(Les Echos) – Deux ans après l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, la reprise de l’économie ivoirienne donne des signaux contradictoires : la croissance flambe, mais la réconciliation nationale patine et la population peine encore à en bénéficier.
Par Daniel Bastien
Est-ce un signe ? Les avions Paris-Abidjan sont pleins. Malgré la toute nouvelle concurrence de Corsair, Air France, qui vient déjà de porter en avril de 7 à 10 le nombre de ses vols hebdomadaires vers la Côte d’Ivoire, y mettra en service en 2014 son plus gros-porteur, l’Airbus A380. Dans le centre de la capitale ivoirienne, ce petit Manhattan africain défraîchi par quinze ans de crises, les travaux de voirie et de rénovation congestionnent aujourd’hui la circulation avec une belle régularité, les hôtels débordent d’hommes affairés, parlant toutes les langues. Alors que le président ivoirien fête aujourd’hui le deuxième anniversaire de son arrivée compliquée au pouvoir, après une sanglante guerre civile post-électorale, ces témoins d’une singulière activité font écho à d’autres signaux. La Côte d’Ivoire tournerait la page de plus d’une décennie de parenthèse économique : Alassane Ouattara a d’abord promis d’en faire un « pays émergent à l’horizon 2020 »; le 7 janvier dernier, la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, déclarait sur les bords de la lagune Ebrié que « l’heure d’un deuxième miracle ivoirien est venue » ; fin mars, le Fonds révisait à la hausse la croissance économique du pays, à un rythme « chinois » de + 9,8 % et prévoit près de 9 % cette année ; le 11 avril, le Premier ministre, Daniel Kablan Duncan, assurait enfin que le pays allait devenir un « petit Dubaï »…
A l’évidence, on n’en est pas encore là. La Côte d’Ivoire est sous l’assistance internationale de l’initiative PPTE (pays pauvre très endetté), 168e – sur 186 – dans l’indicateur de développement humain du PNUD et 50 % de sa population est pauvre. Et pourtant… A Abidjan, deux ans après la « normalisation » politique, une frustration est palpable : le décalage est grand entre l’étendue des « possibles » du pays et une fragilité dont témoignent les casquettes jaunes des services de sécurité, toujours plantés devant les administrations, les sociétés ou les hôtels. « On sent un plafond de verre », résume Alexandre Vilgrain, président du groupe agroalimentaire Somdiaa et du CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique). Entre espoir et déception, la Côte d’Ivoire est dans un complexe entre-deux.
S’il n’y a pas encore de miracle, on se réjouit au moins d’une bonne surprise. Les dégradations, les destructions, les exactions et l’absence d’Etat pendant toutes ces années n’ont pas abattu le pays. « On s’est rendu compte que la Côte d’Ivoire avait des racines solides, qui lui ont permis non seulement de ne pas sombrer, mais même de rebondir aujourd’hui », estime Jean Kakou Diagou, président du groupe de bancassurance NSIA et patron des patrons ivoiriens. Les Ivoiriens ont fait preuve d’une formidable résilience pendant la crise, s’organisant pour survivre, continuant à produire et à exporter pétrole, cacao et café, se lançant même dans de nouvelles cultures. « Ils ont en eux la mémoire du décollage économique de l’époque Houphouët-Boigny, quand la Côte d’Ivoire devançait la Corée du Sud », estime un vieux routier du pays.
L’exceptionnel potentiel du « moteur économique de l’Afrique de l’Ouest » est toujours là. « La Côte d’Ivoire a tout, et même ce que n’ont pas les autres », dit-on à longueur de temps. De riches cultures, c’est connu; des infrastructures (de l’électricité, ce « préalable au business », notamment, et le deuxième port d’Afrique après Durban) ; et de l’intelligence, avec des universités qui ont traditionnellement essaimé dans toute la région. S’y ajoutent désormais des nouveautés constituant autant de leviers pour une belle émergence. Aujourd’hui, c’est la « folie » du palmier à huile, de l’hévéa, du riz (dans lequel le groupe Dreyfus a beaucoup investi) et de l’anacarde (noix de cajou), une toute nouvelle filière lancée par le groupe singapourien Olam et dont la Côte d’Ivoire est déjà le deuxième producteur au monde. C’est aussi le pétrole et le gaz (Total a fait fin avril de nouvelles découvertes prometteuses) ou encore les minerais, jusqu’ici curieusement peu exploités : or (un tiers du potentiel aurifère de la région), manganèse (il y en a « un peu partout »), fer (de nombreux gisements à l’ouest du pays), nickel (de grosses réserves), bauxite, argent, cuivre, chrome et aussi terres rares. « D’ici à quatre ans, on connaîtra de beaux jours ; ce sera le grand boum sur tous les métaux », assure Kadio Kouamé, directeur général de la Sodemi (Société pour le développement minier de la Côte d’Ivoire), « et une mine, c’est de 1.000 à 5.000 emplois directs et indirects ». Un pays de cocagne à la Houphouët « new look » ne semble pas très loin…
La rue s’impatiente
La rue ivoirienne fait pourtant grise mine : « L’argent ne circule pas ! » « On est dans un système de croissance qui ne donne aucun signe de développement économique », relève Francis Inkantes, sociologue à l’université de Bouaké. Si l’activité a immédiatement redémarré en 2012, elle le doit à un classique effet de « rattrapage » d’après-crise et à des investissements publics dans les grands travaux de reconstruction et d’infrastructures. Massifs, car autorisés par l’importante aide internationale qui a célébré l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, ce sont eux qui ont « tiré » la croissance record de 2012. Leur défaut est de ne diffuser que très peu dans une population impatiente après plus d’une décennie ascétique. « C’est un paradoxe : tous les grands indicateurs sont au vert, mais on est face un vrai risque social », s’inquiètent deux hauts fonctionnaires. En cause : Ouattara lui-même. « Il gère comme s’il était au FMI [dont il a été l’ancien directeur général adjoint] : stratosphériquement ! Pour lui, le seul horizon c’est 2020, et pas l’immédiat », entend-on dans les milieux d’affaires. « Il y a trop de macroéconomie et une véritable négligence pour le côté social », observe même un grand patron.
