(Investig’Action) – Spécialisée en droit des étrangers, l’avocate Selma Benkhelifa s’est notamment illustrée dans la défense de grévistes de la faim afghans, kurdes ou iraniens. Elle a reçu les honneurs du prix Kirschen du Barreau de Bruxelles (2004) et est membre du Progress Lawyers Network. Sans avoir commis de délit, Me Benkhelifa a été emprisonnée mardi avec 158 Afghans. Elle revient sur son arrestation, les violences policières, l’incohérence de la politique d’asile et « le cas Vandersmissen ». C’est le énième cas de graves brutalités policières commises à Bruxelles – Ville et couvertes depuis des années par le bourgmestre Thielemans, ses collègues Close et Mayeur, la ministre de l’Intérieur Milquet et le Comité P soi-disant censé surveiller la police mais qui se borne à la protéger. Jusqu’à quand ?
Par Olivier Mukuna
Femmesdechambre.be : Comment avez-vous vécu ce 22 octobre, journée marquée par des violences policières et 170 arrestations dont la vôtre ?
Selma Benkhelifa : Tout a commencé à 10h00. Le Commissariat Général aux réfugiés et Apatrides (CGRA) et l’Office des Etrangers (OE) étaient interrogés par la Commission de l’intérieur de la Chambre. Le Ciré, le Vluchtelingenwerk et la Ligue des droits de l’homme étaient aussi entendus. L’échange portait sur la question des Afghans et le cas d’Aref, ce jeune Afghan, demandeur d’asile en Belgique, qui est mort après avoir été expulsé vers l’Afghanistan … La question centrale était : quid ? On parle de « retours volontaires », d’expulsions, mais le cas d’Aref a tragiquement démontré qu’il y a un véritable danger à renvoyer ces personnes dans ce pays.
Le CGRA et l’OE étaient interpellés par les associations mais également par des parlementaires du CDH, du PS, etc. Même le parlementaire de la N-Va voulait des explications. Mais ils n’ont rien expliqué du tout ! Ils nous ont fait un festival de langue de bois sans aucune réponse à la question essentielle. Puisqu’il y avait interrogation sur leur situation au Parlement fédéral, les Afghans étaient présents et manifestaient en bord de « zone neutre » (à proximité du Parlement, ndlr) … Vers 13h, je suis sortie et j’ai rejoint les manifestants dont plusieurs commençaient à retourner vers la rue du Trône où ils logent dans un bâtiment désaffecté. Arrivés au métro Arts-loi, ils reçoivent le message suivant : « profitant de votre absence, la police est venue pour déloger les familles restées à la rue du Trône ; toutes vos affaires ont été jetées dans la rue ; il n’y a plus personne là-bas ! »
FDC : A cet instant, les Afghans sont donc à la rue et n’ont nulle part où aller ?
S.B. : Oui. Sur le coup, choqués et ne pouvant plus retrouver leur logement, ils décident de faire un sit-in. Pas pour organiser une nouvelle manif’ mais pour réfléchir à ce qu’ils vont faire ! La police leur dit de dégager ; certains répondent : « On ne sait pas où aller : on va dormir ici ! ». On avait réellement affaire à des gens désespérés et ne sachant plus quoi faire. Une demi-heure passe et la tension monte. J’ai vu arriver de nouveaux policiers avec des grands boucliers, des chiens sans muselière, etc. J’ai commencé à dire aux gens qu’il fallait absolument partir ; que ça allait mal tourner … Au moment où les Afghans se levaient, les policiers armés de boucliers les ont encerclés. Les gens étaient bloqués par un « cercle de boucliers » qui les poussaient de toutes parts. D’autres policiers sortaient les femmes du cercle en les tirant par les cheveux de toutes leurs forces. Ils ont même éjecté une poussette avec un enfant dedans … Ils ont fait des choses totalement aberrantes ! A proximité, il y avait un vieux monsieur belge sur le trottoir : il a été balayé et jeté à terre ! Puis les policiers l’ont relevé et l’ont placé de force à l’intérieur du cercle d’Afghans … Cette personne âgée, apparemment flamande, protestait et criait en néerlandais, mais les policiers ne voulaient rien entendre !
FDC : Que décidez-vous de faire à ce moment-là ?
