En date du 15 Juillet 2020 la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuple a rendu un Arrêt dans l’affaire Opposition Ivoirienne et Cie, à travers ses principaux dirigeants, dénommés ci-après aussi « les requérants » ou encore « les plaignants », contre l’État de Côte d’Ivoire, dénommé ci-après aussi « le défendeur »
1 – Procédure : Parties et faits
Le litige très ayant fait l’objet de la saisine de la Juridiction ci-dessus mentionnée, oppose dans un contexte procédural et conflictuel très lourd:
A) – Identification des Parties
d’une part, pour le compte de l’opposition Ivoirienne,
Les sieurs SUY Bi Gohoré Emile, KAKOU Guikahué Maurice, KOUASSI Kouamé Patrice, KOUADJO François, YAO N’guessan Justin Innocent, GNONKOTE Gnessoa Désiré, DJEDJE Mady Alphonse, SORO Kigbafori Guillaume et TRAZERE Olibe Célestine
d’autre part, pour le compte du Pouvoir en charge des affaires
L’État de Côte d’Ivoire.
B) – Objet du litige
Sur une différence d’appréciation portant, d’une manière globale et succincte, sur l’impartialité et l’indépendance de l’organe arbitral des élections (CEI) et le déséquilibre de l’encadrement juridique de la conduite de son processus.
C) -Faits ayant conduits les parties devant la Cour Africaine
La Requête des plaignants se fonde principalement sur :
D’une part, la non conformité de la réforme de la Loi électorale adoptée récemment par l’État de Côte d’Ivoire avec les dispositions de l’Arrêt rendu par ladite Cour , le 18 novembre 2016 dans l’affaire « Action pour la Protection des Droits de l’Homme (APDH » contre « l’État de Côte d’Ivoire » relativement à la composition de la CEI et celles de l’Arrêt du 28 septembre 2017 relatif à l’interprétation de ce même Arrêt.
D’autre part, la non conformité de la loi n° 2019-708 du 5 août 2019 portant recomposition de la CEI, en ce qu’elle violerait les instruments pertinents des droits de l’homme.
La défense de l’État de Côte d’Ivoire s’articule sur de niveaux :
D’une part, il soutient qu’il s’est conformé aux dispositions des Arrêts précités, en procédant à la recomposition de la Commission électorale indépendante (CEI) sanctionnée par la loi n° 2019-708 du 5 août 2019.
D’autre part, qu’il ne peut lui être reproché un déséquilibre de la CEI, découlant uniquement du refus obstiné et persistant de l’opposition d’y prendre place, en dépit de l’Ordonnance n° 2020/306 du 4 mars 2020, modifiant la loi n° 2019-708 précitée pour satisfaire à son exigence, en donnant aux partis de l’opposition ou aux groupes politiques la possibilité de proposer une personnalité supplémentaire à l’organe électoral, tant au niveau de la commission électorale centrale que des commissions électorales locales.
D) – Prétentions et demandes de des parties:
Au titre de l’opposition :
Constater et dire que :
La Côte d’Ivoire a violé son engagement à se conformer aux décisions rendues par la Cour dans un litige où il a été mis en cause et à en assurer l’exécution dans le délai fixé par la Cour.
La CEI (Commission Electorale Indépendante) n’est en réalité, ni indépendante, ni impartiale
La composition de ce dernière est déséquilibrée et opère de ce chef une discrimination au détriment des candidats non issus du parti au pouvoir (opposition et indépendants).
En conséquence
déclarer que les instruments pertinents des droits de l’homme ont été violés par l’État de Côte d’Ivoire
ordonner à celui-ci de modifier, avant toute élection, la loi n° 2019-708 du 5 août 2019 portant recomposition de la CEI
impartir à l’État défendeur un délai pour exécuter l’ordonnance ci-dessus sollicitée et faire rapport à la Cour de son exécution.
