« On ne peut pas résoudre un problème avec le même mode de pensée que celui qui a généré le problème. » A. Einstein
De nombreuses souffrances infligées à la Nation Ivoirienne, pour des motifs politiques auraient pu être évitées, si nous avions appris de l’art de construire et de conserver la paix du Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY. Celui-ci, par contraste avec la manière de penser la politique uniquement en termes d’affrontement et de rivalité, aurait tempéré les tendances exclusivistes, répressives, ethno-discriminatoires, autocratiques et insurrectionnelles adoptées par les entrepreneurs politiques qui lui ont succédé. En effet, ces derniers ont développé pour conquérir et conserver le pouvoir, des théories et des pratiques qui ont ruiné tour à tour, les concepts de la Nation, de la citoyenneté, de la cohésion sociale, nié l’humanisme de notre systèmes de références, détruit la neutralité et la distance de l’État vis à vis du corps social. L’idéal national a été profondément transformé par l’introduction de contre-valeurs, prônant la sélection ethnique, la partition territoriale et l’exclusion politique. Pourtant, il nous faut bien admettre au final, que l’objet politique, en tant que ambition première de servir le bien être des populations dans la durée, doit être le critère prépondérant permettant de déterminer les conditions de l’exercice du pouvoir et la mesure des efforts à mobiliser pour construire et conserver la cohésion sociale, la paix et l’ordre public. Poussé jusqu’à son extrémité, la politique revient en fait, à éliminer de celle-ci, toute motivation égocentrique, pour ne faire d’elle, qu’un moyen tendu vers une finalité : le développement dans la paix, la stabilité et la cohésion de la communauté nationale. Nous avons perdu ce lien primordial entre les moyens et la finalité politique. Pire, nous avons instrumentalisé l’État, le Droit, les Institutions, les moyens politiques et militaires au profit d’ambitions personnelles et d’individus charismatiques que nous avons « déifiés » à la limite du bon sens et contre toute rationalité. Le dommage fait au peuple Ivoirien et les conséquences négatives de l’attitude des héritiers immédiats de l’ère Houphouët-Boigny découlent d’un enseignement mal assimilé de notre histoire, des motifs trop superficiels de l’engagement politique, mais surtout d’une interprétation erronée de la culture de paix que nous a légué le « Père de la Nation ». A cette donne, s’ajoute la promotion et la manipulation de concepts mal définis dans le champ politique. Diffusés à escient vers une population souvent analphabète, ceux-ci ont prospéré avec diverses fortunes, le plus souvent funestes. Les masses populaires, séduites par des formules politiques, jugées par elles brillantes, ont été déroutées par leurs conséquences ultimes. Elles s’y sont accrochées sans tenir compte de certaines réalités économiques, sociales et historiques, mais surtout sans comprendre toutes les implications sous-jacentes de la pensée politique et les calculs des promoteurs de ces concepts novateurs, qui marquent la rupture avec la tradition et la pensée de l’humanisme de paix du Président Houphouët-Boigny. Les concepts et les idéologies ont besoin de clarté, pour éviter l’obscurantisme des masses, se manifestant par la négation de la réalité objective, des comportements rétrogrades et l’expression de considérations en totale déconnexion avec l’évolution des choses. Cette forme de populisme est un véritable fléau.