S.B : Après ces terribles scènes, j’ai vu un homme étendu par terre et qui saignait beaucoup à la tête : je me suis dirigée vers lui. Il était en état de choc et gigotait. Je n’ai pas vu ce qu’il lui était arrivé, mais il avait visiblement reçu un violent coup de matraque à l’arrière du crâne. Je me suis agenouillée à ses côtés ; je lui ai parlé pour qu’il se calme, ne bouge pas et ne perde pas connaissance. Un policier s’est agenouillé en face de moi, près du jeune homme. On attendait les secours. Soudain, un autre pandore m’a tirée par le bras en criant : « Toi, tu dégages ! ». Son collègue lui a dit : « Arrête ! Laisse-là tranquille ! Elle nous aide ; elle le calme ». Quelques minutes plus tard, on est venu me dire que Samir était arrêté. Petite parenthèse : Samir Hamrad est le porte-parole des Afghans et mon compagnon. Je le répète parce que Maggie de Blok (Secrétaire d’Etat à l’Asile et à l’Immigration, ndlr) sort cela comme si c’était un scoop (rire). Ce n’est pas du tout le cas ; c’est largement connu ; on a des enfants ensemble, bref … Je vois la fin de l’arrestation de Samir qui est assez violente mais décide de ne pas m’en mêler. D’une part, je ne peux rien y faire et, d’autre part, je veux éviter qu’ils disent après : « Regardez, elle est intervenue pour son mari comme une hystérique ». Je suis donc restée à côté du jeune homme blessé.
FDC : Que s’est-il passé ensuite ?
S.B : J’ai vu que les policiers commençaient à sortir les gens du « cercle », un par un, pour les arrêter. Puis, je vois qu’ils mettent un homme à terre et l’immobilisent. Un policier surgit et lui flanque une série de coups de pieds dans les côtes… Cet homme était à terre, ne pouvait strictement rien faire ! Là, je me lève, m’approche de ce groupe de pandores et tente de les calmer. Je leur dit : « La loi sur la fonction de police ne vous autorise pas à faire usage de violences sur une personne qui n’oppose aucune résistance ». A ce moment précis, à trois mètres de moi, j’ai vu le commissaire Vandersmissen. Il m’a pointé du doigt en disant : « L’avocate, là, en rouge : vous me l’arrêtez ! ». Deux policiers étaient directement sur moi et m’ont menottée. A l’aide des fameuses menottes colson que l’un des agents n’a pas trop serré autour de mes poignets. J’ai été emmenée dans la rue de La loi, presqu’en face du cabinet Di Rupo. Des gens du cabinet du Premier ministre observaient d’ailleurs la scène de leurs fenêtres… Une policière est venue ensuite me surveiller. Tandis que j’étais assise par terre et ne bougeais pas, elle s’est placée dans mon dos et a resserré à fond les menottes colson ! Un truc dégueulasse. Juste pour faire mal. Parce que, franchement, ce type de menottes serrées à fond, ça fait vraiment mal.
FDC : Comment s’est déroulée votre détention ?
S.B : On a été enfermés aux casernes d’Etterbeek. J’étais avec cinq femmes et les hommes étaient répartis dans d’autres cellules. Au bout d’une heure, chaque femme a dû se faire « enregistrer ». Quand mon tour est venu, l’agent a voulu « faire de l’humour » et m’a demandé si j’étais vraiment Belge. Il avait ma carte d’identité en mains, mais il m’a dit : «
Est-ce que vous êtes sûre que vous êtes Belge ? » … Très drôle, non ? Quand je suis sortie de ce bureau, je suis tombée nez-à-nez avec un policier que je connaissais. Il était fort gêné et m’a dit :
« Je suis vraiment désolé. Est-ce que tu vas bien ? ». Je lui ai répondu : «
On fait aller : je me suis déjà trouvée dans des situations plus agréables ». J’ai été remise en cellule avec les autres. De 16h à 18h30, on est restées là, à poireauter, sans qu’on nous donne la moindre info… Conclusion : hormis ce policier qui a été gentil avec moi parce qu’on se connaît et l’autre qui s’est cru obligé de me sortir une feinte raciste débiloïde, je n’ai jamais eu aucune explication sur le motif de mon arrestation. Qu’ils m’accusent « d’organiser les Afghans », de « rébellion à agents », de quelque chose ? Non ! Juste : rien.
