Côte d’Ivoire : La réconciliation selon les Ivoiriens
2. La phase du dialogue et de la négociation
Qui doit-on réconcilier ? Quel est le but visé dans cette réconciliation nationale ? Comment se fait la réconciliation nationale ? Voilà autant de questions que nous soulevons afin de susciter davantage la réflexion pour faire ressortir les enjeux de la réconciliation que proposent les hommes. En effet, la réconciliation nationale qui devrait se porter sur tous les groupes humains qui occupent le territoire ivoirien en vue de leur participation effective à tout ce qui contribue à la paix, au développement et à « la reconnaissance du droit de chacun à agir conformément à ses valeurs et à ses projets »[1] est malheureusement l’apanage des leaders d’opinions, des partis politiques et des syndicats. Or chacun et tous ont des droits et des devoirs suivant leur situation sociale et le niveau de leur responsabilité. Autrement dit, toutes les bonnes volontés doivent être conviées pour la construction de la réconciliation nationale. Pour JEAN PAUL II, « la pratique de la solidarité à l’intérieur de toute société est pleinement valable lorsque ses membres se reconnaissent les uns les autres comme des personnes. Ceux qui ont plus de poids, disposant d’une part plus grande de biens et de services communs, devraient se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager avec eux ce qu’ils possèdent. De leur côté, les plus faibles, dans la même ligne de la solidarité, ne devraient pas adopter une attitude passive ou destructrice du tissu social, mais, tout en défendant leurs droits légitimes, faire ce qui leur revient pour le bien de tous. Les groupes intermédiaires, à leur tour, ne devraient pas insister avec égoïsme sur leurs intérêts particuliers, mais respecter les intérêts des autres ».[2] Plus exactement, puisque la réconciliation est dite nationale, elle doit être l’entreprise de tous et de chacun et orientée en direction de tous. Nous devrons à cet effet, éviter de bâtir une réconciliation dite nationale en faisant des frustrés où croupissent des victimes innocentes qui ne bénéficient pas de la réconciliation nationale. Ainsi décrite, la réconciliation nationale en Côte d’Ivoire, doit viser l’intérêt supérieur de la Nation et à la fois l’unité des cœurs et d’harmonie entre les fils et les filles de ce pays pour son développement et l’épanouissement de tous. Elle ne doit en aucun cas être une occasion pour défendre les intérêts mesquins et inavoués d’un groupe restreint. Car « espérer pour soi seul serait d’un égoïsme et d’un orgueil insupportables »[3]. Aussi, assiste-t-on très souvent au nom de la réconciliation et de la justice qu’elle requiert à une véritable chasse à homme, une chasse nourrie par des instincts grégaires qui compromettent gravement la réconciliation elle-même.
3. Le forum de la réconciliation nationale
Le forum de réconciliation nationale qui a eu lieu du 09 octobre au 18 décembre 2001 fut un moment important du processus de la réconciliation après les événements tragiques qui ont émaillés l’histoire de la Côte d’Ivoire. Ce forum était de nature à ramener la paix qui était devenue de fait “une denrée rare” en Côte d’Ivoire. Ainsi, trois grands thèmes sont proposés par le directoire aux intervenants : les problèmes politiques, la gouvernance et les problèmes socioculturels. En plus des grands thèmes, nous avons des sous thèmes dont la question foncière, l’une des principales causes des tensions entre les nationaux ivoiriens ou entre les populations ivoiriennes et les populations étrangères qui figurent au rang des sous-thèmes de la gouvernance. Les autres sous thèmes au niveau de la gouvernance sont : les disparités régionales, la fiscalité, le système judiciaire, les dysfonctionnements de l’Etat, la lutte contre le chômage et l’éradication de la pauvreté. Les problèmes socio-culturels couvrent un éventail de sous thèmes qui vont des phénomènes identitaires aux questions de l’éducation des jeunes et des femmes. Les sous thèmes, directement liés à l’actualité du forum et relatifs à des questions très sensibles sont : la question ethnique, la question religieuse, la question de l’ivoirité et la question de la citoyenneté. Enfin, l’analyse des problèmes politiques prend en compte la période de la transmission militaire, ainsi que la période antérieure ; elle doit aboutir à des propositions pour l’avenir de la Côte d’Ivoire