J’avais dit dans ma première livraison,  qu’ « en l’absence de dispositions spéciales portant sur l’éligibilité dans la nouvelle Constitution, la règle est théorique. C’est le principe de la continuité de l’État qui s’applique » (1). En effet, lorsqu’une nouvelle Constitution entre en vigueur, certaines dispositions de l’ancienne Constitution subsistent. Elles continuent à produire des effets juridiques en attendant l’application de la nouvelle norme. Le meilleur  exemple dans le cas qui nous occupe est la validité du mandat présidentiel en cours, au moment de son entrée en vigueur. On ne se débarrasse jamais de manière totale, des sédiments de l’ancien ordre juridique; dont hérite le nouvel ordre qui lui succède.  Il n’y a pas de table rase intégrale du passé. Il existe un cordon ombilical, des passerelles, des amortisseurs et une forme de superposition dans le temps (généralement  sur un court période) dont les modalités sont organisées par la  norme transitoire  pour assurer le continuité de l’État sans bouleversement et sans friction. C’est la règle de la continuité de l’État.  Les dispositions transitoires ont pour vocation à remplir un double rôle : organiser la rupture entre l’ancienne norme et la nouvelle norme  et garantir la sécurité juridique. Dans le cas général  la norme ancienne bénéficie en quelque sorte d’un sursis à l’issue duquel elle disparaît de l’ordonnancement juridique au profit de la nouvelle norme qui n’a pas pu bénéficier des effets de l’application immédiate de celle-ci. On pourrait donc dire que les deux normes ne se heurtent pas et ne rentrent pas en confrontation, grâce au régime transitoire qui organise leur coexistence harmonieuse. Par analogie, on retrouve cette même logique de césure en matière pénale avec la notion de rétroactivité, qui s’oppose à la prétention du bénéfice d’une norme nouvelle, pour des faits qui sont antérieurs à son apparition. Son principe dérivé est la continuité législative, en ce qui concerne les lois. J’ai dit également qu’en droit, il y a le principe général et l’exception, et promis de traiter ce second volet de la question ultérieurement. C’est à cet exercice que nous allons nous prêtés dans cette deuxième partie, au plan intellectuel et citoyen, en précisant avec insistance, d’une part que c’est une question de spécialité pour laquelle nous n’avons pas compétence, d’autre part, que « nous ne sommes pas l’interprète de la Loi et ne sommes pas chargés de sa mise en œuvre » (1).

La question juste et rationnelle est : que dit exactement les textes ? Il ne s’agit ni d’opinion, ni de réaction, encore moins de sentiment et de souhait, mais de faits. Dès lors, notre problématique sera essentiellement concentrée sur le régime transitoire, qui régule l’entrée et la sortie des ordres dans la vigueur. Aussi,  toute défectuosité dans sa qualité (précision, clarté, fidélité, réalisme, encrage dans le contexte et dans le temps) ou omission de sa part, pourrait laisser perplexes les citoyens avec pour conséquence négative de conforter la méfiance à l’égard des institutions (Président de la République et Conseil  Constitutionnel). Le régime transitoire a pour fonction d’assurer en amont la résolution des conflits qui pourraient apparaître  dans le temps, du fait de l’existence de deux normes contradictoires, et de traduire fidèlement la volonté populaire qui s’est exprimée. Nous reviendrons sur ce dernier point qui  apparait comme prépondérant dans notre analyse. 

Nous avons pu constater que l’édiction d’une norme et son application effective sont deux moments distincts. A supposer par exemple, que la nouvelle constitution édictait une durée de 7 ans,, renouvelable une fois, pour le mandat présidentiel,  le mandat du Président Ouattara, étant né avant l’apparition de cette nouvelle norme, ne pourrait en prétendre au bénéfice. À l’inverse, si la nouvelle norme édictait que le mandat présidentiel avait une durée de 4 ans, cette limitation ne pourrait pas s’appliquer également au mandat du Président Ouattara en cours, parce que formé sous le régime de l’ancienne norme. Que constatons nous donc aujourd’hui ? Il n’existe aucun conflit entre la norme ancienne et la nouvelle norme. L’ancienne norme aura produit tous ses effets en 2020 dans la conformité avec ses propres termes (durée et renouvellement du mandat). Dès lors, elle disparaît de l’ordonnancement juridique pour céder la place à la norme nouvelle. Or, celle-ci n’édicte pas dans ses conditions d’éligibilité et d’inéligibilité,  ni que les personnes ayant bénéficiées précédemment de deux mandats, ne sont pas éligibles, ni qu’il est impossible pour une même personne d’assurer successivement sans discontinuité, plusieurs mandats au-delà de deux mandats.  Il n’y a donc aucun rapprochement direct entre les deux normes sous cet angle. Cependant qu’en est-il dans le régime transitoire ?

