(L’Intelligent d’Abidjan) – « Ma présence aux côtés de Ouattara était un acte républicain’’ Membre fondateur de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI) et militant du Front Populaire Ivoirien depuis 1990, Eugène Kouadio Djué, appelé affectueusement ‘’Maréchal’’, était dans la région du Gbêkê, dans le cadre de la visite d’Etat du Président Alassane Ouattara. Depuis lors, il est accusé à tort ou à raison par ses amis, d’avoir tronqué sa veste. Dans cette interview, Eugène Kouadio Djué qui s’était imposé le silence après l’arrestation de Laurent Gbagbo en avril 2011, explique les raisons de sa présence aux côtés du chef de l’Etat à Bouaké et jette un regard sur l’actualité socio-politique de la Côte d’Ivoire. En point de mire : la libération de Laurent Gbagbo. Eugène Djué estime que les Ivoiriens ne peuvent pas se réconcilier pendant que Laurent Gbagbo est en prison.
La Côte d’Ivoire renaît de ses cendres cendres petit à petit et on ne vous a pas vu depuis lors. Où étiez-vous et qu’avez-vous fait ?
Je n’ai jamais bougé, je ne suis jamais sorti du pays. J’ai plusieurs fois entendu, selon des rumeurs, que j’étais en exil. Non, je n’ai pas bougé, je n’ai pas non plus changé. Je suis le même. Ce silence était un acte volontaire pour observer, et parfois il est important que nous puissions tous tirer les leçons de ce qui s’est passé. On a passé tout notre temps à s’invectiver, à se menacer, à se lancer des violences verbales et c’est tout cela qui a abouti à des confrontations jusqu’à ce qu’on a appelé la crise postélectorale. Mais, si nous voulons sortir de la crise, il faut changer, parler moins fait partie de ce changement. Quand on parle trop, on en rajoute, donc il faut agir plus qu’on ne parle, surtout quand il s’agit de paix, de réconciliation. Parler peu et agir beaucoup c’est mieux.
Vous n’êtes pas sorti du pays, mais certaines personnes soupçonnent un deal entre vous et les commandants des FRCI, si bien que vous n’avez pas été inquiété contrairement à certains de vos camarades. Qu’en est-il exactement ?
Il faut d’abord préciser que je suis un proche de Laurent Gbagbo comme d’autres. Je suis militant du Front populaire ivoirien comme beaucoup de personnes, mais quand cette crise est arrivée, rien ne disait qu’un tel ou un tel allait mourir. Il y a beaucoup de camarades militants du FPI qui sont restés au pays comme moi, ils n’ont pas été inquiétés. Certains sont allés en prison, mais ils sont là aujourd’hui. Nous qui n’avons pas été jeté en prison ou qui ne sommes pas allés en exil, nous avons reconstitué le parti, nous l’avons remis sur les rails. Nous avons négocié pour que certains responsables du parti, par exemple le président Affi et Alcide Djédjé ou Désiré Dallo, sortent de prison. Il y avait aussi d’autres camarades à la Pergola, Marie-Odette Lorougnon, Michel Amani N’guessan et bien d’autres encore. Nous avons donc négocié pour la sortie de tous ceux-là. Alors parler de deal, ce n’est pas juste. Le seul deal qu’il y a eu, c’est que quand les FRCI sont rentrées à Abidjan, j’avais pensé, après la déclaration du président Laurent Gbagbo qui disait que « la phase militaire est finie, passons à la phase politique » alors qu’il était déjà détenu, qu’il nous appartenait de nous engager pour faire en sorte que la belligérance cesse. J’ai donc engagé la discussion avec les commandants des FRCI pour d’abord finir les poches de combats et principalement à Yopougon. Nous avons donc arrêté une stratégie qui consistait à protéger tous les jeunes leaders, moi y compris, qui étions sur place et à nous organiser pour venir à Yopougon. Je ne savais pas à l’époque que beaucoup étaient sortis, mais ceux qui étaient là, Kima Emile, Koné Seydou, Koné Largaton, Mian Augustin, nous nous sommes retrouvés pour essayer de faire en sorte que les combattants de Yopougon déposent les armes. Nous l’avons réussi, mais les combattants de Yopougon ont aussi été très clairs : ils avaient demandé un cessez-le feu d’une semaine, certains avaient dit qu’ils ne voulaient pas se faire identifier, mais qu’ils voulaient partir et qu’on leur laisse la latitude de partir. Les commandants FRCI ont accepté, tous ceux qui se sont fait inscrire ont été identifiés ; ceux qui voulaient partir sont partis. Nous avions près de 2.000 jeunes qui sont restés au camp de la BAE et nous les avons suivis. L’autre point était que la sécurité de ces jeunes soient assurée et qu’ils soient pris en compte dans les programmes de réinsertion. Il y a donc eu un accord qui commençait par un cessez-le-feu,
ensuite la sécurisation des jeunes, leur prise en compte dans le DDR et la suite du processus de paix et de réconciliation. C’est ce que nous avions convenu, mais la suite n’est pas de mon ressort.
