Africa Diligence | Les systèmes semenciers paysans informels représentent 70% des semences utilisées sur le continent africain. Ouvrir les marchés africains aux semences commerciales privatisées, dans ce contexte, risque de déstabiliser la production agricole locale si, en parallèle, aucune protection des semences paysannes n’est envisagée.
Le 6 juillet 2015, à Arusha (Tanzanie), une conférence diplomatique tenue sous les auspices de l’Organisation régionale africaine de la propriété intellectuelle (ARIPO) a adopté un cadre juridique régional pour la protection des droits : le Protocole d’Arusha des sélectionneurs de plantes pour la protection des nouvelles obtentions végétales, basé sur la convention de l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) de 1991. Comme en Amérique latine ou en Chine, la protection des droits des semenciers avance aussi en Afrique, au détriment des droits des paysans et de la souveraineté alimentaire.
Même si le continent africain n’échappe pas à l’urbanisation galopante (d’après l’agence des Nations unies pour les établissements humains (ONU-Habitat), 60% de sa population vivra en ville en 2040), l’Afrique reste l’un des continents les plus ruraux : 40% « seulement » d’urbains (avec bien sûr des variations très fortes selon les pays), contre par exemple 82% aux États-Unis. Globalement, la production agricole repose encore sur des semences reproduites et échangées par les paysans, en dehors des systèmes semenciers marchands. Même s’il est difficile d’obtenir des chiffres globaux, et juste pour avoir un ordre de grandeur, Olivier de Schutter, ancien rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, rapporte « [qu’] en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, la très grande majorité des agriculteurs dépendent encore des filières de semences paysannes pour leurs cultures. Les femmes jouent un rôle clef dans ce domaine : 90% du matériel de plantation utilisé dans la petite agriculture est fait de graines et de germoplasmes sélectionnés et conservés par les femmes ». Et selon le Cirad, les systèmes semenciers paysans informels représentent 70% des semences utilisées sur le continent africain.
Dans un tel contexte, ouvrir les marchés africains aux semences commerciales privatisées comporte le risque majeur de déstabiliser la production agricole locale, si en parallèle aucune protection des semences paysannes n’est envisagée dans les législations nationales. Et, à l’instar du reste du monde, c’est malheureusement la voie que prend l’Afrique, sous la pression des semenciers internationaux. Rappelons que depuis 1994, tout pays membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a l’obligation de protéger les variétés végétales commercialisées (article 27-3b des accords sur la propriété industrielle – (ADPIC)), avec un délai cependant pour les pays les moins avancés (voir plus loin). Mais ils peuvent appliquer une protection sui generis, c’est-à-dire éventuellement en dehors de tout brevet ou COV. Les deux organisations sous-régionales de la propriété intellectuelle en Afrique, OAPI et ARIPO, couvriront bientôt tout le continent africain.
Deux entités supranationales traitent de propriété intellectuelle en Afrique : l’Organisation régionale africaine de propriété intellectuelle (African Regional Intellectual Property Organisation – ARIPO), pour des pays surtout anglophones, et l’Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI), pour la partie plus francophone.
L’OAPI est membre de UPOV91 depuis le 10 juillet 2014 et l’ARIPO vient de signer, le 6 juillet 2015, le protocole d’Arusha sur la protection des nouvelles variétés de plantes (the Arusha Protocol for the Protection of New Varieties of Plants). Force est de constater que sur les 54 pays d’Afrique, 19 font partie de l’ARIPO (et 12 sont candidats pour en être membres) ; et 17 sont membres de l’OAPI. Six ne seront donc dans aucune de ces deux organisations à court terme, dont un, le Maroc, qui a adhéré à UPOV91 en 2006. Et sur les 11 pays non membres de l’OMC, donc sans obligation de protéger les semences, seul le Soudan du Sud ne postule à aucune de ces deux organisations.
En résumé, en Afrique pour le moment, seuls quatre pays sont formellement membres de l’UPOV : l’Afrique du Sud et le Kenya de UPOV78 ; et le Maroc et la Tunisie de UPOV91. Mais, en dehors de cinq pays (Cap Vert, Congo, Djibouti, Madagascar et Soudan du Sud), tous les autres pays africains soit vont adhérer prochainement à UPOV91 (car les nouvelles adhésions à l’UPOV sont forcément sur la base du texte de 1991), soit sont indirectement considérés membres de l’UPOV via leur adhésion aux organisations régionales ARIPO ou OAPI.