car « l’homme d’aujourd’hui se définit beaucoup plus à partir du futur qu’à partir du passé »[4]. L’objectif du forum de la réconciliation nationale était de créer un cadre de résolution des problèmes qui ont fragilisés le tissu social, politique et économique ivoirien. Ainsi, le forum a permis de réaliser la rencontre entre des frères qui étaient devenus des ennemis. On peut citer l’exemple des leaders des partis politiques qui étaient présents au forum. Cependant, l’actualité politique, sociale et économique de notre pays nous fait dire que le forum de la Nation n’a pas donné les fruits escomptés. En effet, les nombreux sujets à débattre n’offraient pas un examen sérieux et une étude approfondie de chaque cas. C’est d’ailleurs ce que dit l’adage : « qui trop embrasse mal étreint ». D’ailleurs, « Certains ont vite fait d’expliquer ce nombre pléthorique de sujets comme étant l’expression de la volonté de camoufler les problèmes essentiels »[5]. En outre, certaines vérités qui étaient susceptibles de libérer les consciences et d’établir les actions futures n’ont pas été dites. Or, la révélation de ces vérités nécessaires fut exprimée par le porte-parole de la Conférence Episcopale de Côte d’Ivoire, Monseigneur Laurent MANDJO qui disait : « le peuple veut savoir aujourd’hui la vérité sur le cas de Monsieur Alassane OUATTARA, sur les commanditaires et les responsables lointains et immédiats du coup d’Etat de Décembre 1999 et leurs motivations profondes »[6]. Par ailleurs, le non-respect de certaines dispositions essentielles pour la réussite du forum a fait de celui-ci un grand moment de défoulement collectif. Citons en exemple l’article 15 du code de conduite qui prescrit que « les motions ne sont admises pour quelque motif que ce soit. Les participants au forum doivent s’abstenir de tout applaudissement ou réprobation » n’était pas respecté. De même, la prescription de déposer les Communications avant l’ouverture du forum et de respecter les textes n’était pas suivie si bien que certaines interventions furent des réponses aux propos tenus antérieurement.
La tirade Vérité-Repentance-Pardon a disparu au profit du fanatisme et de “la raison du moi”. Dans un tel contexte, la réconciliation entre l’offenseur et l’offensé ou tout simplement entre les ivoiriens est en danger. En effet, la réconciliation est « en danger quand son nom sert souvent de paravent à certains individus qui cachent mal leur volupté et leur désir de domination, quand en son nom, de nombreux abus se font jours »[7]. Après le forum de la réconciliation nationale le développement de l’actualité ivoirienne nous conduit aux accords de Linas-Marcoussis.
4. Les accords de Linas-Marcoussis
L’idée de la signature des accords de Linas-Marcoussis n’a pas mûri comme le fruit d’une méditation prolongée après l’éclatement de la guerre mais comme la fleur spontanée d’une quête de paix que les organisations sous régionales et africaines n’ont pas pu satisfaire. En effet, avant la table ronde de Linas-Marcoussis, nous notons le sommet de la CEDAO à Accra le 29 Septembre 2002 qui met sur place un groupe de contact chargé d’assurer la médiation entre le gouvernement légal de Côte d’Ivoire et les “forces nouvelles”. Ensuite, auront lieu les négociations de Lomé entre la délégation du gouvernement et celle des “forces nouvelles”. De même, les présidents du Mali et du Burkina Faso invitent le président de la Côte d’Ivoire à les rencontrer à Bamako le 03 Décembre 2002. Aussi, du 17 au 19 décembre 2002 à Dakar se tient un sommet extraordinaire des chefs d’Etat de la CEDEAO pour la paix en Côte d’Ivoire. Aucune solution ne parvenant à se faire jour en terre africaine, la France organise d’une part une table ronde entre les principaux partis politiques ivoiriens et “les forces nouvelles” à Linas-Marcoussis du 15 au 24 Janvier 2003 et d’autre part une réunion des chefs d’Etats concernés à Kléber. L’objectif de cette table ronde était de nature à rétablir la confiance et à sortir de la crise. Dans cette perspective, cette table ronde a permis d’analyser la situation de la Côte d’Ivoire et de faire des propositions pour le retour de la paix. Elle a donc favorisé le rapprochement des différentes positions et à aboutir à un consensus. Ces accords reflètent la marche en avant de la Côte d’Ivoire et la volonté commune de vivre ensemble. La Table Ronde réaffirme la nécessité de préserver l’intégrité