(Le Nouveau Courrier, 23 octobre 2013) – Politologue, analyste des sociétés africaines et des rapports entre l’ethnicité l’instrumentalisation de l’ethnie) et les partis, Michel Galy a une connaissance des enjeux sociopolitiques de l’heure en Côte d’Ivoire. Dans cette interview qu’il a bien voulu accorder au Nouveau Courrier, il décrypte les agissements des acteurs impliqués dans le jeu politico-judiciaire ivoirien.
A peine le régime Ouattara refuse de livrer Simone Gbagbo à la CPI, que cette institution lève les scellés sur le mandat d’arrêt de Charles Blé Goudé. Y-t-il, selon vous, une volonté pour la CPI de mettre mal à l’aise le régime Ouattara ?
Je ne pense pas, parce que la CPI a toujours montré sa partialité vis-à-vis du régime Ouattara. Souvenez-vous, sous le président Sarkozy, quand il y avait des concertations entre le procureur de la CPI, Louis Moreno-Ocampo et Ouattara au domicile de ce dernier à Paris. Je pense que c’est plutôt une certaine incohérence qui caractérise cette levée de scellés.
Une incohérence ? Pouvez-vous être plus explicite ?
Quand on observe que d’une part il y a deux poids deux mesures, depuis avril 2011, entre les deux camps opposés en Côte d’Ivoire, les pro-Gbagbo et les pro-Ouattara, et d’autre part entre les deux accusés par la CPI, Mme Gbagbo et Blé Goudé, on voit bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans un sens où la CPI est de plus en plus remise en cause par les chefs d’Etat africains.
Doit-on penser que le gouvernement ivoirien livrera Charles Blé Goudé ? Parce qu’à ce niveau, aucune réponse n’a encore été donnée, contrairement au cas Simone pour lequel un refus a été opposé à la CPI.
Le dossier est d’une certaine complexité parce que d’une part, il peut y avoir un jugement complètement fantaisiste sur des faits de génocide, de crime contre l’humanité, etc. par une justice qui est aux ordres du régime Ouattara comme tout le monde le sait. Mais d’un côté, ne pas livrer Simone Gbagbo à la Cour pénale internationale, cela laisse la possibilité d’une solution politique – grâce ou libération comme pour d’autres prisonniers. Et tout cela sous pression internationale, notamment française. C’est une situation totalement contradictoire et ambigüe dans laquelle les rapports de force dominent sur les faits judiciaires.
Une certaine opinion fait remarquer que l’objectif de Ouattara est de ne pas livrer des ex-commandants de zone impliqués dans les tueries massives pendant la crise post-électorale. Etes-vous de cet avis ?
Vous avez raison. S’il y a un moindre transfert du côté du camp Gbagbo vers La Haye, il est forcé, compte tenu des accusations contre la CPI et des rapports de forces internationaux, que des transferts dans le camp Ouattara, comme vous l’avez noté, suivent. Soit des chefs de guerre plus ou moins formels comme Ouérémi de la forêt du Mont-Péko, soit les fameux Com-zones, les célèbres Wattao, Chérif Ousmane et autres, notamment ceux qui ont participé au génocide à Duékoué et aux crimes de guerre sur le territoire ivoirien, ou alors Guillaume Soro. Je vous rappelle qu’il y a une instruction en cours à Paris à propos des mauvais traitements subis par Michel Gbagbo qui exige que ces personnes soient entendues. Dès leur arrivée sur le territoire français, ils pourraient être interpelés par la justice française.
Pensez-vous que le fait pour Ouattara de protéger des personnes de son camp impliquées dans des tueries massives, alors qu’il livre celles du camp Gbagbo à la justice, peut favoriser la réconciliation qu’il prône ?
Il les soutient parce que ce sont eux qui le soutiennent. Je veux dire Ouattara a-t-il vraiment une autorité militaire sur qui repose son pouvoir ? En tant qu’observateur de la scène politique ivoirienne, j’en doute étant donné que ses troupes hétéroclites de dozos, d’anciens rebelles, etc. sont moins connus chez nous. On constate également que les ex-FDS sont désarmés au profit de cette armée hétéroclite. Il ne peut pas, politiquement et militairement, les livrer à la justice parce que serait une sorte de hara-kiri, de suicide politique. C’est absolument impossible pour lui.
Au regard de cette analyse, peut-on dire que les exigences du FPI, notamment la libération de tous les prisonniers politiques, le retour des exilés, etc. sont légitimes ?
Légitime ? Je vous laisse le soin d’employer ce mot, mais c’est tout à fait logique. Il faut dire qu’il y a des facteurs dont on ne parle pas assez. Il y a de fortes pressions de l’Elysée pour qu’il y ait une libération totale de tous les prisonniers politiques. A Paris, on en parle et il ne faut pas laisser passer inaperçu le rôle des comités de libération des prisonniers politiques que j’ai initié en son temps, qui ont mis la pression. Nos arguments, via les députés et les médias, ont été entendus à l’Elysée. Et je pense que les pressions vont loin. Elles vont au-delà des prisonniers, elles vont vers la libération de tous les prisonniers politiques, notamment le président Laurent Gbagbo et ensuite vers un jeu politique beaucoup plus apaisé en vu des présidentielles de 2015.