Il y avait pourtant une autre solution : la loi modèle de l’OUA
L’ex Organisation de l’Unité africaine (OUA), devenue Union africaine en 2002, avait décidé dès 1997 de développer une « Législation modèle sur la protection des droits des communautés locales, des agriculteurs et des sélectionneurs, et pour la régulation de l’accès aux ressources biologiques ». Cette Loi modèle cherchait à équilibrer les droits des agriculteurs, des sélectionneurs et des communautés locales et son processus d’élaboration avait généré la participation de nombreux milieux – juristes, ONG, ministères, organisations paysannes. En juillet 1998, les chefs d’États de l’OUA ont approuvé la loi modèle et recommandé qu’elle devienne la base de toutes les lois nationales sur le sujet à travers l’Afrique. Las, l’UPOV et l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), appelés à collaborer à « l’avancement de cette initiative », ont saboté ce processus au cours d’une réunion tenue en mai 2001 à Addis-Ababa (Éthiopie). Car en guise de collaboration, ces deux organisations ont insisté pour que la Loi modèle soit réécrite afin de se conformer à leurs propres régimes de droits de propriété intellectuelle. On en était très loin. En effet, « comme principe central, la loi modèle de l’OUA soutient que les brevets sur la vie sont immoraux et vont à l’encontre des valeurs fondamentales des citoyens africains, et qu’ils devraient donc être proscrits ». Pour l’OMPI, l’interdiction des brevets sur les organismes vivants allait contre l’article 27.3b des accords ADPIC qui exige la reconnaissance des brevets sur les micro-organismes et sur les procédés non biologiques et microbiologiques d’obtention des végétaux. Cependant, rappelons que le Groupe africain de l’OMC avait pris à l’époque une position, formellement soutenue par l’OUA, que l’ADPIC devait tout au contraire interdire le brevetage des micro-organismes, tout comme celui des autres organismes vivants. Et cette position était en cours d’étude au sein du conseil de l’ADPIC.
L’OUA souhaitait également interdire les brevets sur les ressources biologiques africaines, en clair, interdire la biopiraterie et que personne, – y compris les membres des communautés locales – ne puisse s’approprier exclusivement les connaissances et les ressources collectives des communautés.
En réponse, l’OMPI défendait le fait que les communautés puissent émettre elles-mêmes des brevets – ou laisser d’autres le faire pour elles – mais sans obtenir « plus d’un pour cent » des bénéfices générés par le commerce de la biodiversité africaine. Comme le souligne l’ONG Grain, « on aurait pu attendre mieux de la part d’une organisation qui emploie des centaines de juristes et qui veut jouer un rôle dans les lois relatives aux savoirs traditionnels et aux ressources génétiques en Afrique ».
Quant à l’UPOV, elle a, au cours de cette même réunion, retoqué plus de 30 articles de la Loi modèle afin de la rendre conforme aux standards de leur propre Convention, qu’elle considère comme seule alternative aux brevets pour être conforme avec les ADPIC, alors que d’autres systèmes « sui generis » peuvent être développés (voir par exemple les cas du Brésil ou de l’Inde pour la petite agriculture familiale). Dans son ouvrage « Le droit à l’alimentation… », Olivier de Schutter regrette également que « la plupart des pays [aient] été amenés à adopter des législations conformes à la Convention de l’UPOV. C’est là peut-être la conséquence des conseils techniques dispensés aux pays en développement, à qui l’on recommande volontiers de reprendre les dispositions de cette convention dans leur législation sans tenir compte de leurs besoins particuliers (…). Un certain nombre de pays en développement ont été poussés à adopter des législations conformes à la version 1991 de la Convention dans le cadre de leurs accords commerciaux »
Ironie du sort, lors de l’adoption du Protocole d’Arusha sur la protection des nouvelles obtentions végétales, ce dernier a été immédiatement signé par des représentants des gouvernements du Ghana, du Mozambique, de Sao Tomé et Principe, et de la Gambie, ces trois derniers pays faisant partie, à l’instar de 10 des 18 membres de l’ARIPO, des pays les moins avancés (PMA). Et selon l’ADPIC, les PMA n’ont d’obligation internationale de fournir une forme de protection des obtentions végétales qu’en 2021 ! Ils auraient donc pu prendre le temps de développer une véritable option « sui generis » de protection, mais cette signature, s’ils veulent la respecter, désormais les en empêchera. Pour le GNIS, la signature du Protocole d’Arusha par le Ghana est logique « puisqu’ils ont déjà un projet de loi conforme à l’UPOV qui attend d’être soumis au Parlement. Cette position est d’autant plus logique, même s’ils n’ont pas d’obligation internationale, qu’ils sont dans une zone « OAPI » où les variétés peuvent être protégées dans une très grande majorité des pays ; et ils pourraient craindre que non seulement la recherche privée préfère aller dans les pays voisins, mais surtout que leur recherche publique soit défavorisée ».
Le pas supplémentaire que viennent de franchir les 19 et bientôt 31 pays de l’ARIPO vers l’adoption de la convention UPOV91 est un nouveau témoignage de la force des multinationales semencières. Lot de consolation : les États, et non l’ARIPO, auront le droit de délivrer des licences obligatoires dans l’intérêt public. Mais l’ARIPO aura pleine autorité pour accorder et administrer les droits des obtenteurs au nom de tous les États contractants.
Frédéric Prat