, il nous paraît crucial de porter son propre regard sur des questions aussi stratégiques que la problématique de la fonction publique dans un Etat comme le nôtre. Est-ce à dire que le statut de la fonction ou les réformes qui s’ensuivront seront le sésame qui ouvre la porte de la compétitivité, de la compétence et de la rationalité à notre Etat ? Les tares actuelles de notre fonction publique sont elles dues à un manque de statut ou de réforme puisqu’un ministère de la Fonction publique et de la Réforme administrative a vu le jour, non seulement avant, mais aussi après, Marcoussis et que ce fut, en son temps, à mon ami et cher aîné, Éric Kahé, qu’il revint de diriger ce ministère des années durant ? La fonction publique est-elle une entité à part se dissociant de l’ensemble étatique pour que son fonctionnement soit autonome, sinon non influencé par la nature de l’Etat ?
C’est le 10 mars 1893 que le gouverneur Binger prit un décret qui créait la colonie de Côte d’Ivoire. Dans le but de raffermir l’autorité du nouveau pouvoir, le gouverneur et ceux qui le suivront dans la charge prendront un certain nombre de décisions contraignantes pour les populations locales. Au titre de celles-ci, la régulation des impôts, la définition du cadre institutionnel et la mise en place d’une administration capable non seulement de mettre en pratique les décisions mais aussi et surtout de contrôler l’espace ainsi créé, conduisirent, petit à petit, à l’incorporation des chefferies traditionnelles et autres royaumes locaux dans la colonie. La réponse des populations locales ne se fit pas attendre. Du pays Krou caractérisé par les structures lignagères fondées sur le système des démocraties villageoises au pays Akan avec les royaumes organisés ou les chefferies royales, les populations du sud se révoltèrent contre le nouvel Etat qu’elles considéraient comme oppression de leurs libertés. Car depuis des siècles, elles ont toujours commercé avec l’extérieur, mais jamais été soumises à un ordre étatique externe. C’est en structures libres que les peuples du sud ont participé au commerce mondial, notamment la traite des noirs, et le commerce international qui suivit son abolition.
C’est donc en raison de la nature oppressive du pouvoir colonial, c’est-à-dire sa volonté d’imposer le respect des règles qu’il élabore, que les peuples du sud se sont rebellés contre l’ordre colonial. Alors que ses prédécesseurs pensaient qu’il fallait une approche douce, Angoulvand va imprimer une marque définitive au pouvoir, sinon à l’Etat colonial, en optant pour la politique de la terre brûlée. Dans sa vision qu’il va expliquer en détail dans son fameux ouvrage sur la pacification de la Côte d’Ivoire, les populations du sud sont opposées au pouvoir pour deux raisons. D’une part, le nouveau pouvoir colonial se substitue à l’ordre ancien et cela est intolérable pour les élites dirigeantes de ces populations. Et d’autre part, ces populations sont trop profondément fières pour accepter une autorité quelconque qui viendrait s’imposer par quelques moyens que ce soient. Dès lors, Angoulvand considère comme une hérésie de parler de méthode douce pour des populations qui, systématiquement, seront enclines à ne pas accepter l’autorité de la France sur elles en raison de leur sens profond de l’indépendance. Seule la force dans sa brutalité extrême peut faire changer d’opinion ces populations récalcitrantes car il importe de leur faire comprendre que la France est venue en Côte d’Ivoire pour y rester. Et ce ne sera pas un chef local qui empêchera l’œuvre coloniale de s’imposer.