Dans sa supervision, le Commissaire Vandersmissen n’hésite pas à sommer les manifestants.
FDC : Vous citez le commissaire Pierre Vandersmissen, chef-d’orchestre de plusieurs répressions policières sauvages sur Bruxelles (les Indignés, les Congolais, etc.). Passants ou manifestants tabassés, gazés, arrestations illégales, insultes racistes. En toute impunité. Le choix d’un tel récidiviste de l’abus de pouvoir et de la violence démontre-t-il que ce qui s’est produit le 22 octobre résulte d’une volonté politique et non d’un « regrettable dérapage » ?
S.B : Je pense que le Commissaire Vandersmissen est une brute. Mais une brute intelligente. Dès lors, il ne commettra de brutalités que s’il sent qu’on lui laisse les mains libres au niveau politique. Cela ne signifie pas qu’il a reçu un fax du Ministre de l’Intérieur, Joëlle Milquet, pour lui dire : « Tape les femmes et les enfants tant que tu veux : tu n’auras pas de problème ». Néanmoins, les précédents font qu’il éprouve un sentiment d’impunité tout à fait réel.
FDC : Auquel s’ajoute l’hyperprotection du Comité P qui ne l’a jamais sanctionné malgré les innombrables plaintes …
S.B : D’autres administrations procèdent à des audits extérieurs. Il faudrait au moins un audit provenant du Centre pour l’égalité des chances ou un audit totalement extérieur susceptible de sortir des chiffres : qui est arrêté ? Quand ? Pourquoi ? Cela permettra de voir les dysfonctionnements, car il y a clairement dysfonctionnement dans son commissariat. Bien sûr, certains policiers sont plus corrects et humains que d’autres. Mais dans n’importe quelle entreprise, et surtout dans les systèmes fort hiérarchisés comme celui de la police, le patron donne le « la » et entraîne les gens dans une direction plutôt qu’une autre. Raison de plus pour réaliser cet audit extérieur ! Pour rappel – ce n’est pas moi qui le dit mais le Comité anti-tortures du Conseil de l’Europe) -, chaque année, l’Etat belge se voit condamné pour l’absence d’indépendance du Comité P. Et pour cause ! On ne peut pas demander à des policiers de contrôler d’autres policiers : ça n’a pas de sens !
FDC : On a aussi le sentiment que lorsqu’il s’agit d’étrangers, la violence policière peut se permettre d’aller beaucoup plus loin …
S.B : Oui, clairement ! Il existe d’ailleurs une gradation. En bas, vous avez l’étranger sans-papiers. Avec lui : « on peut y aller ! ». Il y a ensuite l’étranger avec papiers, le Belge qui n’a quand même pas tout à fait « une tête de Belge » et puis, le blanc. Lorsqu’on observe comment ces quatre catégories sont traitées par la police, oui, il y a une gradation dans la violence exercée. Du plus violent pour le sans-papiers au moins violent pour le blanc. Exemple : la manifestation des pompiers à Bruxelles. Ceux-ci ont été agressifs et violents avec la police. Que faisaient ces derniers ? Pour beaucoup, ils souriaient ou s’en amusaient. Les policiers n’ont pas chargé ou matraqué les pompiers ; ils ne les ont pas encerclé en les écrasant pour les arrêter un à un ? Alors que ces pompiers – contrairement aux Afghans – ont, eux, exercé des violences à l’encontre de la police … Ceci dit, je tiens à souligner que je ne désire évidemment pas que les pompiers soient tabassés. Je voudrais qu’en situation de manifestation tout le monde ait droit au même traitement que les pompiers. Je le souligne car M. Vandersmissen pourrait comprendre que je souhaite qu’il « traite » les autres comme il a traité les enfants afghans. C’est évidemment le contraire.
FDC : Quel enseignement tirez-vous de tout cela ?