« Et même je puis vous dire que des chefs d’Etat de votre région,d’Afrique de l’ouest, en dehors de gesticulations diplomatiques, des relations d’Etat à Etat, sont pour la libération du président Laurent Gbagbo. Vous m’excuserez de ne pas citer de nom. »
Il y a un facteur important que le pouvoir Ouattara craint, et qui a été relevé à la CPI, c’est la popularité du président Laurent Gbagbo. Ses adversaires révèlent que s’il est libéré, il pourrait avoir des troubles en Côte d’Ivoire qui vont occasionner son retour au pouvoir. Le pensez-vous aussi ?
C’est plutôt amusant et je pense que c’est l’hommage du vice à la vertu parce que la CPI qui a été tout le temps partiale et qui refusait les critiques des chefs d’Etat africains reconnait subitement que l’ennemi qu’elle a elle-même inculpé, c’est-à-dire le président Laurent Gbagbo, est très populaire dans la capitale Abidjan et au sud. Moi je le rapporte à une parole de Laurent Gbagbo qui conclut que c’est la politique qui l’a envoyée à La Haye et que c’est la politique qui l’en sortira. En dehors des manifestations qui se déroulent à Abidjan, de ce qu’on appelle la résistance à Paris et dans les capitales européennes, je pense qu’il y a une action diplomatique en cours, dont tout n’est pas visible, de la part des chefs d’Etat africains en particulier, qui font des pressions sur la CPI voire qui veulent se retirer de la CPI en lui enlevant ce qu’il lui reste de sa légitimité. Moi aussi, je suis d’accord avec le terme de néocolonialisme judiciaire. Vous voyez bien que ce sont des chefs d’Etat africains qui sont interpellés à La Haye et que les dossiers d’accusation ne sont pas souvent sérieux.
Sur ce point précis, la CPI a fait récemment l’objet de critiques acerbes de la part de certains chefs d’Etat africains, l’Union africaine est aussi rentrée dans la danse. Peut-on dire que toutes ces réactions vis-à-vis de la CPI sont légitimes ? La CPI est-elle vraiment un instrument aux mains des puissances occidentales ?
C’est tout à fait une analyse juste. Quand vous voyiez le ministre de la Justice du président Sarkozy, Michel Mercier, faire des allers-retours à La Haye pour se concerter avec le procureur Ocampo qui, lui-même, se concertait avec Alassane Ouattara, au point de vue juridique… c’était proprement scandaleux. Et cela démontre l’influence de la puissance colonisatrice. Mais il y a des bonnes et des mauvaises nouvelles. Vous savez ce qu’on appelle le syndicat des chefs d’Etat africains. Il y a une volonté de se soutenir entre eux d’une part, et d’autre part, d’être plus ou moins invulnérable à toute attaque judiciaire. C’est dans cette optique qu’il faut situer les cas du président Omar El Bechir, Uhuru Kenyatta ou Laurent Gbagbo. Néanmoins, les arguments qu’ils avancent sont ouvertement politiques et historiques. Ils refusent que la Cour pénale internationale inculpe des chefs d’Etat africains et non pas Sarkozy pour la Libye et la Côte d’Ivoire, Bush pour l’Afghanistan ou l’Irak, Netanyahu pour la Palestine, etc. Voyez que c’est ce qu’on appelle deux poids deux mesures. C’est intolérable.
En définitive, les Africains ont-ils de bonnes raisons de mettre la pression sur la CPI également ?
Tout à fait. Et même je puis vous dire que des chefs d’Etat de votre région, d’Afrique de l’ouest, en dehors de gesticulations diplomatiques, des relations d’Etat à Etat, sont pour la libération du président Laurent Gbagbo. Vous m’excuserez de ne pas citer de nom. Il est bien connu qu’il y a une solidarité progressiste internationale envers lui, non seulement de ces chefs d’Etat ouest-africains mais de certains nombre de leaders d’opinion, d’hommes politiques ou intellectuels internationaux, en France en particulier.
Après la dernière audience à la CPI qui a opposé l’Accusation à la Défense, y-a-t-il des raisons d’espérer une liberté provisoire du président Laurent Gbagbo ?
Sur cet aspect, je voudrais mettre un bémol sur l’optimisme de la « presse bleue » ivoirienne qui, à chaque audience, annonce à l’avance la libération totale du président Gbagbo. Je comprends que dans un combat politique, on cherche à mobiliser les militants et les lecteurs, mais il y a trop d’informations qui ne sont pas réalistes. Effectivement, je pense qu’une assignation à résidence, notamment en Afrique, on a parlé de l’Ouganda, d’Afrique du Sud, c’est hypothétique mais c’est plus réaliste parlant des rapports de force politico-militaire qu’une libération immédiate qui innocenterait Laurent Gbagbo. C’est plus un processus qu’une décision définitive en faveur du président Laurent Gbagbo.