Apparemment le deal n’a pas bien fonctionné, puisque des combattants pro-Gbagbo ont été éliminés plus tard…
Les choses n’ont pas évolué comme nous l’aurions voulu, puisqu’effectivement, il y a eu beaucoup d’autres choses après, dont je ne vais pas parler. Après un moment d’accalmie, il y a eu des moments d’attaques. La situation était tellement floue qu’elle ne pouvait profiter à celui qui voulait agir. Certains jeunes ont été arrêtés, j’ai pu les faire libérer parce qu’on les accusait à tort, nous avions peu d’informations pour défendre d’autres cas et ils ont été conduits à la MACA, où nous avons entre 200 et 385 jeunes que nous suivons. Il y a eu des délations par-ci, des dénonciations par-là… C’est ce flou que nous avions voulu éviter. C’est ce qui explique mon engagement dans la réconciliation, parce que, tant qu’il y a des violences, le flou, les attaques, beaucoup de choses peuvent se dire, beaucoup
de choses peuvent se passer.
Aujourd’hui, le débat porte sur le transfèrement de Mme Gbagbo et de votre petit-frère Charles Blé Goudé à La Haye…
Je vous avoue que selon nos informations, nous sommes tous concernés par la CPI. Des sources proches de l’ONU sont venues me dire que Blé et moi étions concernés et très attendus par la CPI. A cette époque, j’ai espéré que ce ne soit pas vrai, mais quand j’ai vu le mandat de Blé Goudé, je me suis dit que le mien n’était pas très loin. Personnellement, je pense que tout ceci est inutile, surabondant. La communauté internationale pense qu’il faut sortir de cette crise, qu’il faut faire une réconciliation, mais d’autres parlent d’impunité. Mais, la politique de l’impunité est difficile à défendre et à appliquer et tout le monde le sait. Notre position sur la question, c’est que personne ne doit aller à la CPI, personne. Ça été une erreur que le président Laurent Gbagbo soit conduit à la CPI et elle doit être rapidement réparée par les autorités ivoiriennes et la CPI. Si nous voulons aller à la paix, il faut que tous les acteurs de cette crise soient présents. On ne peut pas laisser Laurent Gbagbo à La Haye et espérer faire la paix en Côte d’Ivoire. C’est une vue de l’esprit et ça n’arrange pas le pays.
Voulez-vous dire que sans Gbagbo il n’y aura pas deréconciliation en Côte d’Ivoire ?
Ce n’est pas concevable. Electoralement parlant, il a 50% d’Ivoiriens avec lui, mais qu’en est-il dans la pratique ? Il y a eu une crise, ce qui serait correct, c’est que nous allions tous en prison ou alors on ne parle pas de prison et je dis que ce n’est pas normal de parler de prison dans cette crise. Il faut qu’on se retrouve tous et qu’on s’engage résolument à faire la paix. Si Laurent Gbagbo reste en prison, comment voulez-vous que tous ses partisans que nous sommes, ses parents, ses amis puissions parler de réconciliation ?