Il existe plusieurs théories pour résoudre les conflits qui peuvent surgir lorsque deux normes portant le même objet, entrent en compétition ou s’excluent mutuellement. Or, on n’est pas en face d’un conflit entre normes, ni  en face d’une rupture brutale des normes.  Dès lors, le régime transitoire n’a pas jugé utile d’organiser la succession des normes, considérant qu’il sortait du champ traditionnel de son rôle. Cependant, il peut lui être reproché d’avoir omis de le faire, car il aurait pu ou du préciser, c’est selon, par exemple, que compte tenu que le mandat présidentiel issu de l’ancienne norme a été renouvelé, dans des termes identiques à celles de la nouvelle norme, qui prévoient toutes les deux la même limitation, il sera considéré exceptionnellement que celui-ci ayant consommé le bénéfice des dispositions de l’ancienne norme, qu’il ne serait pas équitable et conforme à la volonté populaire,  qu’il puisse en bénéficier une seconde fois au titre de la nouvelle. Dès lors, la limitation prévue dans la nouvelle norme, s’applique à lui  dans les mêmes conditions que l’ancienne. Peu importe la formulation ou la terminologie utilisée, c’est la portée qui compte ici.

En l’absence de telles dispositions expresses, le Président Alassane Ouattara a, à priori, parfaitement raison, de déclarer que la nouvelle Constitution l’autorise à se présenter à un nouveau mandat, dans le sens qu’elle ne s’oppose pas à une nouvelle candidature de sa part. Cette approche de la question est soutenue par la théorie selon laquelle la norme la plus récente abroge la plus ancienne. Dès lors, il n’y a plus renouvellement de mandat, mais nouveau mandat.

En réalité, les choses ne sont pas aussi simples. Était-ce la traduction fidèle de la volonté populaire qui s’est exprimée  lors du Référendum ? À priori oui, puisque la nouvelle Constitution a été soumise à la Nation exactement en ces termes pour son approbation. Dès lors, la nouvelle Constitution est réputée être le reflet fidèle de la volonté du peuple. Ce qui implique tacitement la volonté que le Président sortant puisse se présenter à nouveau au titre de la nouvelle Constitution. Alors où est le problème ?  Si le conflit n’est pas de nature juridique et à quoi tient il ? Le consentement du peuple n’était pas suffisamment éclairé et il ne lui a  pas été donné le temps matériel de s’imprégner suffisamment du texte Constitutionnel. Le débat sur son contenu n’a pas eu lieu (celui-ci a plutôt porté sur son opportunité et ses modalités d’élaboration), et sa diffusion préalable a été très faible.  De ce constat peut légitiment se déduire à postériori, une manœuvre politicienne que je me suis personnellement refusé à concevoir dès le départ, bien que j’ai alerté sur ce risque en son temps.

La société Ivoirienne évolue. Ses exigences sont de plus en plus fortes. Il n’est ni dans l’intérêt des gouvernants qu’un discrédit général frappe les institutions, ni dans celui des gouvernés que l’insécurité gouverne les rapports juridiques. Il n’est pas bon non plus que la Constitution soit toujours au cœur des crises en Côte d’Ivoire (insuffisance de clarté, subsistance de conflit entre les normes, pièges et volonté politique d’instrumentalisation). En conséquence, la Constitution et les lois qui en découlent pour en assurer l’expression, doivent avoir pour vocation première d’enregistrer et de traduire la volonté nationale, en l’encadrant et en la codifiant fidèlement, pour éviter de renforcer le fossé entre la société politique et le peuple ou  de creuser davantage le décalage entre la mentalité ou l’opinion majoritaire de la société et les lois qui la gouvernent. Pareille situation ne peut que déboucher sur des tensions sociales et politiques que le droit ne sera plus en mesure de résorber, en raison des inadéquations précitées. Mais alors pourquoi présumer de la volonté populaire ? Comment la mesurer et l’exprimer, sinon en lui donnant à nouveau  la parole  en 2020, pour lui permettre de préciser sa volonté dans l’urne.  Si  le peuple ivoirien dans sa majorité veut du Président Ouattara il votera pour lui, s’il n’en veut plus, il ne votera pas pour lui. Le suffrage universel étant la seule source du pouvoir, et non le Droit. Mais est-il sage et avisé pour lui de se représenter  (déclarations antérieures, limite naturelle d’âge, préparation de la relève, méprise populaire sur le sens des subtilités de la nouvelle Constitution, rapport de force démocratique, paix  sociale) ?

