Par Abdelatif Rebah
Un constat général est aujourd’hui admis par l’ensemble des observateurs de l’économie algérienne : l’ouverture accrue ne s’est pas traduite en Algérie par une industrialisation, loin s’en faut, mais par une accélération des importations. On peut la qualifier à juste titre d’ouverture désindustrialisante.
Elle a été «fatale à bon nombre d’industries», pour reprendre les termes mêmes du président du FCE, Réda Hamiani, qui relève que la production locale ne couvre aujourd’hui que 5% des besoins des consommateurs contre 18% dans les années 1990». «Hormis les secteurs de l’agroalimentaire et du bâtiment, tout est à reconstruire», constate-t-il.
Tout est à reconstruire, effectivement, car si la reconquête du marché intérieur doit regagner ses lettres de noblesse c’est évidemment en affirmant, d’abord, ses priorités productives et la cohérence des choix fondamentaux qu’une telle option implique. Les revenus pétroliers ne doivent plus nourrir le cycle importation-revente qui nous assigne le statut, peu enviable, de pôle de consommation dont est exclu le travail national mais où prospère le négoce comme de «la mousse sans noyau». Avec un secteur industriel qui ne représente plus que 4% du PIB en 2012, on recense 23 258 importateurs qui se partagent une enveloppe devises de plus de 40 milliards de dollars. Fin 2012, on enregistrait en Algérie 1 585 284 commerçants soit 1 commerçant pour 24 habitants contre 1 commerçant pour 37 habitants en 1992 ! En vingt ans, leur nombre a été multiplié par 2,26 pendant que l’emploi industriel qui représentait en 1987 l’équivalent de plus d’une fois et demie l’emploi dans la branche du commerce n’en constituait plus que les huit dixièmes, environ, un quart de siècle après (1). Ainsi, le secteur industriel n’emploie plus que 6% de la main-d’œuvre.
Les opérateurs économiques de grande envergure, tels les grands complexes de l’ère de l’industrialisation qui auraient pu être des incubateurs de création de PME/PMI, ayant disparu, les PME ne parviennent pas à s’arrimer à des entités pouvant jouer le rôle de locomotives(2).
La nature ayant horreur du vide, à l’économie structurée et enregistrée, s’est substituée une économie informelle qui règne sur 30 à 70% de l’activité économique, selon les secteurs, du textile aux médicaments en passant par les cosmétiques, les chaussures, les pièces détachées ou encore les équipements informatiques. Ce sont les spéculateurs et les trabendistes et autres importateurs revendeurs qui sont les principaux acteurs de cette économie de négoce et non des scientifiques ou des technologues. Comment une telle structure de l’économie dominée par les activités élémentaires de service et informelles peut-elle prétendre offrir une perspective de débouchés appropriés à une population formée de plus en plus nombreuse et féminine? L’élévation de la qualification liée aux études est réputée génératrice de gains de productivité lorsqu’existe, évidemment, l’appareil productif qui la met à profit. Et s’il va de soi que les profils de formation doivent être adaptés aux besoins de l’économie, encore faut-il que celle-ci crée des emplois qualifiants et valorisants. Le taux de chômage parmi les promus de l’université est proche de 25 à 26% alors que l’économie nationale «n’a pas encore atteint le stade de développement lui permettant d’employer toutes les compétences universitaires». Conséquence logique, l’Algérie ne parvient plus à garder ses compétences. Avec une population étudiante qui se chiffre à un million et demi de personnes, le pays est face au défi immense de construire une économie dotée d’un rythme élevé d’absorption productive de la force de travail instruite et éduquée. Comment le relever ou plus précisément dans quelle voie s’engager pour le relever ? Certes, la thématique de la construction d’une économie compétitive, sous-entendue capable de s’exporter et de soutenir la concurrence internationale, fait partie du prêt-à-penser économique aujourd’hui hégémonique dans le monde et est devenue chez nous la figure obligée des représentations de «l’après-pétrole». Mais l’objectif peut-il être dissocié de la construction de son sous-bassement productif ? Il est évident que non, sauf à postuler que les moteurs externes peuvent se substituer aux moteurs internes pour l’atteindre. Et l’expérience de l’ouverture désindustrialisante est là pour nous prouver que c’est une hypothèse impraticable.
Avant de se lancer dans l’aventure périlleuse, parce qu’à armes inégales, de se confronter au défi du marché global, l’économie algérienne doit d’abord relever celui du marché national. Il faut rendre attractif l’environnement économique, social et culturel du pays, d’abord pour ses propres compétences. Dans cet ordre d’idées, il est significatif que les enseignements tirés de l’expérience industrielle algérienne il y a plus d’un quart de siècle par deux analystes reconnus de l’économie nationale gardent à ce jour toute leur pertinence(3). Les caractéristiques démographiques, agricoles et financières qui ont rendu impératif, dans les années soixante, le choix de l’industrialisation demeurent quasiment inchangées. Cet impératif découle à la fois de la faiblesse de la base agraire du pays, qui commande de construire le tissu économique qui va supporter une agriculture dont les handicaps sont structurels : pauvreté en ressources naturelles renouvelables, terre et eau, productivité du sol déclinante, rendements de blé très bas, de la nécessité d’offrir des emplois à des hommes et des femmes dont le nombre est croissant et les taux d’activité en augmentation, mais aussi de la nécessité de préparer minutieusement la relève des exportations en hydrocarbures(4). Aujourd’hui, l’impératif industriel réintègre les priorités de l’économie nationale en termes de réindustrialisation substitutive.
