Chaque fois que sont évoqués les liens de Dramane Ouattara avec la rébellion qui attaqua la Côte d’Ivoire le 19 septembre 2002 et continue de l’endeuiller et de l’appauvrir, il se trouve des gens pour rétorquer que Ouattara, Gbagbo et Bédié sont tous coupables, c’est-à-dire qu’ils ont tous péché et qu’on ne devrait jeter la pierre à une seule personne. Ce « tous sont coupables » est-il défendable ? Ma réponse est « non » et je m’emploierai à démontrer pourquoi le « tous sont coupables » est irrecevable. Voici comment je vois les choses : si, en voulant défendre la patrie attaquée, nos soldats ont commis des crimes, on est fondé à invoquer, non pas la culpabilité, mais la responsabilité de Laurent Gbagbo car il était le chef des armées. Et cela, Gbagbo lui-même ne l’a jamais nié. Pour le peu que je sais de lui, Gbagbo n’est pas homme à fuir ses responsabilités ou à ne pas assumer ses actes, contrairement à l’autre. Mieux encore, il a reconnu avoir commis des erreurs dans la conduite des affaires publiques et dans la gestion de la guerre qui lui fut imposée. Si mes souvenirs sont bons, il a admis, par exemple, qu’il aurait dû exiger le désarmement des rebelles avant l’élection. Même, en tant que « patron » des armées, on peut lui trouver, ainsi qu’aux militaires et gendarmes, des circonstances atténuantes car, dans une République, seul l’État a le droit de recourir à la violence, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières. C’est ce que Max Weber appelle « la violence légitime » (M. Weber, « Le Savant et le politique », Paris, Plon, coll. 10/18, p. 124). Dans un État, des individus ou des groupes d’individus peuvent faire usage de la violence mais cette violence est illégitime. Pour Weber, seul l’État détient le monopole de l’usage légitime de la force physique. « Cela fait partie de ses prérogatives légales », ajoute-t-il. Et, lorsque l’État autorise les individus à user de la violence (cas de la légitime défense), ces individus tiennent cette légitimité de l’État. C’est comme si l’Etat leur déléguait une partie de ses prérogatives. Pour Gbagbo et nos soldats, utiliser la force pour protéger les Ivoiriens était non seulement un droit mais un devoir. Ce n’est donc pas eux mais les Soro, Ouattara et leurs com-zones qui devraient être derrière les barreaux.
Revenons à nos moutons : l’expression « Tous sont coupables » est-elle pertinente ? Hannah Arendt (1906-1975) a sévèrement critiqué cette notion de « culpabilité collective » qui relève, de son point de vue, d’une « confusion morale ». Pour la philosophe allemande d’origine juive, affirmer que tous sont coupables revient à dédouaner les véritables criminels, à ne pas reconnaître la responsabilité personnelle. Elle va plus loin en disant ceci : si tout le monde est coupable, personne ne l’est véritablement, on blanchit donc « ceux qui avaient réellement fait quelque chose » (« Responsabilité et jugement », Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 2009, p.60). En Côte d’Ivoire, il est faux et absurde de dire que tout le monde est coupable. Laurent Gbagbo, et tout le monde peut en témoigner, n’a jamais pris les armes pour attaquer l’État de Côte d’Ivoire, que ce soit sous Houphouët ou Bédié. On ne peut pas en dire autant de Dramane (qui a promis rendre le pays ingouvernable et envoyait 25 millions par mois aux rebelles installés au Burkina selon Koné Zakaria), ni de Bédié (qui aurait financé la rébellion de Dramane à hauteur de 4 milliards de F CFA, d’après Sidiki Konaté qui n’a pas encore été démenti par Bédié). Il est donc historiquement erroné, moralement malhonnête et injuste d’affirmer que Laurent Gbagbo est autant coupable que Bédié et Ouattara.
Je refuse aussi qu’on tienne tous les Ivoiriens responsables de ce qui nous est arrivé en 2002, puis en 2010-2011. Le paysan de Logoualé, le cordonnier de Mankono ou le petit mécanicien de Zikisso, qui ne pouvait scolariser ses enfants ou se soigner par manque d’argent, devrait-on l’accuser d’avoir participé à la mise en lambeaux de la Côte d’Ivoire ? Non ! Par conséquent, il faut arrêter de mettre tout le monde dans le même sac, ce qui, en réalité, est une manière de disculper les vrais coupables. Ceux qui ont mis et maintiennent notre pays dans cette situation sont connus de tous. Tôt ou tard, ils méritent d’être poursuivis et sanctionnés. Au tribunal international de Nuremberg, le procureur américain, Robert Jackson, commença son propos par cette remarque : « Il ne s’agit pas d’inculper tout le peuple allemand mais les seules personnes qui ont commis des crimes. »
Pour finir, je suis contre l’irénisme (l’idéologie de ceux qui veulent la paix à tout prix) qui pousse certains Ivoiriens à ne pas appeler les choses par leur nom ou à dire: « Comme tout le monde a fauté, il faut laisser tomber, il faut se pardonner et avancer. » Non, un pays ne peut avancer en faisant l’impasse sur la vérité et la justice.
Jean-Claude DJEREKE