CONCLUSION

Notre Constitution est très originale (d’autres la qualifient d’atypique) parce que sa norme transitoire encourt le danger d’une netteté insuffisante. Nous avons pu le constater lors des sénatoriales (absence de mesures dérogatoires pour coller avec la logique interne du texte), et nous la prévoyons d’ores et déjà, pour les prochaines présidentielles au regard du présent débat qui risque de se réduire à une opposition à la norme. Si on devait l’appliquer intégralement, donc avec une candidature du Président sortant, le passage des Institutions de 2000 à celles de 2016 comportera un hiatus et suscitera une vive tension dans le pays, alors qu’il est censé être un régulateur de tension.  La notion de République est une fiction. Une construction. En réalité il y a des règles qui régissent la Gouvernance de l’État. Celles-ci sont variables dans le temps. En fonction de l’amplitude de cette variation on aboutit à la Notion de République. L’enjeu ici, était pour les rédacteurs de la Constitution de déconstruire cette fiction, pour trouver le fil conducteur qui pouvait nous ramener à la permanence de la volonté populaire en faveur d’une limitation à deux mandats, et non à la possibilité d’un cumul des renouvellements de mandats. Celui de l’ancien ordre s’additionnant à celui du nouvel ordre. Ici l’exception est que les dispositions spéciales du régime transitoire ne sont pas venues  au soutien du principe général exposé en première partie de mon article sur le sujet, comme elles auraient dues le faire. De plus son caractère composite accroit les perplexités quant à l’équilibre des pouvoirs.

Cependant, je réaffirme que ce débat est prématuré car nous ne sommes pas dans la formulation d’une intention, mais d’une possibilité. L’évocation de cette possibilité, mise en réserve, est un moyen de pression sur la société politique pour faire aboutir la principale revendication du Président Alassane Ouattara pour sa succession,  dans l’intérêt supérieur de la Côte d’Ivoire. Celle du meilleur profil pour la charge présidentielle, celle du meilleur choix pour poursuivre et préserver son œuvre. Nous devons donc recevoir sa déclaration à Jeune Afrique comme un avertissement. A défaut, de l’entendre il pourrait lui-même descendre dans l’arène, réservée aux poulains, aux dauphins, à l’opposition et autres candidats, sans avoir réellement l’intention d’assumer ce hypothétique troisième mandat (ressources physiques) dans l’ordre chronologique, qu’il laisserait achever, quelque temps après son éventuelle élection, par le vice-président qu’il se sera choisi comme colistier, donc qu’il aura lui-même choisi, comme Président de la République pour sa succession. Voici le scénario de la menace qu’il adresse de manière subliminale à la société politique. Ce moyen détourné pour arriver à ses fins, aussi nobles et élevées qu’elles puissent être ou paraître, est-il véritablement démocratique, nonobstant la compétition électorale à laquelle il participerait, sous réserve de l’obstacle du droit (selon que le Conseil Constitutionnel jugera de la recevabilité de sa candidature) ? La République n’est pas une propriété privée, ne vaut-il pas mieux réussir à convaincre le peuple et ses partenaires politiques de la justesse de sa vision et de son combat. Son devoir n’est-il pas de préparer une transition transparente, apaisée, inclusive et équitable. Cette déclaration peut avoir également de multiples objectifs (tâter le terrain, faire sortir les loups du bois, position de négociation, etc.). Donc, il est urgent d’attendre et d’observer.

Pierre Soumarey Aly

Auditeur, Ecrivain et Essayiste

(1) Livraison du 4 Juin 2018 (Afrikiss, Le Banco, Connectionivoirienne)