L’un des titres portés par le pape est « le souverain pontife ». Pontife vient de deux mots latins : pons, pontis = pont et facere = faire, construire. Le « pontifex » est celui qui fait ou construit des ponts. Séry Bailly était à sa façon un pontife parce qu’il était un jeteur de ponts entre les générations, parce qu’il voulait que les jeunes sachent ce que les aînés avaient écrit/fait et inversement. L’ouvrage « Porteurs d’espoirs » (L’Harmattan, 2013) a ainsi pour but de porter, à la connaissance de ceux qui sont nés dans les années 60, 70 et 80, le parcours et les combats des Christophe Wondji, Harris Memel-Fotê, Christophe Dailly, Barthélemy Kotchy, Georges Niangoran-Bouah, Laurent Aké-Assi, Benié Tanoh ou Coulibaly Yédiety. En acceptant de préfacer les ouvrages de quelques jeunes auteurs, il souhaitait probablement envoyer aux anciens le message suivant: « Lisez vos petits frères et vous saurez comment ils voient le monde, la Côte d’Ivoire, les hommes et femmes politiques du pays, etc. Ça vaut vraiment la peine de connaître leurs rêves, passions, indignations et colères. » Bailly désirait ardemment que ces deux univers, le monde des Charles Nokan et celui des Macaire Etty, se découvrent, se rencontrent et se parlent car, pour lui, seule la rencontre peut permettre aux humains de se débarrasser des « préjugés [qui] ont toujours la peau dure [et] influencent les jugements qu’on porte sur les autres, quelle que soit leur performance ». Il ne parlait ni d’être ensemble ni de vivre ensemble, peut-être parce que le second concept cher au Rassemblement des Républicains était devenu autre chose (vivre chez les autres sans eux) que ce qu’il devrait être dans notre pays. Au « vivre ensemble » Séry préférait le « faire chemin ensemble »
Le 12 janvier 2010, la République d’Haïti fut dévastée par un tremblement de terre. De nombreux cadres et hauts cadres perdirent la vie dans cette tragédie. Pour Séry Bailly, il était hors de question que les Africains abandonnent ce pays meurtri à son triste sort. Il préconisait donc que l’Afrique subsaharienne fasse chemin avec les Haïtiens, qu’elle les aide à panser leurs blessures, bref qu’elle leur apporte l’aide dont peut avoir besoin un pays qui vient d’être frappé par un violent séisme parce que Haïti est une partie de nous-mêmes tout comme la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, parce que « nous sommes fils du même village ». C’est le message central de l’ouvrage « Paroles de Côte d’Ivoire pour Haïti. Notre devoir de solidarité » (Ceda/Nei). Le message est toujours d’actualité car le pays souffre cruellement d’un manque d’enseignants et de médecins. Cela montre que Bailly n’était pas replié sur son pays, mais qu’il pouvait voir loin et grand. Indiscutablement, il y avait du Camus chez lui car, comme l’auteur de « La Peste », il était révolté par la souffrance, la mort, les injustices qu’il ne se contenta pas d’expliquer car le plus important et le plus utile, à ses yeux, était le combat contre le mal sous toutes ses formes. Combattre par la solidarité et le partage.
Il était bien conscient que le « faire chemin ensemble » devait commencer dans son propre pays. C’est tout le sens de l’expression « ne pas perdre le Nord » dans l’essai qui porte le même titre et fut publié par Educi en 2005. L’expression est à la fois une prise de position contre la partition du pays et une invitation à savoir raison garder. Même si la cause qu’on défend est juste, on doit demeurer raisonnable, c’est-à-dire qu’on doit se garder de faire sécession, de quitter la famille avec une partie du pays, estimait-il.
Bailly voyait les Africains francophones et anglophones comme faisant partie d’une seule et même famille. Il ne comprenait donc pas que des peuples, qui partagent la même histoire marquée par l’esclavage, la colonisation et le néo-colonialisme, se laissent diviser par les langues du colonisateur. Pour démontrer que les Africains sont fils et filles de la même mère et que leur histoire commune compte plus que la langue dans laquelle ils s’expriment, il choisit, pour sa thèse de doctorat, de travailler sur « Le désenchantement dans les romans des écrivains africains anglophones de la deuxième génération (A. K. Armah, K. Awoonor, W.T. Ngugi, W. Soyinka) ». J’avais déjà lu « Enfant, ne pleure pas » du Kenyan James Ngugi et « Les Tribulations de frère Jéro » du Nigérian Wole Soyinka mais c’est Séry Bailly qui me fera entrer dans la pensée du Ghanéen Ayi Kwei Armah à travers son livre culte « L’âge d’or n’est pas pour demain » (The beautiful ones are not yet born). C’était dans le cadre du Certificat d’études africaines que nous devions décrocher en même temps que la licence ès Lettres Modernes à la fin de l’année académique 1986-1987.
« Il fut un pontife » (2)
QUELQUES COMMENTAIRES
Mon cher frère, encore une fois merci de servir de gouvernail de nos consciences. Lire, écrire, donner son avis, voilà les actes pour construire de véritables ponts humains nécessaires pour changer le monde. Professeur Séry Bailly a tiré sa révérence, mais il laisse des hommes comme toi, soucieux de notre jeunesse, soucieux de l’avenir de la Côte d’Ivoire, de sa cohésion sociale, de son rayonnement qui ne peut émaner que de la volonté de tous ses fils et filles de cheminer ensemble avec leurs diversités et fragilités de tous ordres. Nous avons tous à comprendre que l’Union et la Discipline font la Force.
Merci! Je côtoyais un homme, j’avais fini par intégrer qu’il était d’une très grande valeur académique, d’une humilité désarmante (il a dit à Salif Traoré de Magic Systèm, à Yacolidabouo en mars 2018, « je regardais le Zouglou de loin mais je vais m’en rapprocher et avec vous, je vais m’en imprégner… »), mais sa mort me le fait découvrir davantage dans toute sa dimension: les hommages qui fusent pleurent un «Yakassagnon », le sachant de nos villages, le puits qui garde en lui, les connaissances de son environnement et les distille à qui veut les connaître, sans frais. Un véritable pont entre les générations, qui nourrit les contemporains et les jeunes de l’histoire des anciens, histoire comprise comme vie passée, vie du passé dans leurs dimensions anthropologiques, sociologiques, économiques, politiques, démocratiques, organisations spatiales, migrations et mutations.
Sery Bailly était donc un Yakassagnon de notre époque que j’ai côtoyé.
Chaque hommage que je lis me conforte dans l’idée le Professeur Sery Bailly n’a pas vécu inutile…
J’aurais tellement aimé le rencontrer. Une énorme perte. Toute cette génération de grands intellectuels qui part. Il ne reste plus grand monde. Heureusement (si je peux me permettre) qu’ils nous ont laissé des œuvres inestimables. Paix à ton âme grand Homme. Et merci Jean-Claude pour cet hommage ô combien si poignant.