Mon cher Marcel,
Le temps, cet autre nom de Dieu, rassemble toujours et immanquablement les âmes sincères. D’abord, permets-moi d’utiliser un canal inhabituel pour m’adresser à toi. Bien sûr, il ne m’échappe pas que j’aurais pu directement te passer un simple coup de fil et nous nous serions parlé comme à l’accoutumée. Mais, cette lettre, je la veux comme un témoignage vivant. Si en plus je la veux ouverte, c’est parce qu’il s’en vient dans la vie des hommes que des récits demeurent pour la postérité.
Si jeune écolier, collégien et étudiant j’ai connu le nom Amon Tanoh, c’est parce qu’il était de notoriété. En effet, à l’école primaire, on nous faisait apprendre sur nos cahiers scolaires les noms des ministres sous Félix Houphouët-Boigny. Aujourd’hui, cela peut paraître surprenant pour nos enfants. En plus, la Côte d’Ivoire était si stable dans son administration qu’on avait en effet le temps de connaître les noms de nos ministres au même titre que la table de multiplication. Aujourd’hui, il y’a quasiment un gouvernement toutes les semaines. A peine veux-tu en féliciter un que celui-ci en est déjà éjecté. Bref ! Disons que j’ai connu ton père dans les livres avant que toi-même tu ne me présentes à lui. Quel sachant ton père ! Il m’a littéralement ébloui par sa science et son savoir, en plus d’être pétri d’une grande humilité qui est la marque des grands hommes.
Cher Marcel,
Te souviens-tu de notre première rencontre ? Moi je m’en souviens comme si c’était hier. Ta réputation d’homme austère t’avait précédée et c’est avec quelque appréhension que j’envisageais notre premier rendez-vous. Quelle ne fut ma surprise de voir un homme certes à l’allure stricte mais d’une franchise vraie. L’ancien séminariste n’a pu s’empêcher d’y voir de la convergence des valeurs de justice et de loyauté. Quelquefois point trop n’en faut pour déceler la vraie amitié, la vraie fraternité.
Oui, à l’époque, en 2000, tu résidais dans cette villa que j’ai bien connue à côté du centre culturel américain à Cocody, ainsi que les bureaux que tu possédais à côté de la clinique PISAM. Quel lieu de refuge secret ce fut pour nous. Si je te dis des mots et des phrases qui font sens pour les initiés, t’en souviendras-tu ? « Mike le War ! », « Pas un kopeck », « Dr Collins » … Certains nous ont devancé ad patres. Que Dieu ait leurs âmes !
Mon cher Marcel
Qu’est-ce que « Mike le War » me manque !
Qu’est-ce que « Mike Le War » te manque j’en suis sûr !
Et cette villa où nous nous retrouvions pour des échanges que nous qualifiions de stratégiques. Je me souviens de ces nuits, de nos réunions nocturnes, parfois jusqu’à 3 heures du matin, où, nous triturant les méninges comme des forcenés à la recherche de la meilleure stratégie, de la meilleure solution pour réintégrer Alassane Ouattara dans le jeu politique ivoirien dont il avait été complètement exclu. L’on nous servait le café jusque tard et ce, malgré, nous tombions de sommeil.
Rappelle-toi : l’année 2000 fut particulièrement rude pour nous. La répression était tout aussi féroce que maintenant.
Et dans cette situation dangereuse dans laquelle nous nous trouvions, nous avons pu travailler sans relâche pour faire en sorte d’impacter la vie publique, politique de notre pays.
Toi tu étais déjà un fidèle compagnon de l’actuel président Ouattara, dont tu étais le directeur de cabinet. Moi je venais de rejoindre sa cause en dépit des mises en garde et des reproches de mes camarades de la gauche politique ivoirienne, eux qui ne comprenaient pas que j’aille soutenir le persécuteur des étudiants de 1991 et le bourreau des libertés civiques et politiques en Côte d’Ivoire. Celui-là même qui, le 18 février 1992, avait emprisonné les leaders politiques tels que Laurent GBAGBO, Simone GBAGBO, Martial Ahipeaud, René Dégni-Ségui éminent professeur de droit. Ainsi Alassane Ouattara était traité de réactionnaire de droite.
