« Chaque jour un peu plus, nous étouffons sous le poids de la censure, de l’impérialisme de la classe dominante et de la tyrannie capitaliste qui l’accompagne ; et notre colère se renforce à mesure que s’accroît notre impuissance. » Point de vue d’un de nos lecteurs sur notre société soi-disant « démocratique ». (IGA)

cause_toujours-ddbae(Investig’Action) – Dès 1670, Spinoza, théoricien précoce de la démocratie moderne, écrivait déjà : « tout instituer de façon à ce que tous [les citoyens], quelle que soit leur complexion, fassent passer le droit commun avant leurs intérêts privés, voici la tâche, voilà le travail à faire » (1). Force est de reconnaître, plus de trois siècles plus tard, que nous n’y sommes toujours pas parvenus. On nous fait croire depuis tant d’années — peu importe ici que ce soit les historiens ou les politiciens et les médias, peu importe que ce soit une erreur ou un mensonge — que nous vivons en régime démocratique, et qui plus est, dans l’une des plus admirables démocraties du monde. Mais il n’est nul besoin d’être érudit pour apercevoir la fausseté de cette idée.

Comme chacun sait, « démocratie » signifie souveraineté du peuple. En régime démocratique, le Peuple, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens qui constituent l’État, est donc le Souverain : c’est lui qui détient le pouvoir, le droit d’exercer l’autorité politique. Le Peuple, en tant qu’il est Souverain, commande littéralement : il décide de tout en dernier ressort, il est responsable de la confection des lois qui définissent en pratique le bien et le mal, de sorte que ce qu’il déclare bon ou mauvais l’est pour tous sans exception. Si bien qu’en réalité, le Peuple est à la fois Souverain en tant qu’il commande, et Sujet en tant qu’il obéit à ses propres commandements. Or ce qui nous intéresse ici, ce n’est que le premier point de vue.

Qu’implique concrètement cette notion de Souveraineté ?

Alexandre Matheron le décrit brièvement mais clairement dans son admirable commentaire des œuvres politiques de Spinoza (2). Indépendamment du régime politique de l’État (théocratique, monarchique, aristocratique, oligarchique ou démocratique), un Souverain est tout d’abord nécessairement amené à s’informer. Qu’il le veuille ou non, ses décisions sont déterminées par ses désirs, eux-mêmes reflets de sa conception du monde, laquelle dépend à son tour, en partie au moins, de l’opinion d’autrui. Autrui incarne donc un pouvoir réel, dans la mesure où il est écouté et influe par là même sur le contenu de la loi future : c’est ce pouvoir que l’on appelle consultatif. Plus l’assemblée souveraine est nombreuse, moins elle a besoin de conseillers extérieurs, puisqu’elle s’informe via chacun de ses membres. C’est pourquoi, en démocratie, le Peuple n’a aucunement besoin d’agent extérieur : chacun vient avec ses désirs, ses craintes et ses espérances, son idéologie, pour en informer les autres et composer ainsi une tendance générale unifiée. Un monarque, au contraire, étant incapable de tout savoir à lui seul, s’entoure nécessairement de quelques personnes extérieures dont seuls leurs conseils et leurs désirs, par définition limités à leur propre individualité, influent en dernière analyse sur la décision finale du roi.

Ensuite, le Souverain doit faire exécuter ses ordres ou décrets. La loi promulguée exige en effet une traduction pratique qui correspond à sa mise en vigueur. Le problème essentiel, ici, consiste en ce que le Souverain ne peut pas s’en charger personnellement, pour des raisons physiques évidentes. C’est pourquoi cette tâche est confiée à une assemblée restreinte d’individus spécialisés formant un gouvernement. Or celui-ci, jusqu’à certaines limites, peut déformer les ordres, mal les comprendre, négliger ceux qui lui déplaisent ou exagérer la portée de ceux qu’il approuve, se laisser corrompre, etc. ; et ce en vertu même des forces affectives de la nature humaine. Qu’il soit raisonnable ou non, son rapport à la loi est toujours des plus sensibles, parce qu’il se situe toujours dans un champ interprétatif. C’est dire que, dans la mesure où il traduit la loi dans les faits, le gouvernement dispose lui aussi d’un pouvoir réel : c’est ce pouvoir que l’on appelle exécutif, indispensable à la bonne administration de l’autorité politique de n’importe quel État.