L’influence de la culture de paix et de compromis bâtie par le Président Houphouët-Boigny, fut étouffée à la fois, par la lame de fonds du mouvement révolutionnaire porté par la gauche Ivoirienne et sa répression sauvage, puis les habitudes contre-productives du parti unique lui-même (absence de compétition démocratique, intolérance à la différence, pratiques autocratiques, culte de la personnalité, confiscation de l’Etat et du capital, etc…). Sans véritable idéologie, le Président Houphouet-Boigny a commencé à penser la paix dans le contexte dominant du parti unique, avant d’avoir pu achever la révision de ce concept sous l’empire de la transition démocratique, qui a contesté ses capacités de gestion et la légitimité démocratique de son pouvoir au soir de sa vie. Il en résulte que sa philosophie politique et son humanisme de paix, n’ont pas été codifiés par lui-même, et demeurent, de ce fait, exposés à des abus de sens et des erreurs d’interprétation. En d’autres termes, son testament politique n’est pas écrit. Il est reconstitué et construit. Avant que les chercheurs et les historiens ne parviennent à dégager un fil directeur à toute son œuvre, la Côte d’Ivoire était déjà en proie aux extrémistes de toutes sortes, et la voix du « vieux sage », au sens proverbial que lui donne Amadou Hampâté-Bâ, non seulement s’était tue à jamais, mais avait peu d’écho sur la conduite des uns et des autres, engagés dans une lutte de pouvoir sans merci. L’idée principale, ici, serait de faire revivre cette voix depuis Yamoussoukro à l’occasion de la commémoration du 25ème anniversaire de sa disparition, pour conjurer l’inconsistance politique qui gagne à la fois son parti, le PDCI, et la classe politique toute entière, où règne à nouveau la confusion et l’ambition démesurée des égos et des extrémismes. L’art suprême de la paix, c’est la capacité à régler tous les problèmes qui surgissent par le dialogue, sans recourir à la force, à la répression et à l’exclusion. Nous avons pris la fâcheuse habitude de concevoir le pouvoir en termes de monopole et de penser la politique en termes d’adversaires, voire d’ennemis, plutôt que de concurrents, voire de frères. Autant dire, penser la compétition démocratique dans un esprit ouvert et pacifique, en lien avec la finalité de l’objet politique : améliorer les conditions de vie des populations. Cet objectif passe par des conditions préalables indispensables, dont la cohésion sociale, la paix, la discipline et l’ordre public.
C’est l’occasion de prendre pleinement conscience de la pérennité des principes les plus fondamentaux qui existent en matière politique. Nous devons comprendre que la paix est une question vitale pour la vie d’un État et la survie d’une Nation. Aussi, elle mérite plus d’attention de la part du politique. Elle exige pour nous Ivoiriens, après plus d’une décennie de crise militaro-politique, une rébellion, une guerre civile, une analyse approfondie, à travers l’humanisme de paix du Président Houphouët-Boigny. La réflexion sur la paix a besoin de fondement rationnel et pratique pour inspirer notre idéal de société et la gouvernance de notre pays. On a trop banalisé des concepts comme celui de la paix, tout comme celui de la guerre et de la mort du reste. Nous avons besoin de re-sacraliser comme en religion, la vie et la paix en Côte d’Ivoire, de redéfinir certains concepts qui ont investis le champ politique. L’expérience nous a démontré que c’est sur la base de ceux-ci que le corps social et l’État se sont délités.
Les conditions intellectuelles, morales, les valeurs culturelles, les principes politiques, la tradition républicaine, les circonstances socio-politiques et la manière d’exercer le pouvoir concourent à la détermination de la paix et de la cohésion sociale dans un pays. Les entrepreneurs politiques dont les plus emblématiques, les Présidents Ouattara, Bédié et Gbagbo doivent intégrer ces facteurs dans leur approche de la paix. C’est une approche globale et multiforme. La paix n’est pas une absence de conflit ou de tension. Elle n’est pas synonyme de platitude. Elle est une volonté constante en œuvre, une construction permanente. Il s’agit de conserver les valeurs d’une société, de préserver tous les équilibres, souvent fragiles, qui gouvernent une société, et d’apprécier avec justesse leur impact sur l’économie, la démocratie, l’état de droit, la bonne gouvernance, la justice sociale, l’ordre public et la sécurité.
Le prolongement d’une crise, qu’il soit artificiel ou réel, ne saurait jamais profiter à un pays et à ses populations. La Côte d’Ivoire a tort de vouloir l’entretenir en refusant le dépassement, à côté du nécessaire travail de mémoire, de deuil et de vérité historique pour prévenir sa reproduction. Il nous suffit de regarder au-delà de notre nombril pour s’en convaincre. Il n’est pas dans notre intérêt de travailler à rendre la paix vulnérable, fragile et réversible. Par contre, il est de notre responsabilité de bien informer sur les contours de la paix. La condition préalable à la paix est de mener des actions de décrispation, de façonner les mentalités pour les amener à de meilleures dispositions, de respecter les valeurs, le pacte social et politique que nous avons en partage et de dénoncer les entorses au code de la paix. Autrement dit, c’est décider d’avance de la paix, par notre comportement et notre discours social et politique. La paix, c’est aussi et de prime abord, des valeurs et des principes au service d’une volonté forte et persévérante. C’est la caractéristique principale de la paix au sens houphouétiste du terme. Le nombre n’emporte pas le choix et ne fait pas la différence en la matière, mais la profondeur et la pertinence des valeurs, des principes et des projets de société que nous adoptons, pour conduire notre destin collectif dans la paix et la stabilité.