Je me rappelle aussi les railleries et les moqueries que tu subissais de la part des grandes familles PDCI qui ne comprenaient pas que toi, le fils bon teint d’un baron du PDCI, tu ailles soutenir ce dernier quand le débat sur sa nationalité faisait rage. Et alors tu me disais : « Guillaume, je connais Ouattara. C’est un homme d’honneur et de parole. Jamais il ne nous fera regretter notre choix. Je le connais, c’est un homme de grande valeur ! Il transformera la Côte d’Ivoire pour le bonheur des ivoiriens ». Et moi je buvais tes mots. Je croyais en ce que tu me disais. Je me dois de te dire aujourd’hui que ces éloges que tu faisais sur Ouattara me permettaient d’argumenter face aux mises en garde de mes compagnons de la gauche !
A la date d’aujourd’hui, penses-tu que nous nous sommes trompés ?
Moi je suis perplexe et désorienté tant la métamorphose de l’homme est presqu’irrationnelle !
Mais je suis plutôt impatient de t’entendre sur le sujet.
Pourquoi l’annonce de ta démission ne m’a-t-elle pas surpris ? Ô que je te connais fort bien ! Sans te parler et sans que tu m’en parles, je le savais en mon for intérieur.
Oui, je te connais bien et je sais que c’est réciproque. En effet, nous avons appris à nous fréquenter et à consolider cette amitié, mais surtout cette confiance nécessaire, pour ce que nous avons fièrement accompli pour la Côte d’Ivoire. Nous avons ensemble affronté des dangers sur lesquels il n’est nul besoin de revenir. Tiens, si tout de même ! Te souviens-tu de cette nuit fatidique où toi, moi et un certain capitaine Gaoussou Soumahoro, depuis lors devenu général, avions failli nous faire canarder à Yopougon ? Nous revenions sur ses conseils, de présenter nos condoléances à la famille d’un soldat décédé. Nous nous sommes tapis dans la broussaille haletants, respirant à peine. La troupe qui était à nos trousses, fort heureusement, ne nous retrouva pas. Ce jour-là nous aurions pu perdre nos vies. Mais Dieu nous sauva. Cela me marqua à jamais. Mon estime pour toi s’est accrue face à tant de courage. J’avais désormais confiance, nous pouvions ensemble affronter tous les dangers comme si nous étions invincibles.
C’est à cette époque que toi et moi avions pris la résolution de faire tout ce qui était humainement possible pour que M. Ouattara devienne le Président de la République de Côte d’Ivoire. Mais restons tout de même modestes.
C’est alors qu’il a fallu affronter les dangers !
Que de misères, que de souffrances n’avons-nous traversées ! Que de douleurs vives n’avons-nous vécues ensemble !
Mon cher Marcel,
Te souviens-tu que lors des difficultés que la Côte d’Ivoire a connu, on nous accusa d’en savoir bien plus sur le prétendu coup d’Etat de la Mercedes Noire en janvier 2001 ?
Et nous dûmes, in extremis, chacun par son chemin, prendre la voie de l’exil.
Nos cœurs frissonnaient alors de frayeur d’être éliminés. Car à l’époque, contrairement à ce qui était dit, toi et moi étions bel et bien sur la liste des personnes ardemment recherchées. Je dus me déguiser comme je te le révélerai plus tard, pour sortir de la Côte d’Ivoire. Tu comprendras aisément que je réserve à mes mémoires les pistes par lesquelles toi et moi passâmes pour rejoindre la terre voisine du Burkina Faso où nous engageâmes un pénible, long et rude exil, dans l’isolement total et le dénuement. Seuls le courage et la résilience nous servirent alors de viatique dans cette traversée du désert.