La pacification de la Côte d’Ivoire fut d’abord le fait de l’administration coloniale militarisée. Car dans le système colonial français, les colonies étaient des domaines plus ou moins sous emprise des militaires qui les ont, d’une manière, créées par la force de la baïonnette après la débâcle de l’armée française en 1871 face aux forces prussiennes du chancelier Bismarck. L’Etat colonial n’est donc pas la réplique de la métropole puisque sa fonction première reste d’imposer le nouvel ordre aux populations locales. Or, l’Etat métropolitain fut profondément transformé avec les révolutions successives depuis 1798. C’est que depuis la révolution, il est une république et son évolution interne a permis de plus en plus l’émergence d’espace de liberté des citoyens. Il est fondé sur les principes de la liberté des citoyens, de leur égalité devant la loi et enfin, la grandeur de la France pour l’ensemble du peuple français. L’Etat colonial traite, en revanche, les populations locales comme des serfs soumis à l’Etat métropolitain. Il ne peut y avoir de citoyens, mais rien que des sujets. C’est dans cette logique de l’approche répressive des relations entre le pouvoir central qu’est l’administration et les sujets que sont les populations locales vaincues par la force, que se développe l’administration coloniale. Les indépendances ne changent pas la donne, sinon la rende plus dangereuse. Car, avec le gouverneur français, chef de l’administration, les populations savaient qu’elles étaient dans des rapports de soumission à un ordre politique et économique externe. Avec les indépendances, le gouverneur est remplacé par un local, avec les mêmes attributs. Pis, dans certains cas, le nouveau gouverneur est auréolé d’un prestige qui frise l’idolâtrie, renforçant davantage son emprise sur les populations qui lui prêtent les dons les plus divers. Il a donc la possibilité de mettre en place un système identique à celui du gouvernorat colonial, avec l’avantage d’être un local. Les administrations centrales qui prennent forme sous les nouveaux présidents locaux prennent, par conséquent, la marque de leur leader, le gouverneur de la rosé, du moins le Président, Père Fondateur, illustre parmi les illustres. Dans le cas des pays francophones, l’existence du Rda a permis de mettre au pouvoir des chefs charismatiques dont le premier, Houphouët-Boigny, a une expérience de gestion de l’appareil gouvernemental. De sa vision de mettre en place une administration compétente qui devrait conduire le pays vers le progrès économique, il érige un Etat central très contrôlé depuis le palais présidentiel. Les nominations des agents de cette administration obéissent à la géopolitique interne, c’est-à-dire à une stratégie de contrôle des populations locales par le biais des cadres locaux promus exclusivement à cet effet. Détenant une partie de la légitimité du président, ces cadres ont strictement obéi aux directives stratégiques du Président Houphouët-Boigny en devenant des potentats locaux dont le travail politique consiste uniquement à contrôler, sinon à veiller à ce que l’ordre politique national soit opérant au plan local. Dans ces conditions, l’administration centrale est, avant tout, un appareil politique au service du palais présidentiel pour l’accomplissement de ses objectifs stratégiques. Aussi longtemps que le pouvoir central reste inamovible, cette dialectique de contrôle-soumission qui existe entre l’administration étatique et les populations locales n’est pas perturbée.
Cependant, avec les contradictions internes du système, l’administration étatique devient alors un handicap sérieux pour le palais présidentiel. Les détournements de deniers publics qui sont systémiques et non accidentels, puisque les potentats locaux doivent avoir les moyens de contrôle politique de leur base, enrhument complètement la machine. La crise économique qui s’ensuit discrédite totalement le système en place et conduit à son implosion sous la poussée des étudiants qui refusent de se soumettre à un système dans lequel ils ne pourront jamais s’introduire ou qui leur imposera en permanence la logique de la répression contre leur soumission. La politique coloniale de soumission de toute population rebelle à l’ordre étatique s’amplifie avec l’ouverture démocratique forcée, due, en réalité, au dynamitage interne du système néocolonial par les plans d’ajustement structurels. L’Etat qui émerge face aux défis des citoyens qui exigent des libertés et une rationalisation de la gestion des ressources du pays ne peut qu’être l’expression profonde des élites dirigeantes. Ainsi, non seulement en Côte d’Ivoire mais partout en Afrique, les régimes qui avaient fait mine de fléchir face à la demande pressante des populations de changement du système étatique vont vite renforcer l’aspect répressif de cette création colonial qu’est l’Etat africain. Des confrontations entre ces différents courants, résultent les guerres civiles et leurs effets corrosifs. L’administration, expression ultime de la nature profonde de l’Etat, ne peut que souffrir des contradictions entre un système conçu au préalable avec une philosophie de domination sur les populations indigènes et celles-ci qui aspirent à un mieux-être collectif par le biais, justement, d’un appareil qui n’est pas conçu pour cet objectif. Dans ce quiproquo, les élites locales et leurs chefs usent de l’instrumentalisation des aspirations des populations pour aboutir, par mille chemins comme les mauvaises élections ou les rebellions armées, à la prise du pouvoir central, en fait, au contrôle de l’Etat. Dans cette optique, ces élites ne peuvent pas remettre en cause le cadre stratégique dans lequel elles opèrent puisque leur objectif reste de remplacer l’ancien gouverneur colonial.