A Abidjan et dans les campagnes, on attend donc la remise en route de l’économie au quotidien, celle qui propose jobs, échanges et pouvoir d’achat. La solution ? L’investissement privé. « On espère doubler cette année le taux d’investissement par rapport à 2011, à 10 % du PIB, et le faire encore progresser jusqu’à 11,5 % en 2015. C’est un pari », confie la ministre de l’Economie et des Finances, Nialé Kaba. Comment ? Dans un premier temps par l’investissement étranger et par le biais des PPP, les partenariats public-privé, très prisés en Côte d’Ivoire. Car la classe moyenne s’est effondrée pendant la crise et mettra du temps à se reconstituer. A terme, on compte sur la résurrection de ces centaines de PME fauchées par le conflit, et qui pourraient assurer la compétitivité des grands groupes.
A Abidjan, on sait que la partie n’est pas gagnée. Le paysage est quelque peu sinistré… D’abord, « ici, on n’est pas en Afrique du Sud » : la « réconciliation » nationale patine totalement et la sécurité reste relative à l’intérieur du pays. L’environnement des affaires est quant à lui catastrophique : la Côte d’Ivoire est classée au 177e rang – sur 185 – du « Doing Business 2013 » de la Banque mondiale et arrive 46e, sur 52, du prestigieux indice MO Ibrahim de bonne gouvernance en Afrique. Débridée par les années de crise, la corruption a explosé à un niveau généralement jugé « intolérable ». « Le poisson pourrit toujours par la tête », ironise par un dicton un grand patron ivoirien, « la corruption est là, et pour longtemps », regrette-t-il. « Si je devais virer tous les corrompus, il n’y aurait presque plus personne pour faire tourner le ministère », grince un ministre.
Plus globalement, on s’interroge sur le pouvoir réel d’Alassane Ouattara. Le président doit politiquement beaucoup de choses à beaucoup de monde et se trouve un peu prisonnier même des ministres de son gouvernement. « Il leur a demandé de gouverner “par objectifs” ». Ils ne savaient pas faire, ils ne l’ont pas fait, sans sanctions pour autant », explique un observateur. « Il n’y a pas de cohérence entre les ministères, car les ministres ne sont pas du même bord. Il est donc difficile de développer des stratégies et tout prend du temps », se plaignent des membres de cabinets. C’est un secret pour personne à Abidjan : Alassane Ouattara est assez seul au pouvoir.
Dans l’administration, on trouve pourtant des gens compétents et appliqués à mettre en œuvre la petite musique quelque peu « gaulliste » ou « houphouëtiste » du président. « Ouattara est en fait un social-démocrate, il croit dans le rôle d’orientation de l’Etat », précise un journaliste. L’ambition est de diversifier l’économie. « L’objectif, c’est de faire monter l’industrie à 50 % du PIB », indique-t-on au ministère de l’Industrie, où on bâtit actuellement une politique industrielle avec l’assistance de l’Onudi. Le président souhaite créer une chaîne de valeur « à partir de ce qu’on a » et l’agro-industrie est naturellement dans le viseur. « Nous souhaitons associer la production agricole villageoise à des partenaires privés pour sa transformation, qui devrait à terme concerner 50 % de tous les produits confondus », indique-t-on à la direction de la planification au ministère de l’Agriculture.
Favoriser l’investissement privé
L’Etat encourage aussi des systèmes « vertueux », comme autour des minérais : on produit désormais du gaz naturel, qui alimente des centrales thermiques, qui servent les mines grandes consommatrices d’électricité, dont la production, à l’Ouest par exemple, sera évacuée par un chemin de fer, raccordé au Mali et à la Guinée, vers le port de San Pedro, explique Kadio Kouamé. Et il faut enfin surtout rassurer l’investissement. « On n’accueillera des investisseurs privés que s’ils se sentent protégés par des normes internationales ! C’est un préalable », affirme Esmel Emmanuel Essis, directeur général du Cepici, Centre de promotion des investissements rattaché à la présidence. Abidjan travaille ainsi déjà sur 6 des 10 critères du « Doing Business 2013 », un guichet unique de l’investissement permet désormais de créer une entreprise en quarante-huit heures, et un tout nouveau tribunal de commerce et un numéro vert contre la corruption font avancer la sécurité juridique. Il y avait urgence : si le « club fermé » très français des investisseurs étrangers a explosé au profit de nouveaux venus, Asiatiques, Indiens et Turcs, notamment, nombre de groupes sont passés à Abidjan au cours des derniers mois… et sont repartis en attendant des jours meilleurs. « De gros internationaux vont finir par venir et les Français, désormais un peu en retrait depuis la crise mais bons connaisseurs du terrain, assureront l’intermédiation dans cet environnement complexe, voire une forme de sous-traitance », prédit un expert économique à Abidjan.
On avance donc à petit pas. L’émergence ne sera peut-être pas pour 2020, mais la force du pays rend nombre d’observateurs et opérateurs optimistes sur le long terme. Signe des temps, de jeunes diplômés de la diaspora commencent à rentrer au pays et la puissante Banque africaine de développement, qui avait prudemment exilé son siège à Tunis en 2003, prépare son retour à Abidjan. Peut-être pour la fin de l’année. Les dégradations, les destructions, les exactions et l’absence d’Etat pendant toutes ces années n’ont pas abattu le pays.