Je me dois de te dire que c’est au cours de notre long exil que j’ai appris réellement à te connaître, un peu comme on apprend à percer l’énigme d’un sphinx. L’homme Marcel Amon Tanoh dit « Tam-Tam » pour les initiés, se révéla alors à moi. Au cours de nos déjeuners, de nos dîners, ou même lorsque nous étions quelquefois saisis par un désespoir passager, nous nous préoccupions avant tout du sort de Monsieur Alassane Ouattara avant le nôtre. Nous avions uni nos efforts et nos intelligences pour que Monsieur Ouattara puisse regagner la Côte d’Ivoire.
Je me permets de faire ce témoignage parce que de tous les collaborateurs de Monsieur Ouattara, tu as été celui qui a fait preuve de courage et de sacrifice pour son succès d’aujourd’hui. Tant de privations, d’humiliations, de souffrances ! En ces temps de braise, bien d’autres ont préféré l’exil doré de l’Hexagone.
Aujourd’hui repus, ils seront les premiers à te jeter la pierre de l’ingratitude.
Nous avons travaillé depuis notre exil au Burkina Faso à impacter la vie publique de la Côte d’Ivoire. Je dois dire que sans ta confiance, sans tes conseils pertinents et avisés, sans ta détermination, nous n’aurions pas pu réussir.
Au moment où tu rends ta démission du gouvernement ivoirien, je n’ai pu en ce 19 mars 2020, résister à l’irrépressible tentation de rendre témoignage de ta loyauté et de ta fidélité envers Monsieur Alassane Ouattara. Je suis un témoin vivant et ma mémoire demeure vivace sur tout ce que tu nous disais et sur tout ce que tu me confiais, sur la nécessité de rester loyal et dévoué à Monsieur Ouattara. Plus jeune, j’étais peut-être fougueux, mais j’avais mon temps pour moi. Et pourtant, toi l’aîné, tu n’as jamais failli, ni douté que Monsieur Ouattara aurait un grand destin en Côte d’Ivoire. A contrario, certains qui, aujourd’hui jouent les loyaux avec obséquiosité, hier avaient parié que jamais Alassane Ouattara ne serait président de la Côte d’ivoire. Et toi Marcel, tu le sais aussi bien que moi.
Vint le 19 septembre 2002. Malgré le poids, l’immensité de la contribution que tu as apporté, tu as eu l’intelligence et la sagesse de la discrétion et tu t’es effacé pour laisser le chemin aux quelques opportunistes de service, quand il s’est agi d’aller aux négociations de Marcoussis. Et cela n’a point émoussé ta détermination et ta loyauté vis-à-vis de Monsieur Ouattara. Nous avons ensemble été au gouvernement. L’homme discret que tu es, n’a jamais voulu évoquer cette part de lutte et ta contribution à celle-ci. Tu me disais et je m’en souviens encore : « Guillaume, je suis un homme qui ne parle pas, je ne parlerai pas. »
Or, c’est surtout avec tes conseils et l’élan que tu as impulsé que nous avons continué pour accomplir ce que nous avons accompli. Parfois ta discrétion et ton effacement me surprenaient, mais j’avais confiance en toi parce que je savais que tu étais guidé par l’expérience. C’est aussi la raison pour laquelle, j’ai sollicité quelques rendez-vous avec toi à Abidjan pour que nous fassions le bilan du combat que nous avions mené et pour que nous apprécions les perspectives.
Tu m’as toujours conseillé la patience. Je me souviens encore que quand j’ai décidé de rendre ma démission de la présidence de l’Assemblée Nationale, tu m’avais, comme à ton habitude, suggéré de ne pas le faire. Mais cette fois-ci je ne t’ai pas écouté, je n’en pouvais mais, tout simplement. L’homme pour qui nous avions consenti tant de sacrifices, s’était éloigné de l’idéal commun.