S.B : Qu’ils ne trouvent aucune réponse politique adéquate à donner à ces Afghans. Or, ceux-ci ont raison : leur pays est en guerre depuis 30 ans et nous sommes en guerre là-bas depuis 2001. On bombarde leur pays au nom des droits des femmes et quand des Afghans viennent demander l’asile chez nous, on leur dit : « Non, vous devez retourner chez vous ! » … Il y a quelque chose de tellement incohérent ! Et faute de leur donner une réponse cohérente : on leur lâche des chiens, des gaz et des flics ultra-violents. Ce n’est pas une gestion correcte d’une problématique ! Des deux côtés de la frontière linguistique, l’ensemble des associations demande un moratoire sur les expulsions : il faut y faire droit. Et donner un titre de séjour temporaire pour donner aux Afghans le droit de travailler au lieu de dépendre du CPAS.
FDC : Que répondez-vous à ceux qui vous opposent l’éternel refrain de « l’impossibilité pour la Belgique d’accueillir toute la misère du monde » ?
S.B : Je leur répondrais que cela fait des années que le monde politique fait croire aux citoyens que si on régularise un certain nombre de personnes : tous les étrangers vont débarquer en Belgique. Ce n’est pas vrai ! Entre 1999 et 2010, aucun Afghans n’a été expulsé : ils ont tous été régularisés. Pourtant, avant l’incohérence politique actuelle, personne ne se sentait envahi d’Afghans ! J’invite d’ailleurs vos lecteurs à se demander s’ils connaissent des Afghans dans leur entourage ? Longtemps, on a protégé ces ressortissants sans que cela pose le moindre problème de gestion de la politique migratoire. Notamment parce que la Belgique n’est pas un pays de destination pour les Afghans. Lorsqu’ils parviennent à fuir, ils ne savent pas que la Belgique existe : ils vont à Londres ! Parce qu’ils ont une histoire, commune et assez triste, de colonisation avec l’Angleterre. Au même titre que les Congolais avec la Belgique. Autrement dit, une ouverture envers les Afghans n’aurait aucune implication sur notre niveau de vie ou notre façon de vivre. Par contre, ce qui reste inquiétant – selon tous les indicateurs y compris ceux du gouvernement – c’est que la situation afghane s’est aggravée et va en s’empirant. Pour 2014, on craint une guerre civile généralisée, une sorte de « somalisation » de ce pays …
FDC : Quelle lecture faites-vous de l’évolution de l’Afghanistan et de notre responsabilité belge ?
S.B : En raison de Ben Laden, des attentats du 11 septembre 2001, du retournement des Talibans contre l’Occident, nous sommes allés faire la guerre à l’Afghanistan. Et on a chassé les Talibans du pouvoir. Mais ceux-ci se sont cachés dans leurs montagnes assez inexpugnables, ont formé des poches de résistance et ont repris de larges territoires du pays. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord – Otan y compris – pour dire que cette guerre est perdue ! On ne la gagnera jamais et on veut donc négocier avec les Talibans. Dans quel cadre et dans quelle mesure, c’est encore flou, mais ce qui est sûr, c’est que les Talibans vont revenir au pouvoir. Donc, ici, chez nous, ça n’a aucun sens de dire à des Afghans (à qui on a dit pendant plus de dix ans « on vous sauve des Talibans ») : retournez-y … maintenant que ces mêmes extrémistes religieux s’apprêtent à rediriger le pays ! Et ça a encore moins de sens d’entendre une telle injonction lorsqu’on est une femme… Donc, si on a commencé à expulser vers l’Afghanistan, ce n’est pas parce qu’il y a eu une amélioration là-bas, mais bien un changement, ici, en Belgique.
FDC : Qu’est-ce qui motive ce changement ?
S. B : Il s’agit de fins électorales ; de la crainte de la montée de la NV-A dans la perspective des élections 2014. Cela découle d’une idéologie selon laquelle le citoyen lambda veut que le pouvoir politique fasse preuve de fermeté et d’inhumanité ; et du coup : il faut le faire ! C’est électoralement rentable. Or, je ne suis pas sûre que le citoyen, bien informé, veuille réellement ça. Si on ne donnait pas aux gens une information aussi appauvrie, ils pourraient davantage y voir clair. Il n’est pas difficile d’expliquer la situation afghane, celles des femmes, des enfants, et une majorité de Belges peut comprendre qu’on n’expulse pas vers un pays en guerre. On n’expulse pas vers la Somalie et nous ne sommes pas envahis de Somaliens !