Comment voyez-vous la configuration du paysage politique aujourd’hui en Côte d’Ivoire à l’approche de 2015?
Je pense, en tant que politologue et analyste des sociétés africaines et des rapports entre l’ethnicité (l’instrumentalisation de l’ethnie) et les partis, que les nordistes qui comprennent les apatrides, un nombre important de nouveaux citoyens, si on peut le dire ainsi, vont constituer un bloc. Il y a également le bloc Baoulé, c’est-à-dire le bloc Akan en faveur du RDR et du PDCI. La chance des partisans du président Laurent Gbagbo, c’est qu’au-delà du Front populaire ivoirien (Fpi), au-delà de l’ouest qui lui est en grande majorité acquis, il bénéficie d’un appui des déshérités, d’une population défavorisée de la capitale, quel que soit l’ethnie. Et au-delà, un vote multi-ethnique plus important peut leur permettre d’espérer, à l’issue d’une élection libre et transparente et d’avoir la majorité. Ceci dit, chacun des trois grands blocs des différents partis contrôle à peu près 1/3 de la population ivoirienne. A mon avis, des alliances stratégiques sont possibles voire indispensables pour le camp Gbagbo en vue des élections à venir.
« Je vous rappelle qu’il y a une instruction en cours à Paris à propos des mauvais traitements subis par Michel Gbagbo qui exige que ces personnes soient entendues. Dès leur arrivée sur le territoire français, ils pourraient être interpelés par la justice française. »
La gouvernance de Ouattara qui est de plus en plus décriée à cause des promesses non tenues, de la corruption, de la cherté du coût de la vie, etc. ne va-t-elle pas jouer fondamentalement en sa défaveur ? Ouattara peut-il espérer rester au pouvoir à l’issue d’une élection transparente, crédible en Côte d’Ivoire ?
Les déshérités de la capitale qui sont touchés dans leur niveau de vie par la paupérisation vont se déporter, pour des raisons sociales et politiques au sens large du terme, sur les partis qui soutiennent le président Laurent Gbagbo. C’est d’ailleurs assez pratique en science politique que les partis d’opposition recueillent des voix de ceux qui sont défavorisés, pour les questions économiques. C’est sans doute une partie très importante de l’électorat du camp du président Laurent Gbagbo qui peut se manifester en 2015.
Une certaine opinion reproche au président du FPI, Pascal Affi N’Guessan, la virulence de ses propos qui, selon elle, ne favorise pas une décrispation socio-politique, une ouverture vers la libération de ses camarades encore dans les prisons. Qu’en dites-vous à ce sujet ? Le numéro un du FPI devait s’y prendre autrement ?
Je ne vais pas do
nner de conseils à la classe politique ivoirienne, notamment à l’opposition. Ce que je constate, c’est que l’opposition a fonction de s’opposer par des voies légales, et l’opposition n’a qu’un ministère, c’est celui de la parole. Tant qu’il n’y a pas d’insultes personnelles, d’appelle à la violence, l’opposition est dans son rôle. Je pense que c’est exactement le constat qui est fait en ce moment. Cela a toujours été la position de Laurent Gbagbo que j’ai connu à l’époque d’Houphouët-Boigny. Il a toujours appelé à la voie électorale malgré tout et en dehors de la violence politique, contrairement au camp qui est au pouvoir en Côte d’Ivoire. A mon sens, la parole est critique et entièrement légitime.
Des diplomates occidentaux, selon un journal britannique, ont entrepris des démarches vis-à-vis du
Conseil de sécurité de l’Onu pour demander le report du procès du président kenyan, Uhuru Kenyatta, à la CPI. Comment jugez-vous cette démarche partiale vis-à-vis de certaines personnalités africaines inculpées par la CPI ?
C’est un processus qui se présente à l’opinion. S’ils réussissent effectivement à limiter l’action de la CPI vis-à-vis de Kenyatta, les Ivoiriens peuvent espérer que le cas du président Laurent Gbagbo aura une issue politique. Je me souviens de l’époque où le président Henri Konan Bédié était en exil. Il est rentré en Côte d’Ivoire et a été réintégré dans le jeu politique. C’est la même chose pour les accords de Pretoria en faveur de Ouattara pour lui permettre de se présenter aux élections. C’est la tradition ivoirienne, au regard de tout ce qui s’est passé, qu’à la suite de ses adversaires, Laurent Gbagbo, puisse revenir non seulement en Afrique, en Côte d’Ivoire, mais dans le jeu politique ivoirien.
Par Réalisée par Saint-Claver Oula