La « gamine » de Helmut Kohl compte bien utiliser son troisième mandat pour marquer l’histoire, grâce à l’Europe.
(Le Figaro, 24 septembre 2013) – ALLEMAGNE « Angie, Angie… » Cela fait plus de huit ans que les Allemands acclament la chancelière venue de l’Est à laquelle ils ont donné ce surnom tiré de la chanson des Rolling Stones. Son regard d’un bleu intense tranche avec une apparence sobre et discrète : Angela Merkel en a fait une arme pour magnétiser les foules. C’est bien une victoire personnelle que l’Allemagne a de nouveau offerte à la chancelière. Derrière le « hublot de la machine à laver » – c’est ainsi que les Berlinois appellent la Chancellerie -, Merkel peaufine depuis des mois son plan pour entrer dans la postérité.
Huit ans de pouvoir ne l’ont pas usée. Au chapitre de la popularité, elle fait mieux que Barack Obama et affiche une cote qui ne peut que laisser François Hollande rêveur : elle n’est pas descendue en dessous des 60 % d’opinions favorables depuis des années et s’est offert des pointes à 77 % en pleine crise de la zone euro. Ses concitoyens lui font une confiance quasi aveugle lorsqu’il s’agit de défendre leurs intérêts face à ses partenaires.
L’Europe a parfois vu en elle une Prussienne dogmatique, une « Mme Non » rechignant à mettre la main au portefeuille alors que les pays en crise du sud du continent avaient un besoin urgent de solidarité. Le retour de « l’égoïsme allemand » fut décrié à Athènes, à Madrid et même à Paris. La chancelière fut grimée en Hitler ou en Bismarck dans les rues d’Athènes. Les Allemands, eux, louent son approche prudente et pragmatique.
Lorsqu’elle cède aux demandes des pays frappés par la crise – France, Italie, Espagne ou Grèce -, ce n’est jamais sans contrepartie : des réformes structurelles. « Il n’y a pas de repas gratuit », répète-t-elle souvent. Alors qu’elle sacrifie discrètement des vaches sacrées allemandes, notamment en acceptant que la BCE annonce son intention de racheter sans limites des dettes souveraines, Merkel ne transige jamais sur un principe retenu lors de l’effondrement de la RDA :« Responsabilité et contrôles sont indissociables. » À force de petits pas, elle a fini par imposer ses vues à une Europe à laquelle elle a insufflé une discipline budgétaire germanique. Son pays a échappé à la crise de l’euro. Et elle se vante d’avoir dirigé « le meilleur gouvernement depuis la réunification » allemande, en 1990, en ayant fait baisser le chômage à seulement 6,8 % de la population active, alors qu’il explosait chez ses voisins.
Les Allemands apprécient sa simplicité. Lorsqu’elle reçoit des journalistes à la Chancellerie, elle sert le café ou le vin elle-même. « Arrosons ce déjeuner d’un bon vin, sinon les Français diront encore que nous n’avons aucun savoir-vivre », disait-elle avec un sourire complice en recevant un petit groupe de reporters dans sa salle à manger. Quand elle prend un week-end dans sa maison de Templin, une petite ville du Brandebourg, en ex-RDA, où elle a grandi, la chancelière gare sa Golf devant la porte. Et elle fait les courses elle-même lorsqu’elle passe derrière les fourneaux.
Faisant campagne sur sa personnalité, elle a multiplié les confidences. « J’adore faire la cuisine et mes plats favoris sont les roulades de bœuf et la soupe de pommes de terre. Mon mari se plaint rarement. Seulement quand il n’y a pas assez de pâte sur le crumble », a-t-elle lâché. Ou encore, durant ses semaines de campagne de 140 heures, elle dit avoir exigé de son coiffeur que sa coupe de cheveux tienne en place quatorze heures sans retouches. Pour l’hebdomadaire de centre gauche Der Spiegel,« la chancelière travaille à modifier son image, à destination de l’électorat féminin, et veut transformer “Merkel la machine qui résout la crise de la zone euro” en une responsable politique à visage humain ». Ses concitoyens l’appellent « Mutti » – « maman » -, une sorte de mère de la nation.