Le Président de la République estime que vous ne représentez que 15% de la population ivoirienne…
Une goutte d’eau, reste une goutte. 15%, c’est une partie du peuple de Côte d’Ivoire non exclusive. Il faut que les gens le comprennent, à moins qu’on veuille exclure une partie de la population. La solution à la crise de la Côte d’Ivoire, c’est le pardon, c’est la réconciliation. C’est pourquoi, je pense qu’il n’est pas question de dire que Gbagbo reste en prison ou que d’autres personnes aillent rejoindre Gbagbo en prison, qu’ils soient de son camp ou d’en face. La place des Ivoiriens n’est pas à la CPI, il n’y a personne qui mérite d’aller à la CPI et personne ne doit aller à la CPI. Le président Gbagbo qui s’y trouve doit être relâché, qu’il revienne en Côte d’Ivoire où, nous allons régler nos problèmes. Je crois à la paix, à la possibilité de la réconciliation et à la cohésion sociale par le rassemblement de tous les Ivoiriens et je sais que les Ivoiriens ont une capacité de dépassement hors du commun. Si nous commençons à exclure une partie parce qu’elle est petite, elle se battra pour être plus grande et plus forte. Il faut que nous arrivions à nous entendre et à faire en sorte que nous sortions de cette crise. C’est possible, mais le plus important c’est de faire en sorte que plus jamais pareille crise ne survienne. Pendant que le FPI commémorait les deux ans de détention de Laurent Gbagbo à La Haye, vous étiez à Bouaké aux côtés du chef de l’Etat.
Comment expliquez-vous cela ? N’est-ce pas la preuve que vous êtes une taupe ou un traître au sein du FPI et que vous avez rejoint le RDR?
Non, il ne faut pas le dire ! Si je vais dire à Amadou Soumahoro qui est le secrétaire général du RDR que je deviens RDR, il va refuser parce qu’il sait que ce n’est pas possible, parce que quand tout le monde me voit, on voit Laurent Gbagbo et le FPI. Mais, je veux qu’on quitte la belligérance et je ne suis plus dans la logique de la belligérance, parce que ça n’a rien apporté. Elle n’a abouti à rien et ça ne nous mènera à rien. Je veux qu’on sache que la Côte d’Ivoire nous appartient à nous tous, le FPI sera aussi au pouvoir et après on fait comment ? On exclut tout le monde ? On remet tout le monde en prison ? C’est cet engrenage, ce cercle vicieux que je combats. Ma présence aux côtés du chef de l’Etat à Bouaké était un acte républicain. Quand nous faisions des tournées, le président Gbagbo saluait chaleureusement les gens d’en face qui venaient le soutenir dans ses meetings. Il qualifiait cela d’acte républicain. J’ai pensé qu’il fallait que je retourne l’ascenseur, malgré la crise et la situation tendue, et c’est justement à cause de cette situation de crise qu’il fallait que je le fasse. Cela donnerait encore un double intérêt à cette présence. Je vous fais une confidence, quand j’ai salué le Président dans mon village, à Diabo, je lui ai dit : «Je suis Eugène Djué, militant du FPI, fils de Laurent Gbagbo». Il m’a répondu trois fois en secouant ma main : «Merci beaucoup d’être venu». J’ai voulu, par cet acte, que les gens sachent que quand le Président Ouattara se déplace, tous ceux qui sont là ne sont pas forcément ses partisans. Il y a aussi des anonymes. Je n’aurais pas été Eugène Djué, qu’on n’aurait pas vu qu’il y avait un proche de Gbagbo là-bas. Je voulais par cet acte, participer à la décrispation et tout mon village a salué cet acte qui était juste, et socialement correcte. Il ne faut pas faire d’amalgame avec la déportation du président Laurent Gbagbo. J’avais prévu rentrer sur Abidjan après le passage duPrésident Ouattara à Diabo, mais il y a eu un décès dans la famille, c’est ce qui m’a empêché de faire le déplacement pour rejoindre les camarades à Abidjan et commémorer les deux ans du président Gbagbo à La Haye. Quand le Président Ouattara me voit et me salue, il sait que je suis républicain, patriote, je sais qu’il est le Président de la République de Côte d’Ivoire. Il sait également que j’ai des préoccupations et que ma plus grosse préoccupation au moment où je le saluais, c’est que Laurent Gbagbo vienne en Côte d’Ivoire, qu’il travaille à cela. C’est une forme de communication et ceux qui sont prompts à dire ceci ou cela, c’est souvent dû à de l’ignorance et à de la mauvaise foi. Je n’ai vraiment pas l’âme d’un traître et ceux qui ne me connaissent pas, doivent savoir qu’en 1990 quand je m’engageais auprès du président Gbagbo, c’est HouphouëtBoigny qui était le Président de la République de Côte d’Ivoire. J’ai mené le combat, mais nos parents n’avaient pas vu cet engagement d’un bon œil. Si j’étais quelqu’un qui change, j’aurais changé à cette époque parce que vous n’imaginez pas toutes les pressions qu’il y a eu sur moi. Houphouët avait la force, les moyens financiers pour nous faire changer, mais nous avons résisté. Ce n’est pas en 2013, au moment où ‘’l’argent travaille très fort mais ne circule pas’’, que je vais changer aussi facilement pour de l’argent.