C’est dire que le problème des pays africains en général et de la Côte d’Ivoire en particulier n’est pas fondamentalement une réforme de son administration, mais précisément la redéfinition de la nature de l’Etat, de ses objectifs et moyens ainsi que de son rôle global dans l’évolution de notre nation. En d’autres termes, si même une nouvelle administration utilisant les dernières technologies advenait, il n’est pas certain que ses tares systémiques soient corrigées. Car dans le système néo patrimonial qui régit l’Etat postcolonial, la corruption est une qualité et non un défaut puisque le centre du pouvoir ne peut pas exercer de répression contre des agents qui ont pour but de le maintenir. Cela est d’autant plus normal puisque le centre du pouvoir souffre d’une crise de légitimité, non seulement par son mode d’accession, mais aussi et surtout, par sa gestion crapuleuse de la plus-value nationale. Ici, nous revenons ainsi donc sur deux des conditions qui devraient conduire au changement radical de la nature de l’Etat qui induit, directement, celle de la qualité de l’administration qui en résultera.
En effet, aucune nation ne peut se développer sur la base des institutions qui ne lui sont pas propres. La puissance coloniale, en créant l’Etat, lui avait donné des objectifs et une forme. Les pays africains, en accédant à l’indépendance, dans un contexte international marqué par la guerre des deux blocs, n’avaient pas vraiment le choix. Soit les pères fondateurs choisissaient le bloc capitaliste pour avoir une paix interne et essayer de bâtir des Etats modernes, soit ils choisissaient le bloc communiste et étaient certains de faire face à la stratégie de «containment» de la puissance américaine. Avec le mouvement de démocratisation et suite à l’effondrement des régimes fondés sur le communisme, une vérité historique reste que les peuples ont le droit inaliénable de choisir leur destin. La démocratie devient ainsi la demande globale pour les peuples et faire face à cette exigence structurelle est une des tâches des élites dirigeantes. La démocratie n’est pas seulement un système qui permet aux peuples de choisir leurs responsables politiques. C’est aussi, comme le démontra Frederic S. Mishkin, dans son ouvrage «The next great globalization» ou la prochaine forme de la mondialisation, la meilleure façon pour les pays sous-développés de mettre en place des institutions crédibles, autonomes et rationnelles. L’enjeu est de taille puisque, selon Mishkin, ce ne sont pas les pluies de milliards qui rendent une nation prospère, mais la qualité de ses institutions. Une de celles-ci reste de garantir le droit et la liberté. Car dans une république ou une monarchie où un citoyen peut être dépossédé de son bien sans que ce dernier ait la possibilité de s’opposer à cette violation de ses droits et sa liberté, aucune perspective de développement n’est possible. Les institutions corrompues ne peuvent que donner des nations gangrénées et des Etats voyous. Donc des administrations crapuleuses et incompétentes. Au total, il ne s’agit donc pas seulement de faire des réformes administratives, mais de repenser l’État africain. Dans le cadre des conférences nationales souveraines, certains pays ont eu cette chance historique de pouvoir revenir sur leur organisation et de faire des propositions pour le futur. Le résultat reste plus que probant dans les pays où ont été respectées les règles nouvelles de légitimation de l’Etat au travers d’élections transparentes. Car dans ces cas, le Président n’est plus un autre Gouverneur de la Rosé. Car il peut partir par la voie des urnes. La volonté du peuple qui prend et exerce sa souveraineté. De plus en plus. De jour en jour. De plus en plus. Le reste appartient au peuple qui devra faire le choix entre rester dans un système politique et administratif corrompu, incompétent et irrationnel et un Etat démocratique dans lequel la responsabilité du citoyen est reconnue. Comment aboutir à cette démocratie souveraine qui impose un type d’administration et un cadre de gestion spécifique reste une autre question que les intellectuels comme mon frère et ami Moritié et Sylla devraient aussi explorer.
Par Joseph Martial Ahipeaud (PhD)
AESRIA et Université de BOUAKÉ