Au 21ème siècle, dans la période de la transition démocratique de l’Afrique et de l’explosion des NTIC, il n’est plus possible que la Côte d’Ivoire soit dirigée par un monarque, voire un souverain, les membres de sa famille, son clan, son ethnie, ses alliés, ses amis, ses hommes et femmes de confiance ou ceux qui gravitent autour de lui, en chantant sa louange. Nous avons également besoin d’institutionnels en titre, dotés d’une réelle autonomie et d’un pouvoir conséquent. En tournant la page à cette pratique (BÉDIÉ, GBAGBO, OUATTARA) ou cette perspective (BÉDIÉ) appartenant à un autre âge, nous résolvons à la fois le problème de la concentration du pouvoir et la difficulté de l’exercice de l’autorité opérationnelle et administrative de l’État. Nous gagnerons au plan de la décentralisation des processus de décision, de la démocratisation de l’accès aux hautes fonctions de l’État sur la base de critères de compétence et d’honnêteté, de l’efficacité de l’Administration centrale, mais surtout de la construction de la paix.
En changeant la nature du pouvoir, l’enjeu n’est plus le même, car le partage du pouvoir absolu peut être source de conflit. La conquête du pouvoir obéit bien souvent a une soif de pouvoir et constitue un moyen d’enrichissement en Afrique. En dissuadant ce dernier, par une répression adéquate et en exigeant de la première des critères objectifs et qualitatifs, nous contribuons à pacifier la compétition démocratique. Nous sommes invités à trouver et définir un schéma d’ensemble de la paix, en tant que celle-ci est dépendante de plusieurs facteurs en constante interaction. Ce serait réaliser un progrès significatif dans notre marche vers l’épanouissement des citoyens et le bien être des populations dans un climat de paix et de sécurité.
Les intellectuels, intermédiaires entre la société savante, la société politique et le corps social, avec l’appui de la société civile, ont un rôle certain à jouer dans cette transition. Ils ne sauraient se contenter de tenir la chronique, de commenter les événements et de faire de la littérature. Lorsque la paix est menacée ou que les choses vont de travers, ils doivent s’armer de courage pour dénoncer, prévenir, proposer des théories, produire des essais sur des sujets d’importance, dont la paix, en tant que condition du développement économique, du progrès social et de la survie des États. La communauté nationale doit pouvoir coopérer à tous les échelons, à la préparation de la paix, à sa consolidation, parce qu’elle est embarquée sur le même navire, partage les mêmes conditions de vie et le même destin. Elle doit s’opposer aux vents contraires. Si le spectre du Président Houphouët-Boigny plane toujours sur la Côte d’Ivoire, c’est parce que celle -ci est malade. En se détachant du vieux système du parti unique, elle n’a pas encore réussi, à inventer un nouveau système politique qui lui garantisse paix, cohésion et stabilité, comme fut auréolée sa gouvernance de ces particularités remarquables. Son étoffe personnelle, est que sa vie entière, publique et privée, était régie, non pas au profit de son propre bénéfice, mais de celui de sa communauté, nucléaire et élargie (famille, plantation, village, ethnie, parti, État, Nation). L’on peut constater, qu’il a été de ce point de vue, le serviteur du souverain : le peuple, son peuple. Ce sacerdoce d’une réalité nuancée quant à sa pleine application, constitue néanmoins un exemple à suivre par les politiques qui veulent atteindre une certaine dimension, tant au plan national qu’au niveau de l’histoire. Il est remarquable que ce profil corresponde à l’expression d’une vision, qui place la paix au centre de l’action politique. Dès lors, l’entreprise de la paix devient l’objectif le plus élevé de la politique.
La poursuite ininterrompue de la paix nécessite de la soutenir constamment par une politique globale d’inclusion, de bien-être, de progrès, de justice et de liberté. Il n’y a pas de dogme de la paix, mais une batterie d’actions coordonnées en vue de sa réalisation et de l’affermissement naturel de l’autorité de l’État, tout comme il n’y a ni droit de préemption, ni droit de succession en politique. Agir en obéissant à cet objectif supérieur ou cet impératif, nous éloigne assez radicalement de la conception traditionnelle de la politique « politicienne », car la paix est l’instrument majeur de la haute politique. On ne se permet pas de se lancer en politique, à plus forte raison à la conquête du pouvoir d’État, pour des motifs subalternes (vengeance, blessure personnelle, soif de pouvoir et d’honneur, enrichissement, opportunisme, problème existentiel, etc.), mais pour servir la paix et le progrès.