Un marché intérieur existe, fruit de la décennie du développement national et des plans d’industrialisation. La dynamique de l’équipement des ménages (téléphones, ordinateurs, voitures, climatiseurs…) en est une illustration éclatante. D’une manière générale, les besoins fondamentaux de la société sont grandissants dans de nombreux domaines : la nutrition, le logement, la santé, l’énergie, la mobilité. Tout l’enjeu est de les satisfaire avec une participation de plus en plus importante, quantitativement et qualitativement, des entreprises nationales.
La (re)conquête du marché national est à ce prix. Les gisements potentiels d’emploi des qualifications ne manquent pas dans les créneaux larges et diversifiés de la réhabilitation de l’outil industriel, pour peu qu’on cesse enfin de le considérer comme de «la quincaillerie». Les chantiers de la rénovation, de l’extension, des reconversions industrielles doivent servir d’épreuve de maturité pour les entreprises, les entrepreneurs, les managers, les centres de recherche, les laboratoires, les écoles et les universités. Le paradoxe flagrant est que le phénomène du chômage des diplômés de l’enseignement supérieur dont l’ampleur a atteint 800 000 chômeurs en 2009(5) cœxiste avec celui de la grande faiblesse, voire de la médiocrité de l’encadrement technique, managérial et administratif du tissu entrepreneurial et de manière plus générale économique du pays. Comment exploiter effectivement et efficacement ces gisements d’emploi qualifiés de «dormants» ? Comment substituer à «importer et revendre» une voie sans lendemain, le «produire et vendre», levier de redéploiement des toutes les potentialités nationales ? Il faut partir de la réalité objective de notre économie et de ses handicaps historiques, de l’extrême faiblesse de son tissu productif, industriel en particulier, et de ses capacités managériales, en fait, pour tout dire, de l’absence encore de tissu industriel et entrepreneurial enraciné et d’un Etat doté de capacités de régulation éprouvées.
Lorsque ni les marchés ni les technologies n’existent, c’est aux pouvoirs publics qu’incombe le rôle irremplaçable dans la construction des uns et des autres.
Pour une approche non conventionnelle
Les recensements et statistiques économiques ont établi que le secteur privé est composé à 90% de TPE (très petites entreprises) et est dominé par des entreprises familiales. Sa taille reste limitée et il a une faible capacité de création d’emplois. Il est manifeste que la faiblesse caractérisée du nombre de PME industrielles ne les rend pas en mesure de relayer les entreprises du secteur public dans la relance économique sur une base productive. Les industries manufacturières occupent 10 % seulement du parc des entreprises privées quasiment tout entier voué au commerce et aux services, ce qui dénote l’absence d’entrepreneurs disposés à investir dans les activités productives modernes et innovantes, à prendre, en fait, les risques de l’entrepreneur. L’Etat doit jouer le rôle de preneur d’initiative et de risque(6). En vérité, en Algérie, l’Etat n’a pas encore épuisé sa mission historique dans la construction d’une économie nationale pérenne. Oui, «l’Etat doit être fondamentalement développementaliste» pour reprendre une formule mise à l’honneur par les économistes de la commission des Nations unies pour le Commerce et le Développement. Force est de le reconnaître, sauf à s’agripper à l’a priori abstrait et à visée idéologique de «la création d’une classe d’entrepreneurs». Lorsque l’économie n’existe pas, on ne peut faire l’économie de l’Etat, écrit pertinemment l’auteur d’un article au titre fort à propos : «L’entrepreneur schumpétérien a-t-il jamais existé ?»(7) Pour rentrer dans ses nouveaux habits développementalistes, l’Etat doit repousser les limites actuelles de ses marges de manœuvre pour se donner les capacités d’agir en tant que moteur et acteur majeur incontournable de la sortie du sous-développement, renforcer ses fonctions de garant de l’équité et de réducteur des inégalités et des injustices, du respect des priorités productives et environnementales et regagner ainsi sa légitimité dans toutes ses fonctions tant régaliennes qu’économiques.
Le mouvement se démontrant en marchant, c’est dans le creuset de cette dynamique de réindustrialisation substitutive que va s’opérer la transformation qui permettra aux entreprises algériennes de devenir les porteurs performants et compétitifs de projets industriels en phase avec l’état de l’art dans le monde.
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Source ONS.
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Cf. Omar Aktouf in El Watan du 30 novembre 2010.
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A. Benachenhou, L’industrialisation algérienne, in Actualité de l’émigration, n° spécial L’Algérie 25 ans après, juillet 1987pp.40-49. A. Djeghloul Assumer 25 ans de mutations in Actualité de l’émigration, n° spécial L’Algérie 25 ans après, juillet 1987, pp.32-39
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A. Benachenhou, L’industrialisation algérienne, in Actualité de l’émigration, n° spécial L’Algérie 25 ans après, juillet 1987 pp.40-49.
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Selon El Watan Economie du 26 avril 2009 au 2 mai 2009
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Article paru dans le n° 34 de la revue de l’Ecole des mines, Gérer et comprendre, mars 1994, sous la signature de Philippe Mustar, pp.30 à 36.
Source: Le Soleil d’Algérie