L’immigration sera au cœur du sommet européen de cette fin de semaine. Reportage sur l’île italienne, théâtre du dramatique naufrage qui a fait 366 morts, le 3 octobre dernier, et relancé le débat en Europe. Les candidats à l’asile venus d’Afrique y débarquent sans cesse plus nombreux, morts ou vifs.
Julie Connan
(Le Figaro, 24 octobre 2013) – Bourdonnement des ponceuses, chaleur moite, poussières de sciure… L’endroit n’a rien d’un sanctuaire propice au recueillement. Mais c’est là, dans cet atelier bardé d’outils et d’icônes que Francisco Tuccio rend religieusement hommage aux migrants qui arrivent, morts ou vifs, sur les côtes de l’île de Lampedusa, à mi-chemin entre la Sicile et la Tunisie. Après avoir méticuleusement choisi les morceaux de bois flotté, échoués sur les plages comme autant de pièces d’un macabre puzzle, le menuisier leur redonne corps pour en faire naître des croix multicolores. « C’est un symbole de toutes les vies brisées des migrants, explique ce père de quatre enfants. Au départ, quand je les leur offre, ils ne savent pas que je les ai faites avec les carcasses de bateaux. Lorsqu’ils comprennent la démarche, il y a toujours une grande émotion et un vrai moment de fraternité. » Ces croix de fortune, Francisco n’en a jamais réalisé autant que depuis le naufrage du 3 octobre. La mort des 366 migrants traumatise encore l’île, pourtant habituée depuis une quinzaine d’années à voir les flots amener régulièrement des êtres humains. Pêcheurs, garde-côtes, travailleurs humanitaires, tous ressentent le contrecoup de ces drames, qui rythment la vie à Lampedusa.
Dans son bureau qui domine le port, enfumé par les volutes de Merit, le commandant Giuseppe Cannarile, lui, ressasse encore les souvenirs du sauvetage en mer de deux grosses embarcations il y a deux mois. « Quand mes hommes ont atteint la cale du bateau, ils ont découvert un bébé de trois mois. Sa mère a cru qu’il était mort pendant le voyage et avait cessé de s’occuper de lui. Nous l’avons sauvé. » À la tête d’une flotte de sept navires et de 75 hommes, le commandant de 34 ans supervise toutes les opérations de secours depuis presque deux ans sur l’île. « En mer, on ne s’autorise pas l’émotion. C’est après que cela vient », concède-t-il, tout en retenue. « Nous avons sauvé 230 vies depuis janvier, vous vous rendez compte ? »
Comme les garde-côtes, les 600 pêcheurs îliens sont de fait aux avant-postes de ces drames. Mais la loi sur l’immigration adoptée en 2002, dite loi Bossi-Fini, les enferme dans un sombre dilemme. Outre l’appréhension de découvrir des cadavres à la mer, les pêcheurs peuvent être poursuivis et se voir confisquer leur outil de travail s’ils font monter des migrants à bord. Seule l’escorte des navires de fortune leur est autorisée. « Parfois, certains pêcheurs font mine de ne pas les avoir vus dans l’eau. Mais on ne peut pas abandonner des gens en danger de mort ! » s’insurge Vincenzo, entre deux parties de briscola, ce jeu de carte traditionnel, avec d’autres pêcheurs dans un entrepôt du port.
Constantino, lui, a mis son travail en péril d’une autre façon en sauvant 12 migrants de la mort, le soir du 3 octobre. Hanté par ceux qu’il n’a pas pu sauver, il dit avoir du mal à travailler. Parti à la pêche avec un ami « pour s’amuser », ce maçon de 55 ans comprend ce qui se joue en voyant les bateaux de la Guardia Costiera arriver en trombe à cinq ou six milles des côtes. Hommes, femmes ou enfants ? Impossible à dire tant l’eau est démontée. Les corps des rescapés glissent des bras des sauveteurs, comme des savonnettes, à cause de l’essence qui les recouvre. Parmi eux, Louam, une Érythréenne de 24 ans. Obscurité, choc, barrière des langues : entre pêcheurs et rescapés, il est impossible de communiquer. Mais un regard suffit. Le jour de la cérémonie d’identification des corps, organisée dans un hangar de l’aéroport, Constantino est présent. « Là, je reconnais la jeune fille que j’avais sauvée et je la vois courir dans mes bras », raconte-t-il, les yeux brillants. Pendant plusieurs jours, le bon samaritain et son épouse invitent Louam à passer à leur domicile, situé sur le chemin du camp d’accueil où sont entassés les migrants avant leur transfert vers une plus grosse infrastructure, en Sicile.
