Peter  Lema  re-lit  le Discours sur le colonialisme

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Bruxelles (Correspondance)

(Les Echos) – Aimé Césaire  aurait eu 100 ans en 2013. Pour commémorer le centenaire de sa naissance, en hommage à l’illustre poète et homme politique martiniquais décédé en 2008, diverses manifestations ont été organisées à travers le monde et plus particulièrement dans l’espace francophone. A Bruxelles, c’est la Maison de la Francité -une institution dont la mission principale consiste en la promotion de la langue française et de la francophonie internationale- qui a tenu à marquer l’événement. Et ce en partenariat avec d’autres structures de la place, notamment l’ONG Coopération Education Culture (CEC). Ainsi, d’octobre à décembre 2013, un programme des plus éclectiques a été proposé au public, avec l’ambition affichée de faire (re)découvrir le parcours multiple de Aimé Césaire. Point d’orgue de cette programmation : la  lecture-concert, le 10 décembre en soirée, du Discours sur le colonialisme, un des textes les plus percutants et les plus sulfureux que Césaire ait écrit. Peter Lema, un artiste congolais basé à Nantes en France, a eu le redoutable  honneur de porter la parole césairienne. Devant un auditoire tout ouïe.

Écrit au début des années 50, Discours sur le colonialisme est un «pamphlet anticolonialiste» dans lequel l’auteur, en pleine immersion communiste, pose en substance le débat autour de la question coloniale. Mais au-delà d’un réquisitoire dressé contre la civilisation occidentale et ses avatars, Césaire, en grand visionnaire, y annonce déjà les contours du néocolonialisme des temps modernes. Et laisse entrevoir les rapports pour le moins compliqués qui allaient marquer les relations entre les pays du Nord et ceux du Sud. Entre l’Europe (la France ?) et le continent africain. Ce qui a fait dire à certains commentateurs que le Discours  est toujours d’actualité, profondément ancré sur les réalités socio-politiques actuelles.

Le texte, très dense, bien documenté et puissamment argumenté, est servi par une langue sublime que Césaire, homme de lettres, manie avec dextérité. Plus facile à lire en solo qu’à visualiser sur scène, il passe pour être un véritable casse-gueule et a d’ailleurs posé d’énormes problèmes à  bon nombre d’acteurs qui s’y sont frottés. Peter Lema, en abordant cette œuvre avait bien conscience que la tâche serait rude. Fort heureusement, le Nantais a su contourner les gros pièges auxquels ont eu à faire face ses prédécesseurs. Entre, d’une part la tentation d’offrir au public une lecture-spectacle de type classique collant de près au script, et d’autre part une tendance à l’improvisation (astuce permettant de se libérer d’une trop grande dépendance par rapport au texte), Lema invente une troisième voie : celle qui permet à la fois de restituer le discours mot-à-mot, et en même temps d’insuffler dans le spectacle les éléments dramaturgiques et une certaine théâtralité, qui n’apparaissent pas forcément à la lecture de l’ouvrage. En somme, c’est d’une véritable re-lecture qu’il s’agit, au sens dynamique et créatif du terme. Acteur de tempérament, de la race des grands tragédiens, Peter Lema est aussi un metteur en scène accompli. Après tant d’années passées sur les planches, il en connaît presque tous les secrets. Il sait comment traduire une écriture littéraire en réalité scénique. 

Césaire sur scène

Une lumière diffuse laissant entrevoir des éléments d’un dispositif scénique réduit à sa plus simple expression : un pupitre placé à l’avant-scène et sur lequel on peut voir le portrait de Césaire ; une table sur laquelle sont posées deux grosses bougies de couleur noire et blanche (clin d’oeil à Taubira!) ; une chaise légèrement décalée à gauche ; des instruments de musique traditionnelle soigneusement disposés sur un coin et à portée de main d’un musicien assis face public et…qui attend peut-être qu’on lui donne le signal. Voilà, le décor est planté. Lorsque l’acteur entre en scène, promenant sa longue silhouette dans cet espace comme dans son élément naturel, la musique démarre et monte crescendo en même temps que fuse un chant en voix de tête. Résonnent alors les premiers mots du Discours«une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente…». Un extraordinaire silence envahit la salle. S’ensuit un dialogue insolite entre l’acteur et (son) musicien qui n’est autre que le chanteur, joueur de gatame et tampoura, Maykèz. A partir de cet instant et jusqu’à la fin de la partie, tout n’est que rythmes, frénésie, sonorités musicales, incantations, cris et chuchotements, images… Emotion et frissons. Puis vint l’acte ultime de célébration : en off la voix enregistrée de Césaire,  alors que son image apparaît une dernière fois en plusieurs portraits alignés et accrochés sur un fil tenu d’un côté et de l’autre par les deux protagonistes de la soirée. Rideau. Ensuite, de longs moments d’échanges  avec le public sur fond de recueillement, au moment même où s’achevait au stade Soccer City à Soweto une cérémonie d’hommage à Nelson Mandela, figure emblématique de la lutte contre l’apartheid. Madiba, qui a quitté la scène du monde le 5 décembre dernier, à l’âge de 95 ans. Les débats ont également permis de mettre en évidence l’impact que peut encore produire l’héritage laissé par Césaire. Dans la foulée, certains intervenants ont proposé que ce genre de spectacle tourne dans les établissements scolaires et ce à des fins pédagogiques. D’autres, ont évoqué les problèmes récurrents que rencontre la nouvelle génération d’écrivains, notamment en matière de diffusion de leurs œuvres. La question du racisme en Europe s’est également invitée dans les discussions avec en arrière-plan toute la problématique de l’esclavage colonial et des réparations, sujet qui continue d’alimenter les débats en France. Des thèmes de prédilection pour Peter Lema et sur lesquels Discours sur le colonialisme apporte des éclairages édifiants.

Mass  MBOUP