Enfin, l’exercice de la souveraineté est toujours soumis à un contrôle, dont l’incarnation la plus répandue est le mécontentement populaire. Si le Souverain prend des décisions contraires à la tendance générale des sujets, ou s’il n’applique pas des ordres approuvés par l’opinion publique, il se voit contraint de faire marche arrière, sous peine d’être renversé par une révolution. Ce pouvoir de contrôle est généralement diffus, éparpillé à travers divers organismes spécialisés. Quoi qu’il en soit, son rôle est clair : veiller à ce que l’information soit correctement transmise, la législation cohérente et les décrets suivis d’effets adéquats. Ce n’est que par ce pouvoir que l’arbitraire gouvernemental ne peut jamais franchir certaines bornes. Peut-être que le problème, ici, tient au défaut d’organisation de ce pouvoir, dont l’efficacité est mise en demeure par la constante négociation de ces bornes toujours interprétables, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit là encore d’un pouvoir réel.

Consultatif, Exécutif, Contrôle : telles sont les institutions fondamentales de la Souveraineté de l’État. Ce sont les institutions fondamentales dans la mesure où, d’une part, c’est à partir d’elles que sont créées, organisées et conservées toutes les autres institutions, et d’autre part, si elles disparaissent, l’État disparaît aussi. Et ces institutions fondamentales ne peuvent devenir absolument indépendantes les unes des autres puisqu’elles sont l’expression d’une même Souveraineté. C’est pourquoi le Souverain, pour rester Souverain, doit pouvoir maîtriser le fonctionnement de ces trois pouvoirs, sans quoi son essence même est dissoute.

Nous demandons maintenant : qui, aujourd’hui, saurait affirmer qu’il dispose d’un quelconque moyen d’user de ce droit à la Souveraineté et à être Sujet de soi-même ? Tout le monde, nous dit-on, quand il s’en va voter au suffrage universel direct lors des élections cantonales, communales, législatives, présidentielles et européennes ; mais le droit d’élire directement ses « représentants » est loin de suffire : la « démocratie représentative » n’est pas une démocratie. Dans les faits, personne ne dispose réellement de ce droit d’exercer la Souveraineté par ses trois pouvoirs, tout simplement parce que ce droit nous est volé par une petite poignée de citoyens dont la légitimité politique est reconnue précisément par nos institutions représentationnelles.

Alors sous quel régime vivons-nous ?

Sans doute un mélange d’oligarchie de fait, d’aristocratie et de monarchie de droit populaire, puisque le pouvoir souverain effectif est : premièrement, réservé à un certain nombre de dirigeants formant une classe dominante ; deuxièmement, attribué à ces mêmes citoyens jugés les meilleurs en fonction de critères confus ; troisièmement, placé sous l’égide suprême d’un Président élu qui concentre tous les pouvoirs. Certes, en droit, il est permis à tous les citoyens d’accéder à cette classe et nous ne pouvons pas nier la quantité toujours plus accrue et furtive des acteurs qui y défilent, mais il serait naïf de croire qu’en fait tous peuvent y avoir accès. La reconnaissance, la popularité, la célébrité, l’ambition de gloire, l’ambition de domination, l’éloquence, la rhétorique, etc., constituent incontestablement des frontières où la sélection s’en donne à cœur joie : à qui en a le plus. Pourtant, chaque individu désire par nature exprimer ses vues : le système oligarchique l’en empêche.