Au titre de l’État de Côte d’Ivoire :
Constater et dire In limine litis que:
La Cour est matériellement incompétente pour surveiller et évaluer la qualité de l’exécution de ses Arrêts, dès lors que ceux-ci ont été exécutés conformément à l’Article 30 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples,
Constater et dire sur le fonds que
La violation alléguée des dispositions de l’article 30, qui font obligation aux Etats membres de se mettre en accord avec les termes des décisions de la Cour. Ne constituent pas une violation des droits de l’homme ou des peuples, prévus à l’article 27 dudit Protocole
La Côte d’Ivoire non seulement s’est conformée à la décision de la Cour, mais que la réforme de la loi électorale querellée est consensuelle et respecte parfaitement la protection des droits des citoyens au vote et des candidats à l’élection.
Le déséquilibre qui subsiste dans les présidences des Commissions électorales locales est lié à l’application de la loi et non au contenu de la loi, du fait du refus de l’opposition d’y désigner ses représentants.
2 – Problématique juridique posée
A) – État de la question
Peut-on reprocher à l’une des parties au litige, les conséquences du comportement de l’autre partie ?
Le retard accusé dans l’exécution des Arrêts antérieurs de la Cour, pour autant qu’il soit justifié de manière factuelle, est t-il caractéristique d’une volonté de pas s’y conformer en violation de l’article 30 de la Charte, et est-il constitutif d’une non exécution de ceux-ci ?
En quoi exactement la nouvelle composition de l’organe électoral est elle déséquilibrée et donne un avantage au candidat issu du parti au pouvoir ou lèse-t-elle les autres candidats, notamment les candidats indépendants ?
Qu’est-ce qui démontre l’absence du caractère indépendant et impartial de celle-ci
B) – Problème de droit
La Cour a-t-elle pouvoir de surveiller l’exécution de ses décisions sur le fondement de l’article 30, et une violation de celui-ci emporte-t-il, de manière subséquente, violation de ce chef, des droits des citoyens et des peuples résultant de l’article 27 de la charte ?
En quoi cet article et les articles 10 de la CADEG, 3 de la Charte et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ont-ils été violés en Côte d’Ivoire dans la Loi électorale, la composition de la CEI et la réforme du processus électoral ?
La Requête introduite à la circonstance de la présente instance constitue-elle un prolongement de la première affaire ADPH c/ l’État de Côte d’Ivoire déjà jugée, à laquelle s’oppose l’autorité de la chose jugée, ou au contrait s’agit-il d’un nouveau différend, fondé sur de nouvelles circonstances factuelles et juridiques, la rendant recevable ?
Ce questionnement, fait surgir la nécessité d’établir au préalable la réalité objective des allégations avancées par les requérants sur une base factuelle, autrement dit, de démontrer par la preuve, l’existence des violations invoquées.
Au cas d’espèce, la charge de la preuve incombe au demandeur, autant dire que l’opposition supporte la charge de la preuve dans cette procédure, car c’est elle qui réclame l’exécution des obligations dont elle accuse l’État de ne les avoir pas remplies. Le défendeur n’a pas besoin de prouver qu’il en est libéré.
3 – Chronologie factuelle et étapes processuelles
– Le 18 novembre 2016, la Cour avait jugé une première fois, « que l’État défendeur avait violé son obligation de créer un organe électoral indépendant et impartial et avait, par voie de conséquence, violé son obligation de protéger le droit des citoyens de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays ainsi que le droit à une égale protection de la loi » et lui avait fait injonction, en conséquence, « de modifier la loi n° 2014-335 du 18 juin 2014 sur la CEI pour la rendre conforme aux instruments pertinents des droits de l’homme auxquels il est partie à travers la Charte qu’il a ratifiée.
– Le 28 septembre 2017, la Cour a déclaré irrecevable la requête en interprétation de l’État défendeur, portant sur l’arrêt susmentionné, au motif qu’elle n’avait aucun rapport avec les points du dispositif de l’arrêt.