Après la chute du Mur, Helmut Kohl avait repéré cette brillante physicienne fraîchement débarquée en politique qu’il avait surnommée « das Mädchen », « la gamine », et il l’avait prise sous son aile. Elle attendra la fin de l’année 1989 et ses 35 ans pour s’engager au sein du mouvement démocratique. Son ascension sera fulgurante : porte-parole du premier, et dernier, gouvernement démocratiquement élu de RDA, ministre de la Condition féminine, puis de l’Environnement sous Kohl, secrétaire générale de la CDU, puis patronne du parti et chancelière en 2005. Elle a mis deux fois moins de temps pour arriver au sommet que son mentor, Helmut Kohl, dont elle s’affranchira après l’affaire des caisses noires de la CDU, et que son prédécesseur, le brillant social-démocrate Gerhard Schröder.
Avec son approche anti-idéologique, Merkel façonne la CDU à son image, n’hésitant pas à prendre le parti à rebrousse-poil en sacrifiant la conscription ou en décidant de renoncer à l’énergie nucléaire dans la foulée de Fukushima, en 2011. Au sein du parti, elle se débarrasse en douceur de tous ceux qui contestent son autorité. Personne ne donne cher de sa peau lors de la première « grande coalition », une cohabitation à l’Allemande avec le SPD (2005-2009) : elle endormira tous les barons sociaux-démocrates avant d’être réélue avec les libéraux du FDP en 2009. En quelques mois, elle réduira ses partenaires au silence pour gouverner seule. Sa force est d’avoir toujours su être sous-estimée et de piller les idées les plus séduisantes de ses adversaires, pour les vider de substance et d’angles d’attaque contre elle. Aucun des hommes politiques ayant tenté de lui résister ne lui a survécu… Au sein de son parti, comme chez ses adversaires, elle est surnommée « la veuve noire ».
Le magazine Forbes l’a élue sept fois « femme la puissante du monde »… Ses détracteurs déplorent son manque de vision pour l’avenir. Ils lui reprochent de ne pas avoir su utiliser son pouvoir, dont la préservation serait une fin en soi, pour mener de grandes réformes. « Aucun autre chancelier n’a eu autant de pouvoir que Merkel dans la huitième année de son mandat. Mais elle n’utilise pas son influence. Elle esquive le débat sur l’avenir du pays. Son programme s’intitule : Merkel », écrit Der Spiegel. Succédant au réformateur Schröder, dont l’Agenda 2010 de réformes libérales redressa l’Allemagne, « homme malade de l’Europe » au début des années 2000, la chancelière n’a pas été une grande réformatrice. Première Ossis (est-allemande) et première femme élue à la Chancellerie, Merkel n’a en effet pas encore laissé de trace durable dans l’histoire.
Cependant, elle a su utiliser les crises européennes pour renforcer la domination allemande sur le continent. De Helmut Kohl, père de la réunification allemande et de l’euro, qui s’accrocha au pouvoir pendant seize ans, ternissant en fin de règne son héritage exceptionnel, Angie a appris qu’il faut savoir passer la main. Son troisième mandat sera sans doute son dernier. Férue d’histoire, fervente admiratrice de Catherine II de Russie, Merkel fera tout désormais pour marquer le pays de son empreinte.
Rodée à la cohabitation avec une Chambre haute dominée par l’opposition, sociaux-démocrates et écologistes, Merkel continuera à rechercher le compromis sur le terrain économique. S’attelant à maintenir la stabilité de l’Allemagne tout en encourageant ses voisins à engager des réformes pour renforcer leur compétitivité, la chancelière a cependant laissé quelques grands dossiers en suspens. Crise démographique, dépendance excessive aux exportations, faible croissance de la productivité, emplois précaires… L’OCDE prédit une croissance atone à l’Allemagne pour les cinquante ans à venir si elle ne se réforme pas.
Surtout, Merkel a une vision pour l’Europe, mise en sommeil pour éviter de lui faire perdre des voix aux élections. Renforcer la zone euro et l’Europe : tel sera son chantier pour la postérité. « J’ai connu l’effondrement de la RDA, je ne veux pas voir l’Europe à la traîne », répète Merkel en citant des statistiques édifiantes : avec 7 % de la population mondiale, l’Europe produit 25 % de sa richesse et consomme 50 % de ses dépenses sociales. Pour elle, l’UE doit avancer vers plus d’intégration, se moderniser si elle veut sauvegarder sa prospérité et son modèle social face aux puissances émergentes. Merkel veut bâtir une union financière plus forte, renforcer le marché unique, réduire les dépenses sociales et alléger la bureaucratie. À l’orée de son troisième mandat, son autorité est incontestable en Europe. Elle fera tout pour s’en servir.
Patrick Saint-Paul