À Lampedusa, les migrants qui arrivent et repartent font partie du décorum. Via Roma, la principale rue de l’île, Érythréens, Syriens, Tunisiens, venus seuls ou en familles entières, errent comme des ombres discrètes, sous la chaleur étouffante de la mi-octobre. Souvent arrivés en haillons après des semaines de périple, parfois nus, les rescapés de naufrages se voient remettre des survêtements multicolores par le centre d’accueil. Dans ces bâtiments, conçus pour 300 personnes et non pour un millier, les 72 heures légales de transfert s’étirent souvent jusqu’à une dizaine de jours. Et, comme une indispensable soupape, les migrants profitent des deux trous dans les grilles du centre pour sortir, quitter les matelas de mousse qui traînent à même le sol et utiliser le précieux argent qu’ils ont réussi à sauver de la traversée pour appeler leur famille ou boire un café. Ici, ni délinquance, ni mendicité. À la terrasse d’un café, un jeune Érythréen propose dans un anglais impeccable à une fumeuse de lui acheter une cigarette. D’autres se mêlent aussi timidement aux ouailles locales pour assister aux messes et rencontrer le curé qui vient de prendre la tête de la paroisse. Témoins aveugles de cet étonnant ballet, les touristes, majoritairement italiens à cette saison, ne boudent pas l’île, qui compte sur eux pour survivre. « Je vois plus les journalistes que les migrants ici », plaisante sur son transat Claudio, venu de Milan pour les plages de sable fin, des eaux turquoise et des sites de plongée.
Habitués mais peinés par ce va-et-vient migratoire, les locaux ont pris l’habitude d’aider les nouveaux arrivants par des petits gestes, comme leur donner des vêtements, leur payer à boire ou leur offrir du shampooing. Les héberger est en revanche illégal si l’autorisation n’émane pas de la mairie, qui demande parfois exceptionnellement aux habitants de mettre à disposition des logements pour faire face à l’afflux massif de migrants. Ce fut le cas en février 2011, quand la population de l’île a doublé en quelques heures, avec l’arrivée de migrants tunisiens après la révolution. L’association Askavusa a même eu l’idée de monter un petit musée de la migration, qui attend encore son local. Parmi les trésors de misère récoltés sur les plages et les épaves, on découvre les reliques des traversées : brosses à dents, biberons, gourdes ou cassettes audio. Et cette bouteille en plastique délavé, dans laquelle une jeune fille a glissé sa déclaration d’amour pendant son périple : « Je le prends pour mari, selon le rite musulman. »
La solidarité quasi unanime de l’île, même les ONG s’en étonnent. « Il y a beaucoup d’humanité ici. Quand les migrants arrivent, ils ne sentent pas la violence des institutions, ils peuvent souffler un peu », explique Lilian Pizzi, psychothérapeute à Terre des hommes. Les enfants de l’île découvrent très tôt l’hospitalité. Chaque après-midi, à côté des tentes récréatives qu’elle a installées pour offrir une bulle de tranquillité aux petits migrants, l’ONG Save the Children organise des jeux sur un terrain de la paroisse. Des bambins syriens côtoient autour d’un ballon les insulaires en culottes courtes. « Au début, certains parents d’ici avaient peur que cela affecte trop leurs enfants, mais ça n’a pas duré », explique Luisa. « Les enfants n’ont pas besoin de traducteur pour se comprendre, ils n’ont pas de préjugés. L’autre jour, l’un d’eux m’a même dit : “Cool, trois nouveaux viennent de s’inscrire !” sans relever le fait que c’était de jeunes migrants et qu’ils n’allaient pas rester », raconte la jeune éducatrice de Save the Children.
Malgré les problèmes et les drames causés par ce flux continu de migrants – 32 000 depuis le début de l’année en Italie et à Malte, selon le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés -, les habitants de l’île sont résignés. Ils n’attendent pas grand-chose du sommet européen de jeudi et vendredi où le chef du gouvernement italien, Enrico Letta, entend demander un plan d’action européen sur l’immigration. « Les Lampédusiens font beaucoup pour accueillir les vivants et les morts. Nous avons montré au monde ce que nous pouvons faire, mais nous sommes fatigués », reconnaît Giusi Nicolini, la maire de l’île, dans son bureau situé à quelques mètres du cimetière des bateaux. Elle est attendue à Bruxelles jeudi pour faire entendre la voix de ses 6 000 administrés. « Nous portons tout le poids d’une frontière invisible, explique l’élue écologiste. L’Europe doit prendre ses responsabilités et revoir sa politique de fermeture des frontières. Il faut que les réfugiés puissent demander l’asile avant de monter sur les bateaux. » Elle s’emporte et lâche : « Cette guerre silencieuse doit s’arrêter. » Mais l’île, qui se sent à peine italienne, redoute surtout que les bonnes intentions des Vingt-Huit débouchent sur une militarisation accrue, avec le renforcement des moyens de l’agence de surveillance des frontières européennes Frontex et le triplement des patrouilles italiennes en Méditerranée.
En attendant, à Lampedusa, la mer continue à rendre des corps à la terre. Trois cadavres d’un ancien naufrage ont encore été découverts la semaine dernière. Et si aucune nouvelle embarcation n’est arrivée depuis le 15 octobre, tous les habitants savent d’ores et déjà que, d’ici à quelques jours, ils entendront à nouveau les hélicoptères et les sirènes des Carabinieri relancer l’épouvantable routine de l’île. Le flux des hommes qui fuient les guerres, la misère et les dictatures n’est pas prêt de se tarir. Francisco Tuccio sait qu’il n’a pas fini de tailler, poncer et coller ses croix de bois pour les migrants de Lampedusa.