-Le 5 Aout 2019, l’État défendeur, après un processus de discussion inclusif et participatif, a adopté la loi n° 2019-708 portant recomposition de la CEI, pour la rendre conforme aux instruments des droits de l’homme concernés et se conformer à l’injonction de la Cour, en application de l’article 30 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
– Le 4 mars 2020, l’État défendeur pour satisfaire à la demande de l’opposition, a adopté l’Ordonnance n° 2020/306 modifiant la loi n° 2019-708, en donnant aux partis de l’opposition ou aux groupes politiques la possibilité de proposer une personnalité supplémentaire à l’organe électoral, tant au niveau de la commission électorale centrale que des commissions électorales locales.
4 – Décision finale et motifs
A) – Sur la forme
4.1 – Répondant à l’exception d’incompétence matérielle soulevée par l’État défendeur, la Cour se déclare compétente. Elle considère d’une part, que l’article 30 du Protocole de la Charte Africaine impose explicitement aux États l’obligation de se conformer à ses arrêts, et d’autre part, que c’est l’existence de ce devoir qui autorise les mécanismes judiciaires internationaux à rendre des décisions contraignantes. En conséquence, violer cette disposition revient à violer également les droits civiques et politiques prévus à l’Article 27 de ladite charte, dont l’inobservation était pointée dans l’ordonnance à effet de remédier à cette situation.
4.2 – Répondant à la question de la recevabilité de l’affaire, la Cour constate que l’affaire à juger constitue un nouveau différend par rapport à la précédente affaire qui opposait l’ADPH à la Côte d’Ivoire, les requérants étant différents ainsi que les faits de la cause.
4.3 – Répondant à l’exception d’irrecevabilité soulevée par l’État défenseur, au motif de l’existence d’une Requête modificative introduite en cours de Procès par les Requérants en remplacement de la Requête initiale, la Cour constate que celle-ci a néanmoins été transmise au préalable à l’État défendeur, conformément aux dispositions pertinentes du Règlement de la Cour. Dès lors, l’État défendeur n’a pas été privé du délai nécessaire pour répondre à la Requête modificative, la Cour conclut qu’aucun préjudice ne lui a été causé du fait du remplacement de la Requête.
En conclusion, sur la forme, la Cour a rejeté l’ensemble des exceptions soulevée par l’État de Côte d’Ivoire
B) – Sur le fond et au principal:
4.4 – La Cour a considéré que les Requérants n’ont pas établi d’une part, que l’organe électoral créé par l’État défendeur est composé de membres qui ne sont ni indépendants, ni impartiaux, et d’autre part, qu’il est nettement déséquilibré en faveur du parti au pouvoir, qu’il est caractérisé par une grande dépendance institutionnelle du fait de niveaux inappropriés d’autonomie administrative ou financière et qu’il n’inspire manifestement pas confiance aux acteurs politiques. L’examen du processus de réforme n’a révélé rien de tel.
4.5 – La Cour n’a constaté aucune violation en ce qui concerne le droit de participer librement à la direction des affaires publiques, ni en ce qui concerne la question de l’égal accès à la fonction publique du pays, conformément à l’article 13(1) et (2) de la Charte. S’agissant de la violation alléguée du droit à une égale protection de la loi, la Cour a estimé que l’argument des Requérants sur la discrimination à l’égard des candidats indépendants repose sur l’hypothèse d’un déséquilibre dans la composition de l’organe électoral. Or, la Cour a noté qu’elle a déjà établi que les Requérants n’ont pas démontré que la composition de l’organe électoral était déséquilibrée.
4.6 – La Cour observe, en outre, que les Requérants n’ont pas précisé le type d’avantage dont bénéficieraient les candidats aux élections issus du parti au pouvoir et qui serait prétendument refusé aux autres candidats, en particulier aux candidats indépendants.