Le pouvoir consultatif est principalement attribué aux parlementaires, qui sont dits les représentants du Peuple. Ce sont donc eux qui sont consultés pour l’élaboration des lois, comme s’ils incarnaient les aspirations de la population. Mais qui représentent-ils réellement, si ce n’est eux- mêmes, leurs propres désirs, leurs propres convictions ? Ils sont choisis sur la base de quelques lignes programmatiques accompagnées d’une photographie (un tract publicitaire), et sont le plus souvent inconnus de leurs électeurs qu’ils ne connaissent pas en retour. Comment un être humain, si singulier de par ce qui le compose, pourrait représenter une masse d’autres subjectivités tout autant singulières ? Cette « représentation » méconnaît les principes mêmes de différence ontologique et de pluralité politique, si bien qu’au lieu de sceller l’unité dans la différence, elle attise la division dans l’indifférence, en s’accaparant la totalité d’un pouvoir qu’elle ne devrait posséder qu’en partie. Elle alimente ainsi l’illusion démocratique ; et en cela seulement, elle est violence par usurpation.

Le pouvoir exécutif est détenu par les ministres du gouvernement, qui ne sont pas élus mais nommés par un seul homme (ou quelques-uns si l’on considère les conseillers). Et c’est sans doute à ce niveau que la Souveraineté s’éloigne le plus du Peuple : non seulement parce que celui-ci n’a aucun pouvoir sur leur nomination, mais encore parce que l’Exécutif s’arroge le droit de légiférer, notamment via les décrets, sur ce qu’il désire exécuter. Dès lors, la Souveraineté lui appartient exclusivement ; et quand bien même il recevrait l’approbation des autres pouvoirs, il n’en demeure pas moins que le Peuple, c’est-à-dire la totalité des citoyens, est tenu à l’écart de toute délibération. Comment ne pas y voir la célébration d’une élite indépendante et autocrate ? Comment ne pas y voir la confiscation de l’autorité publique par un groupuscule mû par ses propres désirs et ses intérêts privés ? En cela seulement, cette institution gouvernementale est encore violence par usurpation.

Le pouvoir de contrôle, enfin, est sans doute celui qui se rapproche le plus du Peuple. Les syndicats, les médias indépendants, et toutes sortes d’organismes éparses, sont chargés d’informer et de défendre les droits et pouvoirs du Peuple ; mais leurs moyens d’action sont trop largement limités et peuvent se résumer à la critique théorique et aux manifestations de rue. Certes leurs efforts sont bien souvent consolidés par les tribunaux, dont l’institution relève également de ce pouvoir de contrôle, mais leur efficacité est enrayée par un déséquilibre flagrant des forces qui doivent se conjuguer. Dans la mesure où la Justice a pour tâche de faire respecter la loi, cette même loi élaborée et mise en vigueur par la seule classe dominante, au rang de laquelle il faut ajouter quelques puissants hommes d’affaires qui agissent en tant que « conseillers » et dont le but n’est autre que d’agencer les conditions propices à l’épanouissement de leurs intérêts privés, comment pourrait-on encore parler de l’application d’un droit commun ? Lorsque les « grands » médias se font esclaves en diffusant une information biaisée par le désir de servir les intérêts de leurs maîtres et de leur attirer tous les honneurs, comment ne pas y voir la trahison de la fonction même du pouvoir de contrôle ? En réalité, dans ces conditions, Justice et médias deviennent toujours violence par usurpation. La France n’est pas une démocratie, et ne l’a jamais été.

Que serait une véritable démocratie ? 

Un État dans lequel le Peuple serait le véritable Souverain, un État où chacun déciderait de tout, participerait aux charges publiques, aurait son mot à dire ; pour la simple et bonne raison que chaque décision publique porte atteinte à tous les membres de la République sans exception. Nous devons pouvoir décider nous-mêmes si nous voulons envoyer notre armée au Mali, si nous voulons engager notre économie dans une vaste zone de libre-échange transatlantique de type néo-libéral, si nous voulons doper la compétitivité des entreprises en leur offrant un crédit d’impôt de vingt milliards d’euros, si nous voulons conserver l’industrie nucléaire, etc. Et il est scandaleux que ce ne soit pas le cas, qu’il y ait une fracture institutionnelle entre les Sujets de loin majoritaires et un Souverain de loin minoritaire. Dans un véritable État démocratique, au pire, les dirigeants seraient les salariés du Peuple qui serait leur employeur et à qui ils devraient donc obéissance ; au mieux, il n’y aurait plus de dirigeant, ou plutôt tout le monde dirigerait tout le monde.