Exactement un an après mon départ du perchoir dans les circonstances sur lesquelles il n’est nul besoin de revenir, j’avais l’intime conviction que ton sens de la dignité et ton sens de l’honneur te pousseraient à poser le même acte que moi. C’est pourquoi aujourd’hui, je suis fier de l’homme que j’ai connu et avec qui j’ai cheminé. Cet homme qui ne se laisse ni intimider, ni manipuler, tant son amour pour la Côte d’Ivoire est sincère et vrai.
A l’époque, tu m’avais fait le reproche de prendre la décision de démissionner, au lieu d’opter pour l’entréisme, de rester au RHDP, de bousculer les positions, pour changer les choses de l’intérieur. Tu y as cru plus que moi, par sagesse peut-être. Mais ma position était que l’entréisme n’avait jamais été une solution, car l’appareil politique ne pouvait que nous broyer. Et c’est pourquoi j’ai refusé la confrontation avec le Président Ouattara. J’ai donc choisi de sacrifier mon poste, si telle était la volonté de Dieu, car j’ai toujours été sincère et loyal envers Monsieur Ouattara. Je ne pouvais rester au RHDP dans ces conditions d’indignité. Je suis parti le cœur léger, l’âme en paix, voguant pour l’aventure de mes convictions.
A l’instant où j’apprends l’annonce de ta démission, je suis sûr et même convaincu que tu as, toi aussi, le cœur et l’âme en paix. Que tu es fier d’avoir accompli en toute loyauté, ton devoir pour la Côte d’Ivoire et rempli avec droiture ta mission auprès d’Alassane Ouattara que tu as tant servi. Il est bien curieux que ceux qui ont eu le courage de leurs opinons dans l’équipe de Monsieur Ouattara et de les affirmer avec sincérité, soient devenus des parias. Comme s’il fallait rembobiner le fil de l’histoire et acter le déni de la réalité.
Aujourd’hui, te voilà dans l’arène politique, cher Marcel ! Je préfère te prévenir que la calomnie, la méchanceté te frapperont comme je l’ai été et le suis encore ! Mais pour être passé à la trappe avant toi, je ne puis que formuler ici même des vœux sincères de réussite. Il te faudra du courage, je sais que tu en as. Il te faudra de la résilience, je n’en doute point ! Mais surtout, il te faudra de la tolérance vis-à-vis de ceux qui, hier nous appelaient frères, mais qui dans la brume crépusculaire, nous en ont tant voulu, quelquefois mortellement ! Ceux-là mêmes qui, pour un plat de lentilles, sont prêts à faire prospérer les plus graves injustices dans notre pays !
Mon cher Marcel,
Cette lettre ouverte n’a pas pour objectif un calcul politique. Mais je me suis dit qu’il m’était de devoir de t’exprimer mes sentiments les plus sincères. Je te souhaite bon vent et plein succès. Je suis sûr que c’est le camp de la vérité qui gagne. Sûr que tu sauras apporter avec la même détermination et le même courage, ta contribution à l’édification d’une société éprise de paix et à l’accomplissement heureux de la nation ivoirienne que nous souhaitons tous. Tel fut et demeure notre idéal initial pour lequel nous avons sacrifié nos vies de famille et pour certains d’entre nous, malheureusement leurs vies. Restons orientés sur la boussole de nos convictions fondamentales et que justice et vérité guident nos pas au cœur du brave peuple de Côte d’Ivoire.
A ceux qui nous jettent aujourd’hui la pierre, je rappelle qu’il est dit dans la Bible que les premiers seront les derniers. Ceux qui aujourd’hui nous jettent, avec rage, les premières pierres de la haine, doivent retenir qu’ils recevront les dernières pierres de la justice divine.
Reçois donc ici, comme toujours, cher Marcel, l’expression de ma fraternelle estime. Que Dieu nous bénisse !
En terre d’exil,
Guillaume Kigbafori Soro