4.7 – La Cour a considéré que les Requérants n’ont pas fait la preuve d’un avantage déloyal dont bénéficieraient certains candidats et a déclaré, en conséquence, qu’il n’y a pas violation, au détriment des candidats indépendants ou de tout autre candidat, du droit à une égale protection de la loi garanti par les articles 10(3) de la CADEG, 3(2) de la Charte et 26 du Pacte international relatif aux droit civils et politiques.
4.8 – Répondant à la question de la violation alléguée de l’obligation de l’État défendeur d’exécuter les décisions de la Cour, cette dernière a noté les différents efforts entrepris par l’État défendeur pour se conformer à son arrêt du 18 novembre 2016 et en assurer l’exécution, dont notamment sa requête du 4 mars 2017 aux fins d’interprétation de l’arrêt de la Cour et sa recherche d’une solution consensuelle pour réformer l’organe électoral par l’adoption de la loi n° 2019-708 du 5 août 2019 portant recomposition de la CEI.
Même si l’État défendeur aurait pu engager le processus législatif consensuel pour réformer plus tôt la loi régissant l’organe électoral, la Cour a jugé acceptable la justification qu’il a donnée de ce retard, considérant que l’organisation d’un tel dialogue politique inclusif avec différents partis politiques et OSC en vue de la création d’un organe électoral conforme aux normes internationales pertinentes a inévitablement pris du temps.
En conséquence, la Cour considère que l’État défendeur n’avait pas violé son obligation d’exécuter l’arrêt qu’elle a rendu, et que les Requérants n’ont pas démontré que la loi contestée crée un organe électoral composé de membres qui ne sont pas indépendants et impartiaux. Par ailleurs, la Cour n’a pas constaté que la loi attaquée prévoit une composition de l’organe électoral au niveau central ou aux niveaux locaux manifestement déséquilibrée en faveur du parti au pouvoir. Dit l’opposition mal fondée dans ses prétentions et rejette ses demandes principales.
A titre subsidiaire :
4.9 – La Cour a noté un déséquilibre manifeste dans le nombre des présidents des Commissions électorales locales proposés par le parti au pouvoir.
Cependant, la Cour a relevé que le déséquilibre manifeste qui subsiste dans les présidences des Commissions électorales locales est lié à l’application de la loi et non au contenu de la loi. Autrement dit, est lié à la libre volonté de l’opposition de ne pas vouloir y siéger.
Toutefois, la Cour ordonne à l’État défendeur de prendre les mesures nécessaires pour garantir que de nouvelles élections du Bureau fondées sur la nouvelle composition de l’organe électoral soient organisées aux niveaux locaux.
5.0 – En outre, la Cour considère que l’absence d’un mécanisme approprié pour nommer des membres de l’organe électoral issus de la société civile et des partis politiques, en particulier les partis d’opposition, ne nécessite pas impérativement une modification de la loi contestée.
Toutefois, la Cour ordonne à l’État défendeur de prendre les mesures nécessaires avant toute élection pour garantir que le processus de nomination des membres de l’organe électoral proposés par les partis politiques, notamment les partis d’opposition, ainsi que les OSC, soit piloté par ces entités, sur la base de critères prédéterminés, avec le pouvoir de s’organiser, de se consulter, de tenir des élections, si nécessaire et de présenter les candidats nominés appropriés.
En conséquence, la Cour ordonne à l’État défendeur de lui faire rapport des mesures prises relativement aux deux mesures ci-dessus dans un délai de trois (3) mois à compter de la date de notification du présent arrêt, et ultérieurement, tous les six (6) mois, jusqu’à ce qu’elle considère que ces ordonnances ont été pleinement exécutées.
La mise en place de ces mesures peuvent s’étaler dans le temps, bien après les élections présidentielles. Avant l’échéance ces dernières, fixée au 31 Octobre, le mécanisme de désignation des membres des CEI locales doit être légèrement revu et rapport doit être dressé à la Cour.