Comment cette situation pourrait-elle se traduire dans la pratique ? Pour peu que l’on s’en donne les moyens et la volonté, par une activité politique quotidienne de tous les citoyens, ou en tout cas, de tous ceux qui désirent s’y adonner. Qu’est-ce qui nous empêche, en effet et par exemple, d’imaginer la mise à disposition pour tous d’un ordinateur, d’une connexion internet et d’un logiciel informatique sur lequel seraient publiées quotidiennement les questions étatiques importantes à l’ordre du jour, sous forme de questions référendaires à choix multiples ? Chaque citoyen, sur son temps de travail ou non, à son lieu de travail ou non, accomplirait en quelques minutes son travail politique de Souverain en faisant part, anonymement ou non, de ses propres réponses. La transparence des réponses, visibles par tous, serait garantie en temps réel, et soumise à un contrôle permanent. A l’issue de la journée, une tendance majoritaire du Peuple serait dégagée pour chaque question. Ces questions auraient été préparées par les parlementaires, et les tendances majoritaires recueillies constitueraient la feuille de route des ministres dès le lendemain. Un délai pourrait même être envisagé afin de laisser le temps au citoyen de s’informer et de se forger son avis, notamment à travers des débats publics impliqués. Rien n’empêcherait également les citoyens de formuler eux- mêmes des propositions générales de lois ou de révocation des élus, propositions qui, une fois approuvées par un nombre suffisant de concitoyens, pourraient être reformulées précisément par les parlementaires avant d’être soumises à nouveau au Souverain sous forme de questions référendaires. Problème d’incompétence du Peuple ignorant soumis aux passions, nous dira-t-on par crainte de perdre l’exclusivité du pouvoir. Mais d’abord, comment les dirigeants, eux, échapperaient-ils à leurs passions ? Sont-ils à ce point plus savants et plus raisonnables que n’importe quel citoyen ? Ensuite, qu’est-ce qui nous empêche d’imaginer la mise en fonction d’assistants politiques impartiaux chargés d’exposer au mieux les divers enjeux des questions importantes à qui en aurait besoin ? La démocratie aurait tout à y gagner. Enfin, cette souveraineté de tous les citoyens ne remplacerait aucunement les services d’experts politiques : elle ne ferait que mettre à jour le matériau de base, les aspirations authentiques fondamentales des citoyens, à partir desquelles pourrait commencer le travail des experts. Ce travail des experts politiques porterait sur les détails précis et bien souvent complexes des orientations prises par le Peuple, et, en tant qu’il s’incorporerait à la dynamique populaire, il ne saurait par conséquent susciter la révolte, puisque le Peuple entier, uni dans la décision commune, serait l’initiateur des opérations à mener.

Ce n’est là qu’un exemple vague de démarche révolutionnaire qui a sans doute ses limites et qui n’attend qu’à être discuté. Il est certain que les idées ne manquent pas, mais il est temps de les faire entendre. Chaque jour un peu plus, nous étouffons sous le poids de la censure, de l’impérialisme de la classe dominante et de la tyrannie capitaliste qui l’accompagne ; et notre colère se renforce à mesure que s’accroît notre impuissance. Une bouffée d’air pur s’impose de manière urgente parce que vitale ; or cette respiration salvatrice ne peut prendre une autre forme que celle d’une réforme complète des institutions. L’avènement de la démocratie : telle est l’œuvre laborieuse à accomplir.

Ananda Cotentin

Notes
(1) Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, trad. J. Lagrée et P.-F. Moreau, Paris, PUF, « Épiméthée », 1999, Chp. XVII, p. 541. (2) Cf. Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, Chp. VIII, pp. 330-334.