territoriale de la Côte d’Ivoire, le respect de ses institutions et de l’autorité de l’Etat. Elle rappelle son attachement aux principes de l’accession au pouvoir et de son exercice de façon démocratique. Grâce aux accords, un gouvernement de réconciliation nationale sera mis en place. Aussi, une loi d’amnistie a été votée et les prisonniers de guerre libérés. Par ailleurs, le 4 juillet 2003, les militaires ont signé la fin de la guerre. Cependant, malgré les progrès notables, avouons également que les accords de Marcoussis ont provoqué beaucoup de clameurs et de violentes manifestations. Mais nous n’allons pas nous attarder sur les mouvements de protestations organisés par les “anti-Marcoussistes”. Nous voulons simplement faire remarquer les points suivants au nombre des insuffisances de ces accords comme l’écrivait Aristide KONE : « depuis Février 2003, “Afrique Education” a toujours dit que les-dits accords étaient intellectuellement bien ficelés mais inapplicables sur le terrain. Même avec le soutien de la communauté internationale. Aujourd’hui, cette évidence saute aux yeux »[8]. En effet, les accords de Marcoussis du fait qu’ils n’ont pas pu être négociés en Côte d’Ivoire ni en Afrique et ni par les organisations continentales ou sous régionales, « annoncent par le fait, cette manière de tutelle internationale, attentatoire à la souveraineté et à la fierté nationale »[9]. En plus, les signataires étaient les partis politiques et les “forces nouvelles”. La société civile ivoirienne, l’Etat de Côte d’Ivoire et l’armée ivoirienne n’étaient pas représentés comme si c’était seulement les partis politiques et les “mouvements rebelles” qui étaient concernés par la réconciliation. Il fallait s’ouvrir aux autres personnes. En outre, « la grande faiblesse de l’Accord de Linas-Marcoussis est de s’être contenté d’éditer les principes généraux ; de n’avoir pas prévu les modalités d’application, laissant aux chefs d’Etat réunis à Kléber et aux différentes institutions chargées de sa mise en œuvre, le soin d’élaborer un chronogramme, de mettre en place une approche méthodologique de préparation technique et psychologique de retour à la paix et prendre des mesures susceptibles d’être comprises et acceptées par l’opinion nationale »[10]. C’est-à-dire qu’il était opportun de préparer les esprits et les consciences des ivoiriens afin qu’ils soient à mesure de comprendre et d’accepter les accords de Marcoussis en l’insérant dans le processus de la réconciliation nationale sur la base de triade Vérité-Repentance-Pardon. Cette triade socle de toute réconciliation est omise par ces Accords. Elimane FALL constatant les limites de ces Accords s’interroge en ces termes : « mais s’était-on simplement demandé si toute l’architecture de Marcoussis pourrait être réalisée dans les délais alors qu’aucun embargo sur les armes en direction de la Côte d’Ivoire n’a été décidé et que la communauté internationale liait tout ou parti de son concours financier aux progrès réalisés dans l’application des Accords de Marcoussis »[11]. Enfin, nous convenons que la réconciliation que proposent les hommes ne saurait satisfaire vraiment les attentes de la Côte d’Ivoire à cause des obstacles à la conversion.
Samuel BEUGRE
[1] A. TOURAINE, Pouvons- nous vivre ensemble ? égaux et différents, Paris : Fayard, 1997, 177.
[2] P. Jean Paul II, Lettre Encyclique sollicitudo rei socialis, Kinshasa : Saint Paul Afrique, 1988, 90.
[3] H.U. V. Balthasar, Espérer pour tous, Paris : Desclée de Brouwer, 1987, 69.
[4] L. BOFF, Jésus-Christ libérateur, Paris : Cerf, 1974, 237.
[5] M. LE PAPE -C. VIDAL, Côte d’Ivoire l’Année terrible 1999-2000, 2002, 334.
[6] L. MANDJO (Evêque), “Les conditions pour la vraie réconciliation” communication de la Conférence Episcopale de Côte d’Ivoire au forum pour la réconciliation nationale .
[7] G. GAZOA, Dieu en danger ! j’accuse …, Abidjan :Edition de l’UCAO, 2002, 12.
[8] A. KONE, “Côte d’Ivoire :l’inévitable échec des accords de Marcoussis”, Afrique Education 141-142, Bimensuel du 1er au 31 Octobre 2003, 24.
[9] F. V. WODIE, “l’audace et le courage d’être l’Etat”, Débat courriers d’Afrique de l’Ouest 6 – 7, juillet-Août 2003, 16.
[10] P. A. N’GUESSAN, L’Accord de Linas – Marcoussis : une voie de sortie de crise, Abidjan : collection
Evènement, Mars 2003, 28.
[11] E. FALL, “C’était peut-être trop beau”, jeune Afrique l’Intelligent 2245- Du 18 au 25 janvier 2004, 71.