Le dernier rapport des experts de l’ONU indexe le gouvernement ivoirien d’avoir voulu attenter à la vie de vos amis en exil au Ghana. Mais le Président de la République a démenti cette information sur RFI. Quelle lecture en faitesvous ?
Je suis écœuré par tous ces rapports et ces problèmes autour de mes amis, en exil comme en prison. J’ai vu aujourd’hui que des prisonniers ont été tabassés, je crains qu’il y ait certains de mes jeunes là-bas. Je suis donc plus préoccupé de ce qu’on sorte de cette situation, que mes amis rentrent pour qu’on ne parle plus de ce genre de choses. Il y a eu tellement de morts que ma préoccupation c’est qu’on sorte de cette situation. Ces rapports de l’ONU viennent à mon sens pour nous narguer. Si l’ONU et la communauté internationale n’avaient pas mis le feu après les élections, s’ils nous avaient aidé véritablement et de façon sincère au lieu de se déshabiller pour prendre part aux palabres, il n’y aurait pas eu d’exilés ni tous ces jeunes à la MACA, Gbagbo ne serait pas à la CPI. Donc ma préoccupation, c’est que tous les camarades rentrent, que les prisonniers soient dehors, qu’on ne parle plus de gel des avoirs, que les biens meubles et immeubles privés soient libérés et réhabilités, que la décrispation soit effective, que la situation se normalise, mais surtout que l’ONU, au lieu de faire des rapports, s’implique résolument dans la décrispation, la paix et la réconciliation par le retour de Laurent Gbagbo, de tous les prisonniers et de tous les exilés. Je suis convaincu qu’en le faisant, elle n’aura plus à faire ce genre de rapports. C’est ce que j’attends de la communauté internationale.Mais l’ONU tend à démontrer toujours qu’elle se nourrit des belligérances, des rapports pour mettre le feu ou éteindre le feu. Qu’elle cesse de jouer le pompier et le pyromane à la fois. Ils m’ont mis une sanction injuste, malgré les efforts que j’ai faits depuis 2006. Cette sanction m’est collée à la peau comme à celle de Blé Goudé et Fofié. L’ONU nous a fait assez de mal.
Et si vous deviez vous adresser aux Ivoiriens…
Je dis «Yako» à tous les Ivoiriens. Et je le dit toujours parce que nous avons souffert et pour avoir échangé avec toutes les victimes. Il n’y a pas de victimes dans un camp ou dans un autre, nous sommes tous des victimes et des bourreaux. Il faut donc que chacun mette de l’eau dans son vin. La seule manière pour que nos morts ne soient pas morts pour rien, c’est que nous sortions de cette crise, que nous fassions en sorte que nous ne retombions plus jamais dans cette crise et que nos descendants ne revivent plus cette situation. Cela suppose qu’il faut que nous-mêmes nous fassions des efforts pour abandonner tout esprit de revanche pour apaiser et désarmer les cœurs et les esprits afin que, de façon résolue, nous engagions la réconciliation pour aboutir à la cohésion, à la paix sociale. Seule une réconciliation inclusive nous sortira de ce guêpier. Ce n’est pas par des menaces, des sommations ou des ultimatums que nous allons réussir à faire revenir les réfugiés, mais en les rassurant par des actes concrets. Je demande à tous les Ivoiriens, aux autorités en particulier, de faire en sorte que la paix soit une réalité. J’ai espoir en la possibilité d’aboutir à la paix parce que je sais que les Ivoiriens ont une capacité de dépassement. Il appartient au gouvernement avec une volonté politique affichée, d’engager tout le monde, de sorte que ceux qui voudront se mettre en travers, comprennent que la seule voie pour qu’on ne meurt pas tous, c’est de faire la paix.
Réalisée par Dosso Villard
Source: Connectionivoirienne.net